Les Gens de bureau

Chapitre 37

 

Le bureau des Duplicatas, où Caldas était désormais condamné àpasser ses journées, ressemble fort à l’étude d’un lycée. C’est unegrande salle tapissée de cartons, meublée de quelques vieilleschaises dépaillées et de tables malpropres.

Les deux fenêtres donnent sur une cour qui n’est pas moins largequ’un puits ; on y verrait cependant assez clair en plein midisans l’épaisse couche de poussière gluante collée aux vitres.

De même que dans une voiture, l’hiver, le voyageur, pourregarder une jambe qui passe ou voir l’heure d’une horlogepublique, essuie par endroits sur les glaces la vapeur de larespiration, de même les employés du bureau des Duplicatas, pourobserver ce qui se passe dans la galerie voisine, pratiquent desjudas dans la crasse opaque qui recouvre la vitre, avec le bout deleurs doigts légèrement humecté de salive.

Ah ! la poussière ! comme la cendre du Vésuve qui aenseveli Pompéi, elle couvre de son linceul morne cette nécropolebureaucratique, et l’araignée file le crêpe de ce deuil.

D’où vient-elle, cette poussière ?

Les balais des garçons de bureaux sont impuissants à lacombattre ; quant au plumeau mis à leur disposition, comme illeur faudrait lever les bras, ils ne s’en sont jamais servis.

Chaque matin les employés apportent à leurs souliers unéchantillon de toutes les boues de Paris : il y a la boue noire etfétide de la rue du Four-Saint-Germain, cette boue dont M. Bertrontire de l’huile d’olive, et la boue crayeuse de Montmartre ;il y a la boue rouge de la rue de Rivoli et la boue verte duPère-Lachaise.

À la chaleur du poêle toutes ces ordures sèchent et s’émiettenten pulvérin impalpable ; l’atmosphère s’alourditd’évaporations malsaines, de miasmes délétères. Le vent, quand onouvre la porte avec violence, soulève des tourbillons comme lesimoun dans le désert.

La caserne empeste le cuir, le crottin et le tabac ; lasacristie a l’odeur affadissante de la cire et des ciergeséteints ; la gargote empoisonne le graillon, la viande et levin ; l’air nauséabond de l’hôpital soulève l’estomac : ehbien ! les bureaux du ministère de l’Équilibre ont aussi leurodeur sui generis, odeur indescriptible et indéfinissable,où se mêlent et se confondent les plus horribles exhalaisons, l’eauqui cuit sur le poêle, la souris crevée entre deux dossiers, lesdébris en putréfaction des repas quotidiens oubliés dans lescoins ; l’haleine fétide, la sueur des habits qu’on change, lecuir des souliers qui rissolent près du feu, enfin les effluves detoutes les misères, de toutes les corruptions et de toutes lesinfirmités des gens qui y vivent. Aux vapeurs de cet odieux alambics’ajoute la fumée des lampes qu’on allume en plein jour, et l’onest surpris de voir une lumière brûler dans un pareil milieu.

L’étranger qui entre dans le bureau est saisi à la gorge ;il est frappé de vertige et chancelle comme le visiteur dans lagrotte du Chien ; il suffoque et demande de l’air commel’asphyxié. Mais qu’il se garde bien d’ouvrir la fenêtre ; lesemployés furieux la lui feraient refermer : une bouffée de briseles enrhume, et ils ne peuvent plus respirer dès qu’il y a del’air.

Telle est la pièce où travaillait Romain ; on en comptequelques-unes de ce genre dans l’Administration. Cela tient aunombre trop grand d’employés qu’on y entasse pour les avoir toussous la main. Ils étaient là dix qui noircissaient du papier, sanscompter le commis principal installé à une table plus élevée, commeun pion de collège.

Cette cohabitation forcée rend l’existence épouvantable ;il en résulte des rapports dignes du Petit-Bicêtre.

Aussi Caldas dut renoncer à faire quoi que ce soit, il imita sescollègues. Impossible de travailler au milieu du bruit. Si parhasard l’un d’eux voulait se mettre à la besogne, les neuf autrescommençaient une scie, et à force de tapage lui faisaient viteposer la plume.

Pour tuer le temps, Romain se résigna à observer ses collègues,comme un naturaliste observe à la loupe des helminthes. Lacollection était variée.

Le plus ennuyeux de tous était un jeune commis répondant au nomde Gobin. Celui-là faisait le désespoir de Caldas, qui ne pouvaitouvrir son pupitre ou remuer une feuille de papier sans l’avoir surson dos.

 

Gobin est l’EMPLOYÉ CURIEUX.

Cet employé est informé de tout ce qui se passe dans leministère et même ailleurs. Il doit avoir à ses ordres une policesecrète. Dans son pupitre est un état fort exact du personnel. Il ysuit pas à pas les promotions de tout l’Équilibre. En marge del’état sont des notes à l’encre rouge, tout ce qu’il a appris surle compte de Pierre ou de Paul.

On peut l’interroger avec plus de certitude que M. Le Campion,il se fait un plaisir de répondre.

Il sait les noms et prénoms de tous ses collègues, leur âge, lelieu de leur naissance, la date de leur entrée dansl’Administration. Il possède aussi leur biographie.

Il recueille les détails intimes. Il connaît le chiffre defortune de celui-ci, le nombre des enfants de cet autre, iln’ignore pas le nom du protecteur de ce troisième. Il peut vousrenseigner sur les amours de son sous-chef et vous conter lesanecdotes scandaleuses qui circulent sur les femmes de deux outrois commis principaux.

Ce Gobin est l’homme le plus affairé de l’Équilibre.

Le matin il pratique des visites domiciliaires dans les pupitresdes camarades en retard. Pendant le déjeuner il fait sa tournéedans toute la maison.

Les garçons de bureau sont ses amis ; il écoute aux portes,fait bâiller les lettres et ramasse soigneusement tous les petitsmorceaux de papier perdus.

Cet homme dangereux compte pour avancer sur les petits mystèresqu’il a su surprendre. On le redoute. C’est le chiffonnier dessecrets.

 

Un chiffonnier dans un autre genre est l’EMPLOYÉCOLLECTIONNEUR.

Les lauriers de MM. Dusommerard et Sauvageot ont troublé lesidées de ce brave homme.

Il a entendu dire qu’une collection d’objets, de quelque naturequ’ils soient, peut acquérir une grande valeur ; depuis lorsil collectionne.

Il s’est condamné à recueillir les flacons, les fioles et lespots de pommade.

Ce bureaucrate inoffensif arrive tous les matins harassé auministère ; il a fouillé avant de venir les boutiques desinnombrables Auvergnats adonnés au commerce des détritus de Paris.Il dort la moitié du jour, rêvant de pots et de fioleschimériques.

Il est décidé, lorsque sa collection atteindra le numéro d’ordre50, 000, à en faire présent à l’État ; il espère en obtenir enretour un magnifique local au Louvre, vingt mille francsd’appointements, et le titre de Directeur du musée des Pots depommade.

 

L’EMPLOYÉ QUI FRÉQUENTE LES THÉATRES est un être tout à faitassommant. Sa conversation est un habit d’arlequin cousu des piècesqu’il a vu jouer ; il a la spécialité des imitations, commeBrasseur.

Jadis le gnouf-gnouf de Grassot l’avait enthousiasmé, il a dit «mon dieur-je ! » comme Lassagne, et « mordious ! » commeM. Mélingue.

Aujourd’hui il se mouche comme Paulin Ménier dans la Filledu Paysan, il éternue comme Got dans les Effrontés,il remue les jambes comme Dupuis dans la Grande Duchesse,et les bras comme Raynard dans les Chevaliers duPince-nez.

Une seule fois dans sa vie il a su citer à propos, et du Scribeencore ! C’est l’an dernier, lorsqu’on lui a refusé del’avancement.

– Sapristi ! j’y avais pourtant droit. Voilà cinq ans queje le demande !

 

L’EMPLOYÉ MALADE est d’un voisinage plus désagréable encore. Sonpupitre est une pharmacie, et il apporte, dit-on, dans unebouteille certain médicament cher aux malades de Molière.

Comme il est réellement valétudinaire, il passe pour uncarottier.

 

L’EMPLOYÉ TIMIDE est au moins réjouissant. Celui-là a peur detout, et il ne met pas une virgule sans se demander sérieusement sielle ne doit pas nuire à son avenir administratif. C’est sans doutedans la crainte de se compromettre qu’il ne fait absolumentrien.

 

L’EMPLOYÉ FORT DE SES DROITS est l’avocat consultant dubureau ; il donne des conseils aux collègues et voudraitqu’une chambre syndicale de commis contrebalançât le pouvoir absoludu ministre.

On lui reprochait un jour de voler l’Administration en netravaillant pas :

– On me paye, je donne mon temps, répondit-il fièrement, on n’arien à exiger de plus.

 

L’EMPLOYÉ QUI REÇOIT MAL LE PUBLIC est pénétré de sonimportance. Il traite les administrés du haut de son pupitre. C’estdans le bureau de cet employé qu’un jour entra le ministrelui-même ; il ne le connaissait pas, le reçut très mal, etfinit par l’envoyer promener. Le soir même ce bureaucrate incongruétait congédié. Malheureusement on l’a remplacé depuis, et il y alongtemps que le ministre ne s’est promené incognito.

 

L’EMPLOYÉ ANCIEN SOUS-OFFICIER tient sa canne comme un sabre etse coiffe le chapeau sur l’oreille ; ne dit pas : « je vaisdéjeuner, » mais « je vais manger la soupe, » appelle l’heure de lasortie « la retraite » et le ministère « la caserne ; » écritsupérieurement la bâtarde et débauche les autres sous prétexted’aller boire la goutte.

C’est du reste ce qu’on appelle un bon garçon. Et voici unfeuillet arraché au livre de sa dépense mensuelle :

 

JANVIER 1862.

Chambre 9fr. 50c.

Cordonnier et tailleur 14fr. 00c.

Blanchissage 1fr. 15c.

Pension 85fr. 00c.

Tabac 20fr. 00c.

Absinthe, petits verres et autres 70fr. 35c.

Total égal 150fr. 00c.[3]

 

L’EMPLOYÉ QUI A DÉPASSÉ LA LIMITE D’AGE passe sa vie à luttercontre son extrait de naissance.

L’administration, qui n’est pas encore entrée dans les idées deM. Flourens, met à la retraite les employés qui ont plus desoixante-douze ans.

Le bureaucrate qui a franchi cette limite cherchecontinuellement à réparer des ans l’irréparable outrage ; ilaffecte, pour faire croire à sa jeunesse, les airs d’un jouvenceauétourdi.

Il n’est sorte de ruses qu’il ne déploie.

Il y a deux ans, il s’est avisé d’annoncer par une lettreimprimée qu’il épousait une demoiselle de dix-sept ans. L’inventionde ce mariage imaginaire eut un bon résultat, chacun se dit : « Ahça, mais il n’est donc pas si vieux ! »

Cette année-ci il a fait part à toute l’Administration de lanaissance d’un fils aussi fantastique que son mariage, et tout lemonde de s’écrier :

« Voyez-vous, le gaillard ! »

Il a un fils, en effet ; mais ce rejeton, commis principalà l’Équilibre, a quarante-cinq ans.

Quelqu’un disait à ce fils :

– Votre père rajeunit donc tous les ans d’une année ?

– Ne m’en parlez pas, répondit-il ; si cela continue, jeserai bientôt plus vieux que lui.

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