Les Gens de bureau

Chapitre 39

 

Le Zèle, comédie en quatre actes, en prose, par MM.Saint-Adolphe et Romain Caldas, allait être terminé et présenté àM. de Chilly.

M. Deslauriers, qui n’est pas un collaborateur pour rire, avaitvigoureusement pioché. Il avait bel et bien mis pour sa part deuxmots plaisants qui n’étaient pas drôles du tout. De plus il avaitrecopié de sa plus belle écriture les deux premiers actes.

Il achevait la copie du troisième un matin, lorsque Caldasentra.

– Cher Saint-Adolphe, dit le jeune homme, nous n’en, finironsjamais, si vous me laissez dans le bureau où je suis. Il fautabsolument me mettre ailleurs.

– Ah ! si je pouvais te faire travailler dans mon proprebureau, dit tristement Saint-Adolphe, je voudrais faire concurrenceà Sardou et devenir le marquis de Carabas du boulevard.Malheureusement c’est impossible.

– Pourquoi ? demanda Romain.

– Parce que ce n’est pas l’usage, et que l’usage est le tyran del’Équilibre. Ah ! tu ne connais pas nos bureaucrates, monami ! l’usage les guide comme le caniche guide l’aveugle, etils vont en aveugles, en effet. L’usage pour eux, c’est letransparent qu’on donne aux enfants qui s’exercent à écrire. Laroutine est leur foi, ils ont pour l’innovation l’horreurqu’éprouve pour l’eau la bête enragée. Avant de faire la moindrebroutille, l’employé se gratte la tête. Vous croyez qu’ilréfléchit ? non ; il se demande : « – Cela s’est-il déjàfait ? »

Cela s’est-il fait ? voilà le grand mot.

Vous venez proposer quelque chose de grand, de beau, d’utile,d’indispensable, on vous demande d’abord : « – Cela s’est-ilfait ? – Non. – Alors, serviteur. » Vous insistez, vousprouvez qu’il fait jour à midi au mois de juin. À quoi bon ?Cela ne s’est jamais fait. Aussi, chaque année, dans les mêmescirconstances, on voit se reproduire les mêmes boulettes. Celas’est fait, cela se fera. Tout est gravé, stéréotypé, cliché. Vousavez, vous, une lettre de dix lignes à écrire, vous prenez laplume ; votre sous-chef arrive :

« – Malheureux, que faites-vous ? dit-il, il y a unprécédent.

« – À quoi bon ? répondez-vous, la chose est simple commebonjour, j’aurai fini dans cinq minutes.

« – Ce n’est pas ainsi qu’on procède, réplique le sous-chef, ily a un précédent, il faut le trouver. »

On cherche, on fait fouiller vingt bureaux, quatre centscartons, on remue des dunes de poussière, on dérange cinquanteemployés et on ne trouve rien.

– Et que fait-on alors ? demanda Caldas.

– On en revient à votre première idée. La lettre est écrite encinq minutes ; on a perdu trois jours, mais on a sauvegardé LATRADITION ADMINISTRATIVE.

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