Les Gens de bureau

Chapitre 21

 

Cassegrain, l’homme qui envoie des projets à Son Excellence,n’avait pas ouvert la bouche pendant la visite de Caldas aucalligraphe.

Tous les penseurs sont silencieux.

Romain sorti, il prit des informations sur ce jeune homme. Ellesfurent brillantes ; on lui apprit qu’il était protégé par unpersonnage influent, qu’il était de première force au billard,qu’il recevait des mandats rouges de sa famille, enfin qu’il étaitun des hommes d’État du Bilboquet.

– Un journaliste, pensa-t-il, c’est mon affaire ! Je luiferai part de mes plans, et, puisque le ministre n’en tient pascompte, j’en appellerai au tribunal de l’opinion publique.

En conséquence, lorsque Caldas vint demander à Coquillet unepremière leçon d’écriture, Cassegrain l’accapara.

– J’aurais à vous parler, lui dit-il ; j’ai là (il montraitd’épais cahiers de papier) de quoi changer la face de laFrance ; c’est l’œuvre de ma vie, le résultat de trente annéesde méditations. Je vous dirai tout, vous imprimerez ces mémoires,si vous voulez : et même si vous l’exigez, je vous en abandonneraitoute la gloire et tout le profit. Je ne veux, moi, que le bonheurde ma patrie.

– De quoi s’agit-il ? demanda Caldas intrigué par cedébut.

– Je vais vous livrer mon secret. Nous sommes seuls, carCoquillet ne compte pas. Nous avons du temps devant nous, je puisparler. Mais avant, dites-moi, aimez-vousl’administration ?

– Certainement, répondit diplomatiquement Romain, puisque j’ysuis entré.

– Ce n’est pas une raison, mais peu importe. Vous avez pris leparti le plus sage. Il n’y a qu’une carrière dans notre pays,l’administration. On dit que le Français est léger, rieur,badin ; c’est faux. Le Français est employé. L’administrationmène à tout. Elle vous fera faire un beau mariage ou vous donnerala rédaction en chef d’un grand journal. Soyez fier d’être employé,vous êtes un des deux cent mille souverains de la France. Il peut yavoir une royauté, une république ou un empire ; en réalitéc’est le bureau qui règne.

– Il a lu M. de Cormenin, pensa Caldas.

– Maintenant, continua Cassegrain, reste à savoir pourquoi lesadministrations qui gouvernent semblent inférieures à l’armée quinous obéit en définitive. Vous ne vous en doutez pas, vous êtestrop jeune. Eh bien, je vais vous le dire. Tout gît dansl’uniforme. Il nous faut un uniforme.

– Oh ! fit Caldas, qui se voyait par la pensée revêtu del’habit vert des académiciens ou du pantalon gris-souris des eauxet forêts.

– Je dis qu’il nous faut l’uniforme, et je le prouve, repritCassegrain, sans tenir compte de l’interruption. Qu’est-ce qu’unemployé ? Un soldat, mais un soldat incomplet, puisque rien nele distingue du bourgeois. Complétez-le. Donnez-lui un képi, unbonnet à poil, un casque, quelque chose enfin, et vous doublez savaleur et son importance. Tenez, moi qui vous parle, j’ai proposépour le ministère de l’Équilibre un costume qui nous mettrait aupremier rang : pantalon de casimir vert-clair, tunique bleu-de-roiavec revers jaunes, passepoils amarante et broderies d’argentfigurant des plumes entre-croisées ; l’épée d’acier et leclaque à plumes blanches : qu’en dites-vous ?

– Je dis que ce serait fort pittoresque.

– Vous avez trouvé le mot, dit l’innovateur enchanté ; maisce n’est pas tout. J’ai là le plan d’un projet grandiose quiassimile chaque ministère à un corps d’armée. Qu’est-ce que leministre ? un maréchal de France commandant plusieursdivisions. Laissez-lui donc son titre alors. Partant de ceprincipe, l’expéditionnaire est un simple soldat, soldatadministratif, le commis un caporal, le commis principal unsergent, le sous-chef un lieutenant (sous-chef, lieutenant, cesdeux mots veulent dire la même chose) ; un chef de bureau estun capitaine, toujours administratif (capitaine, chef, mêmeétymologie, caput, tête).

– Vous m’intéressez prodigieusement, dit Caldas.

– Je vois dans vos yeux que vous allez imprimer tout cela,continua Cassegrain ; mais attendez la fin. J’ai là de quoienchaîner à tout jamais l’hydre des révolutions. J’ai résolu d’unseul coup le problème jusqu’alors insoluble de l’ordre social. Etc’est simple ! simple comme l’œuf cassé de Colomb. Faitesporter à chaque Français l’uniforme de sa profession, enrôlez lescitoyens, donnez une bannière à chaque corps d’état ; vousaurez ainsi le régiment des Boulangers et celui des Couvreurs, lerégiment des Cordonniers, des Médecins, des Marchands denouveautés, des Apothicaires et des Journalistes.

– Oh ! oh ! fit Romain.

– J’ai rêvé plus encore. À chaque Français je donne un numéromatricule qui devient son nom de famille et simplifie la tenue desregistres de l’état civil : on ne sera plus M. Caldas ou M.Cassegrain ; appellations qui, soit dit en passant,n’éveillent que des idées triviales ; on sera monsieur troismille sept cent quarante, ou monsieur cent mille centsoixante-treize. C’est là, Monsieur, une des inévitablesconséquences de notre immortelle révolution de 89 ; c’estl’égalité devant le chiffre.

– Allons donc ! dit Caldas, celui qui n’a que vingt sous nesera jamais l’égal de celui qui a cinq francs.

– J’ai prévu l’objection, car je mets à la tête de cette Francenouvelle une administration universelle qui perçoit les revenus dela terre, de l’industrie et du travail, et qui donne à chacun tantpar mois.

– Décidément, pensa Caldas, il n’a pas lu M. de Cormenin.

Et, sous un prétexte quelconque, il s’enfuit au plus vite enmurmurant :

– Est-ce que je ne suis pas dans une maison de fous ?

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