Les Gens de bureau

Chapitre 24

 

Dans le bureau voisin, séparé de celui du Sommier par une simplecloison, Caldas, du matin au soir, entendait un bruit discordant dequerelles.

Les récriminations et les gros mots éclataient tout d’un coupcomme des bombes et réveillaient les échos somnolents de lagalerie. La détonation des poings violemment frappés sur la tablefaisait tressaillir M. Rafflard ; puis c’étaient des bruits deporte ouverte avec violence, de fenêtre refermée avec fureur.

Caldas alla aux informations, et son enquête lui révéla encoreune des petites misères de la vie administrative.

Ce bureau tapageur est celui de la Vérification.

Dans cette pièce sont rivés côte à côte deux hommes aussidifférents de caractère, d’humeur et d’esprit que detempérament ; chien et chat, si vous voulez.

Naturellement ils en sont venus à se haïr de cette haine férocedes forçats compagnons de chaîne dont le caractère ne sympathisepas.

L’un tuera l’autre, soyez-en sûrs, si on ne les sépare, – et onne les séparera point.

Le premier de ces employés est lymphatique ; le second estsanguin.

L’un est habituellement froid, maussade, compassé ; l’autreest gai, vif, remuant ; tous deux ont l’humeur inégale, maisen sens contraire. Quand l’un est bien disposé, l’autre est dansses mauvais quarts d’heure, et réciproquement.

La température de la pièce est le motif habituel desquerelles.

L’employé lymphatique arrive d’ordinaire le premier, toutemmitouflé, avec un triple étage de pardessus, un châle long pourcache-nez, un plaid sur la poitrine, des bottes fourrées et desgants de peau de lapin.

Il a froid.

Il ajoute une bûche ou deux au feu déjà allumé par le garçon ets’installe devant la cheminée. De temps à autre il se lève pouraller consulter un petit thermomètre placé derrière sonbureau ; il ne commence à être un peu à son aise que quand latempérature dépasse vingt-cinq degrés.

Entre l’employé sanguin, sans cache-nez.

Il a chaud.

– On étouffe ici, s’écrie-t-il dès la porte, et il marche droitvers la fenêtre qu’il ouvre à deux battants.

– Ah ça ! vous êtes fou ! dit le lymphatique, il y asept degrés au-dessous de zéro.

– Allons donc ! réplique le sanguin, il dégèle, voyezplutôt…

Et il montre son thermomètre ; car il en a un, lui aussi,mais placé en dehors de la fenêtre.

– Il dégèle ! ça vous plaît à dire ; mais moi, jemeurs de froid.

– Parbleu ! vous n’êtes pas un homme, vous êtes unver-à-soie !

– Et vous un ours blanc !

– C’est du lait d’amandes douces que vous avez dans lesveines !

– Et vous, avec votre face rouge, on dirait toujours que vousavez bu !

– Monsieur Gillet !

– Eh bien, monsieur Lambrequin ?

La querelle s’envenime, et le lymphatique Gillet s’élance versla fenêtre.

– Je vous déclare, s’écrie-t-il, que je veux la fermer.

– Et moi, je vous affirme qu’elle restera ouverte.

Le pauvre Gillet, qui n’est pas le plus fort, retournetristement à la cheminée qu’il emplit de bois à incendier leministère.

– C’est dégoûtant, ma parole d’honneur ! murmure-t-il,c’est à donner sa démission.

Et il réendosse successivement tous ses pardessus, tandis queLambrequin, qui se met en bras de chemise, lui dit d’un tongoguenard :

– Dites donc, si vous voulez ma redingote ?…

Gillet prend sa revanche à chaque fois que sort Lambrequin quine peut pas tenir en place.

Il ferme tout hermétiquement, et comme le bois est à discrétion,il a vite rétabli une température de serre-chaude.

L’instant d’après, au retour de Lambrequin, la serre-chauderedevient une glacière.

Qu’on s’étonne après cela du coryza chronique de l’employéGillet !

À ces brusques variations de température un thermomètre nerésiste pas.

L’instrument de Gillet, qui oscille perpétuellement entre leclimat de la Sibérie et celui du Sénégal, a besoin d’être renouvelétoutes les six semaines.

– Mais pourquoi ne change-t-on pas de pièce l’un de ces deuxmalheureux ? demanda Romain.

– On s’en garderait bien ! lui fut-il répondu ; ladevise de l’administration est celle de Louis XI : Diviser pourrégner.

Grâce à cette politique habile, on brûle dans ce bureau, bon anmal an, quinze voies de bois.

Il y fait un froid de loup.

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