Les Gens de bureau

Chapitre 25

 

Les armées en marche ont de tout temps été suivies par desbandes nomades de marchands. Ces petits industriels trouvent moyende vivre et de prospérer de la paye du soldat, si minime qu’ellesoit.

Sous le feu des canons russes de Sébastopol, ces bohêmes dunégoce avaient bâti toute une ville de planches et de toilecirée ; ils étaient à Magenta et à Solférino ; ils ontsuivi nos soldats jusqu’au Mexique.

Eh bien ! le ministère de l’Équilibre, comme tous lesministères, a aussi ses fournisseurs ambulants, et la race bénie deJacob a le privilège exclusif de cette industrie.

L’administration, certes, n’est point chiche d’articles debureau ; elle en donne à bouche que veux-tu. Cependant ilvient tous les jours au ministère des marchands de plumes et decrayons qui font des affaires d’or.

Il est vrai que ces marchands sont des marchandes.

Caldas fut très surpris lorsque pour la première fois il vit unejeune et jolie petite juive entrer dans le bureau de Sommier, àl’heure où le public n’entre pas.

Elle était connue des employés, qui accueillirent avec une bonnehumeur galante cette distraction en jupons.

Les grivoiseries de Gérondeau l’effarouchèrent peu, mais ellelui vendit beaucoup de menus bibelots, et le riche expéditionnairepaya une quinzaine de francs au moins le délicat plaisir de débiterde triviales gaudrioles à cette petite vertu.

Nourrisson, qui n’acheta qu’un pain de savon et un pot depommade, s’avisa d’être aussi hardi que son gros compagnon, mais ilfut remis vertement à sa place.

Basquin, qui tenait à dire son mot, en fut quitte pour unedouzaine de plumes à trois becs (l’administration n’en donnepas).

Caldas lui-même, en voyant les beaux cheveux de cettedemoiselle, s’aperçut qu’il avait besoin d’une brosse à ongles.

Seul, M. Rafflard n’acheta rien, et lorsque l’israélite futsortie, il ne craignit point de dire vertement son opinion surcette espèce de négociantes auxquelles l’administration devraitbien fermer la porte.

– Car il me paraît évident, continua-t-il, que le commerce n’estpour elles qu’un prétexte, et que ce n’est point seulement pourleurs crayons qu’elles cherchent un acheteur.

– Il faut faire aller le commerce, dit Gérondeau.

– Au dehors, tant que vous voudrez, reprit le commisprincipal ; mais dans les bureaux je dis, moi, qu’ellesdétournent les employés de leur travail, quand elles ne lesdébauchent pas. Et enfin, qui vous dit qu’elles ne viennent pointici pour surprendre les secrets de notre administration ?

– Supposeriez-vous, demanda Romain, que ces juives sont payéespar les journaux belges ?

M. Rafflard fit un geste de mauvaise humeur, et Nourrissonexpliqua à Romain que les dispositions peu favorables du commisprincipal à l’égard de la postérité féminine d’Abraham date decertain jour où il acheta de l’une d’elles une douzaine demouchoirs de fil qui étaient en coton.

Mais il y a des marchands plus sérieux et bien autrementdangereux pour les employés ; ce sont les marchands àtempérament.

Pour le créancier, l’employé fut toujours le client deprédilection ; avec lui les chances de pertes sont presquenulles.

Apporte-t-il quelque mauvaise volonté ou quelque négligence àacquitter ses dettes, l’opposition aux appointements est là qui leremet vite dans le droit chemin.

Aussi du matin au soir des courtiers de toutes sortesviennent-ils réciter leurs boniments dans les bureaux del’Équilibre.

C’est d’abord le courtier en horlogerie qui tient sous son brasun cahier de modèles pour ceux qui désirent des pendules. Il vend àraison de cent sous par mois, au prix de cent écus, de belles etbonnes montres en or de soixante francs.

Il y a le courtier en librairie, le plus mal vêtu de tous, quiplace les ouvrages en souscription ; il vend les livres qui nese vendent plus, la collection de l’Observateur religieux,les cent vingt volumes de l’Encyclopédie des cuisiniers,et fait les abonnements au Moniteur des sages-femmes. Ilpropose encore les ouvrages à prime, productions remarquables quidonnent droit à un dîner à deux francs au Palais-Royal, à un giletde flanelle, et à une entrée à la salle Valentino.

Il y a enfin le courtier marchand de vins, qui se charge de vouslivrer, au prix que vous coûterait un grand crû de Bourgogne,d’excellent petit mâcon récolté à Argenteuil.

Ces enjôleurs soufflent à l’oreille des employés besogneux latentation du crédit. S’il est timide, ils le rassurent par lalongueur des échéances.

Lorsque, avant de faire une dépense inutile, et ce sont les plusentraînantes, le pauvre garçon pèse et soupèse son budget, ilsl’étourdissent sur l’avenir, ils font luire à ses yeux desressources inattendues, des augmentations qui n’arriveront jamais,des gratifications sur lesquelles il ne faut, hélas ! guèrecompter.

Ces audacieux l’endoctrinent de théories étranges. Ils affirmentque le crédit pose un homme, et qu’on est considéré en raisondirecte de ce que l’on doit.

« Allons, Monsieur, prenez cette montre, non pour savoirl’heure, mais pour cette chaîne d’or qui fait si bien au gilet.

« Prenez ce vin que je vous vends plus cher que le marchand audétail. On a toujours de l’économie à acheter en gros.

« Prenez ces livres à prime ; rien que la prime enreprésente la valeur, et la prime ne vaut rien. Demandez, achetez,prenez ! »

Et l’employé se laisse séduire. Il achète sous prétexte qu’ilpayera à la longue, sans s’en apercevoir. C’est plus cher, maisc’est plus mauvais.

On en a vu, hélas ! qui achetaient pour revendre, et icicommencent les opérations irrégulières qui conduisent au déficitchronique et à l’abîme.

Le commis Chabannette est un exemple vivant de cette existencede désordre en partie double.

Un jour qu’il avait envie de faire une partie fine et qu’ilétait sans argent, le démon lui apparut sous les traits du courtieren horlogerie. Chabannette souscrivit pour trois cent cinquantefrancs de billets, payables de mois en mois, et se trouva ainsipropriétaire d’une superbe montre, dont le soir mêmel’administration du Mont-de-Piété de Paris lui donnait enrechignant deux bons louis d’or.

Il n’y a que le premier pas qui coûte. Ravi d’avoir découvert cemoyen de battre monnaie, Chabannette eut très souvent envie defaire des parties fines.

Il acheta, acheta, acheta : aujourd’hui du vin, demain desinstruments d’optique, et des livres, et des pendules, et desdentelles, et tout ce qu’on lui proposa.

Chaque nouvel achat ne grevait ses appointements mensuels que dedix francs, l’un dans l’autre.

À la dixième partie fine, Chabannette s’aperçut que son revenuétait diminué des deux tiers. Il lui restait juste cinquante francspour la pâtée et la niche. Il est vrai que ses appointementsn’étaient hypothéqués que pour trois ans.

Vivre trois ans avec six cents livres par an, était-cepossible ? À partir de ce moment, Chabannette renonça auxparties fines, mais il fut réduit à continuer d’acheter pourvivre.

Aujourd’hui, sa dette flottante absorbe la totalité de sesrevenus et au delà. Il achète avec désespoir, il ne peut pluss’arrêter sur cette pente fatale ; comme au juif errant, unevoix impitoyable, la voix de la nécessité, lui crie : Achète… et iln’a pas cinq sous dans sa poche.

Si la dette est le signe manifeste de la prospérité d’un homme,on peut dire que Chabannette a un bel avenir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer