Les Gens de bureau

Chapitre 2

 

Les hautes influences qu’avait fait jour Caldas luigarantissaient sa réception dans un rang honorable. Aussin’essaya-t-il pas d’entreprendre quoi que ce soit, et son tailleurétant venu lui présenter une petite facture, il lui promit de lepayer le jour où il toucherait des appointements.

Et il attendit.

Il attendit huit jours, un mois, six mois…

 

Après quoi il prit son chapeau et se rendit au Ministère afind’avoir des nouvelles de son examen.

– Vous êtes reçu, lui dit un employé très complaisant auquel onl’adressa ; et sans l’écriture qui vous a nui beaucoup, vousétiez reçu le premier, hors ligne ; mais vous écrivez si malque vous vous êtes trouvé rejeté à la quatre-vingt-troisièmeplace.

– Et quand aurai-je un emploi ? demanda Caldas.

– Mais à votre tour ; vous avez le numéro neuf mille centquatre-vingt-sept.

– Ciel ! s’écria Romain épouvanté, j’aurai cent ans quandmon tour viendra.

– Pardon, dit l’employé, depuis l’examen il y a eu cinqnominations.

Romain salua poliment et se retira fort édifié.

Renonçant à dîner du budget, Caldas ne songea plus qu’à déjeunerde la littérature. Dès le lendemain, il envoyait auBilboquet, journal de banque et de littérature mêlées, unarticle de haute fantaisie, qui fit le succès du numéro et lui futpayé un franc trente-cinq centimes.

Attaché à poste fixe à cet organe sérieux, il ne tarda pas avoirse développer devant lui les resplendissants horizons de la fortuneet de la gloire.

Un quart de vaudeville reçu au théâtre de Grenelle mit le sceauà sa réputation.

De ce jour il vécut de sa plume, indépendant et fier…

 

Il y avait dix-neuf mois que Romain mourait de faim, lorsqu’unsoir où, par hasard, il rentrait chez lui, sa portière lui remit unpli estampé d’un timbre officiel.

Il rompit l’enveloppe d’une main fiévreuse, croyant y trouverdes propositions de collaboration à l’un desOfficiels.

Mais la lettre n’était pas de M. A. Wittersheim, ce n’étaitqu’un imprimé. Il lut :

« Le chef du personnel du ministère de l’Équilibrenational a l’honneur d’informer M. Romain Caldas que pardécision de Son Excellence en date du 18 janvier 1869, il a étéappelé à remplir les fonctions d’employé surnuméraire dans lesbureaux de son administration.

« (Signé) LE CAMPION. »

– Je la trouve mauvaise, dit Caldas, qui fréquentait depuisquelque temps un assez vilain monde.

Sur cette réflexion il souffla sa bougie, et s’endormit enpensant aux cheveux blonds de Mlle Célestine, l’ingénue deGrenelle, qui les a rouges.

 

– Toc, toc, toc, toc…

– Qui est là ? dit Caldas, furieux d’être éveillé ensursaut.

– C’est moi, Krugenstern, fit un accent souabe des plusprononcés.

– Mon Dusautoy, murmura Caldas ; et il ouvrit.

Il était joliment en colère, le père Krugenstern, ce matin-là.Il voulait de l’argent, il attendait son argent depuis dix-neufmois.

– Et voilà dix-neuf mois aussi que j’attends ma nomination,s’écria Caldas, et je viens seulement de la recevoir ; tenez,la voici. Mais elle arrive trop tard… quand je n’ai plus d’habits…je vais allumer ma pipe avec ce chiffon.

Krugenstern retint la main de l’insensé. À ce mot de nomination,son cœur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que dece jour Caldas devenait un débiteur sérieux ; sa créanceallait avoir une base ; l’employé présente une surface, etl’on peut mettre opposition à ses appointements.

Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa pocheson mètre et son morceau de craie, et prit mesure à Caldas, qu’iltrouva sensiblement maigri.

– Mais… que faites-vous, mon cher ami ? dit Caldasinquiet.

– Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et einchilet ; fus aurez tut cela temain, temain madin, te ponneheure.

Et il sortit.

Caldas, qui avait des sentiments délicats, comprit qu’il étaitengagé d’honneur à prendre le grattoir dans la grande armée de lapaperasse.

C’est ainsi qu’un tailleur allemand détermina la vocation d’unadministrateur français.

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