Les Gens de bureau

Chapitre 23

 

Le bruit s’était bien vite répandu dans le ministère qu’unrédacteur du Bilboquet s’était faufilé au bureau duSommier.

Ce bureau, où l’amabilité de M. Rafflard attirait peu de monde,fut dès lors assiégé. On y vit accourir tout ce que l’Équilibrecompte d’embryons dramatiques et de chrysalides dejournalistes.

Caldas dut renoncer à sa besogne pour donner des audiences. Onlui lut des vaudevilles, on lui lut des romans, on lui lut despoèmes.

Tous ces affamés de publicité lui auraient formé, s’il l’avaitvoulu, comme une petite cour. Il faisait un geste, onadmirait ; il ouvrait la bouche, on riait d’avance ; ilne s’était jamais cru si drôle.

On recherchait avec empressement les bonnes grâces de cet hommeheureux qui avait un journal où dire du mal de ses camarades.

Caldas, qui était modeste et qui n’avait aucune vocation pourl’état de confident littéraire, fut bien vite assommé desélucubrations de ces messieurs. Son air froid en rebutaquelques-uns ; il renvoya les autres, grâce à quelques motsméchants ; mais il en est deux dont il lui fut impossible dese débarrasser.

Ces deux obstinés étaient le poète Jouvard et l’aimableSansonnet, nouvelliste à la main par vocation.

Quoi que pût faire Romain, Sansonnet ne le lâchait pas plus queson ombre. Deux fois par jour régulièrement il venait le voir à sonbureau, et l’obsédait en lui offrant sans cesse des chopes, desabsinthes, des demi-tasses toujours refusées.

Outre que l’insidieux Sansonnet désirait pouvoir faire parade del’amitié d’un gendelettre, il nourrissait le projetd’arriver par Romain à connaître quelques célébrités, acteurs,actrices, vaudevillistes ; enfin et surtout, il espéraitparvenir jusqu’au Bilboquet et orner de sa prose lescolonnes de ce journal où il s’était juré d’écrire, ou demourir.

Non moins intéressée et toujours pour le même motif étaitl’amitié de Jouvard.

Ce poète, qui ne manque pas d’esprit, a eu le tort de chercherautour de lui les sujets de ses couplets ou de ses satires. Siencore il s’était souvenu de ce mot profond d’un chef del’Équilibre :

– « Écrasons les faibles ! »

Mais non, ce nigaud s’est attaqué à plus fort que lui ; ila chansonné son sous-chef, fait un quatrain, ô imprudence !sur son chef de division, et enfin ridiculisé trois ou quatre grosbonnets par des coq-à-l’âne en vers libres.

Si bien qu’il peut vivre cent ans, il sera cent ansexpéditionnaire.

Sa réputation est faite. Se dit-il un mot méchant, se fait-il unmauvais calembour, tout de suite on l’en accuse. Qu’un sot sur lemur blanc d’un corridor écrive quelques injures, immédiatement ondit :

– C’est Jouvard.

Lui n’en est pas moins gai. Il rime toujours.

Caldas avait eu l’imprudente faiblesse de rire à une deschansons de ce Juvénal bureaucratique.

Ah ! comme il en fut puni !

Un beau matin, Jouvard, qui guettait l’occasion, pénétra dans lebureau du Sommier à un moment où Caldas s’y trouvait seul.

– Je me fie à votre discrétion, lui dit-il, et je viens vouslire une poésie en canif.

– Qu’est-ce que la poésie en canif ? demanda Romainvaguement inquiet.

– Tout simplement des vers monorimes en if. C’est uneréminiscence d’un genre qu’on cultivait sous la Restauration. M.Thiers, dit-on, est l’inventeur de la poésie en canif.

– Bah ! dit Caldas.

– Écoutez, mon cher.

Et, avec une volubilité dont une crécelle donnerait uneimparfaite idée, Jouvard récita ces vers :

 

POÉSIE EN CANIF.

 

Le voyez-vous, ce plumitif,

Qui s’avance d’un pas massif ?

Voyez son œil louche et furtif,

Et son doux air de lénitif.

 

Plus pâle il est qu’un vomitif

Et plus froid qu’un récitatif.

Son aspect réfrigératif

Fait l’effet d’un soporatif.

 

Devant ses chefs il est craintif

Cent fois plus qu’un filou fautif

Qu’on conduit devant le shérif

Après un vol bien positif.

 

 

Cet homme, peu récréatif,

D’un faubourg de Caen est natif.

Un vieux paysan processif

Est, dit-on, son père adoptif.

Ce fait est très explicatif

Et surtout significatif.

 

Ce Normand, rien moins que naïf,

Se masque sous un air fictif ;

Sa bêtise n’est qu’un faux pif.

Oui, son visage dormitif

Ment comme une face de juif.

Son œil, rien moins qu’intuitif,

Cache un esprit alerte et vif.

Il affecte le ton plaintif,

Mais nous connaissons son motif,

Nous tous qui l’avons vu, pensif,

Presser son front méditatif.

 

Cet ambitieux spéculatif

Roule en son cerveau subversif

Plus d’un projet résolutif

Pour lui très rémunératif.

Attentif, décisif, actif,

Doué d’un sens pénétratif,

Il médite un plan offensif

Qui le fera grand, lui chétif.

 

Et ce plan n’est pas évasif,

Excessif, exagératif.

Il est sûr et facultatif,

Et non le rêve convulsif

D’un sous-chef imaginatif.

 

Ce Normand n’est pas expansif

Ni certes communicatif,

Encore moins démonstratif.

 

Mais, sans être interrogatif,

Je suis bien certain qu’un oisif,

S’il était insinuatif,

Adroit, fin, interprétatif,

Partant de son dispositif,

Pour nous assez indicatif,

Saurait son plan définitif.

 

Mais laissons ce plan présomptif.

Lui, va vers son but effectif ;

Il va d’un pas sûr, peu hâtif,

Train continu, s’il est tardif,

Sans penser modificatif ;

Nul obstacle législatif,

Aucun décret prohibitif

N’auront d’effet coercitif.

 

Rusé, mais au superlatif,

Sans heurter contre aucun récif,

Il saura guider son esquif

Vers quelque port très lucratif.

Maître alors, maître exécutif

Du grand corps administratif,

Il n’aura plus l’air abusif

Qu’il donne à son front maladif.

 

Alors, pacha cumulatif,

Incisif, accélératif,

Vindicatif, expéditif,

Il quittera son ton passif.

Nous qui l’avons vu subjonctif

Nous le verrons impératif.

En achevant cette tirade que Romain avait bien essayéd’interrompre par des gestes de protestation, le poète Jouvard selaissa tomber sur une chaise, sans force et sans haleine.

Caldas avait le mal de mer.

– Que le diable vous emporte ! s’écria-t-il, avec votrepoésie en canif.

– Je tiens aussi la poésie en grattoir, reprit l’émule de M.Belmontet, et il recommença avec une volubilité nouvelle :

 

POÉSIE EN GRATTOIR.

 

Venez, et je vous ferai voir

Un flagorneur de tout pouvoir :

Ce petit homme en habit noir,

C’est mon chef… et mon éteignoir.

 

Figure en lame de rasoir,

Il porte sa morgue en sautoir.

Quand les dignités vont pleuvoir,

Il est toujours sous l’arrosoir.

 

S’agit-il de se bien pourvoir,

Aucun ne se fait mieux valoir ;

Il sait manœuvrer l’encensoir.

Aussi l’avons-nous vu s’asseoir

Rapidement sur le juchoir,

Quand plus d’un, qui devrait avoir

Sa place, fait encor trottoir…

 

C’est tout ce que put supporter Romain.

Il sauta à la gorge de son adversaire.

– Tais-toi, lui dit-il, misérable, je vois où tu veux en venir.C’est la publicité du Bilboquet que tu désires.

– Oh ! si vous vouliez, vous, dit Jouvard, tremblant decrainte et d’espoir.

– Tes vers passeront dans le prochain numéro, mais à unecondition : c’est que tu ne m’en liras plus jamais.

– Je le jure !

– Il y aura au moins pour six francs de copie, pensa Caldas,mais je les ai bien gagnés.

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