Les Gens de bureau

Chapitre 41

 

Cette promotion mit sens dessus dessous le bureau desDuplicatas. M. Castelouze, le nouveau chef, tenait à faireautrement que son prédécesseur. Ce n’est pas qu’il changeât rien aufond, mais il modifia singulièrement la forme : là où on se servaitde fiches, il employa des registres, et réciproquement. Il fit plus: on écrivait sur les répertoires les chiffres d’ordre à droite età l’encre rouge, il décréta qu’on les écrirait à gauche et àl’encre bleue.

Ces réformes si radicales firent crier les mauvais esprits.

En dépit de la routine, tous les chefs en agissent ainsi, àl’Équilibre, afin d’imprimer au travail qu’ils dirigent uncaractère de personnalité.

M. Castelouze, l’homme aux chiffres à gauche, n’est pas lepremier venu. Il a su se créer dans l’Administration la renomméed’un spécialiste. C’est l’homme des affaires litigieuses, descréances douteuses, des négociations délicates.

C’est au bureau qu’il vient de quitter (le service desRecouvrements) qu’il a pris l’habitude de considérer le publiccomme un gibier. Il chasse, pour le compte de l’Administration,avec le désintéressement du chien bien dressé qui rapporte laperdrix dont il n’aura même pas les os.

Il n’est pas de Normand madré, d’avoué retors qu’il ne puisserouler sur son terrain, et il ne s’en fait pas faute. Autrefois,aux débuts de sa carrière, le zèle de Castelouze était toutpolitique. Quand il avait fait rentrer dans la caisse del’Administration un franc dix centimes sur lesquels elle necomptait pas, quand il avait découvert la fraude d’un administré,il s’en réjouissait comme de titres à l’avancement. Avec le temps,il s’est passionné, et ce qu’il en fait maintenant n’est plus dutout dans l’intérêt de son ambition ou dans celui de l’État, ilagit pour son plaisir personnel ; il fait de l’art pour l’art.Mais quel flair ! quelle subtilité ! quelle ardeur !Un rien le met sur la trace ; et quand il tient une piste,arrive toujours jusqu’au gîte. Ah ! qu’il est heureux quand ila levé un lièvre, heureux quand il l’a forcé !

Le lièvre, c’est le débiteur.

Et il ne s’en prend pas seulement aux affaires présentes, ilremonte dans le passé, à dix ans, quinze ans ; il remonteraitau déluge, sans la loi sur la prescription. Il fouille les vieuxdossiers, se roule dans la poussière des cartons oubliés, et cen’est jamais en vain qu’il bat ainsi le passé. Son sens de chasseurne le trompe jamais ; il évente des fumées insaisissables pourtout autre, et comme l’ogre il dit d’un ton joyeux : – Ça sent lachair fraîche !

Et le débiteur, qui dormait paisible sur une fraude vieille dedix ans, est tout surpris un matin de voir arriver un avertissementqui l’engage à se présenter dans la huitaine au bureau pour selibérer.

Pour nombre d’employés qui ne font pas leur devoir, il fait,lui, plus que son devoir. Il outrepasse ses droits, souvent aumépris de la justice ; il abuse de l’ignorance de l’un, de lafaiblesse de celui-ci, et de l’incurie de ce troisième. Il prie, ilmenace, il est impitoyable, et pour que l’Administration ne soitpas lésée, il lèse au besoin le public.

On connaît bien son penchant à l’Équilibre, et un chef dedivision, qui comme M. Dupin cultive le calembour, disait enparlant de Castelouze : Il a le regard fisc.

En réalité Castelouze a l’œil de l’oiseau de proie ; sonnez est busqué comme le bec de l’aigle ; il a la dent blancheet pointue du carnassier ; ses aptitudes morales ont modifiéson physique ; il a la tête fureteuse et des allures delimier ; il ne marche pas, il quête ; sa narine mobilesemble prendre le vent. Quand il se pose, il tombe en arrêt, latête allongée en avant, les épaules infléchies, les jambeslégèrement ployées sur le jarret, les bras prêts à saisir laproie.

Malgré toutes ces qualités de race, les capacités de Castelouzene s’élèvent pas au-dessus d’un certain ordre ; il a les vuesbornées, comme tous les gens qui se passionnent, et il est entêtécomme les hommes à idées fixes. En dépit du mouvement qu’il sedonne et des services qu’il rend, on ne le considère pas en hautlieu comme un des Directeurs de l’avenir.

C’est de lui que le ministre disait :

– Il bat des ailes, mais il ne vole pas.

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