Les Gens de bureau

Chapitre 38

 

– Monsieur, dit le garçon de bureau à Caldas, il y a une damequi vous demande.

D’après les ordres de son ami, Mlle Célestine ne pénétrait plusdans le bureau ; il avait fait ce coup d’État pour éviterd’être classé parmi les Lovelaces bureaucratiques, carl’administration de l’Équilibre est peuplée de Lovelaces. Ce sontde jeunes messieurs bien peignés et bien mis, qu’on prendrait pourdes gandins, n’était la maudite genouillère. Ils donnent dans lajournée des rendez-vous à des dames ébouriffantes de toilette quiviennent avec des petits chiens sous le bras. Ils trouvent que çales pose.

Caldas, qui ne tenait pas à être posé, courut au café del’Équilibre rejoindre l’ingénue de Grenelle.

– Cher Romain, lui dit-elle dès qu’il entra, je viens tedemander un petit service.

– Pourvu qu’il ne soit pas en argenterie, dit Caldas qui a déjàimprimé dix fois le mot dans le Bilboquet.

– Mon ami, c’est aujourd’hui la fête de mon propriétaire.

– Il s’appelle donc Huit Avril, ton propriétaire ?

– Juste, mais il a encore trois autres noms de baptême ; ilse fait souhaiter sa fête quatre fois l’an.

– Et tiens-tu beaucoup à la lui souhaiter, sa fête ?

– Oh ! c’est lui qui paraît tenir à la chose ; il m’afait gracieusement avertir par un de ses amis qui est huissier.

– Bigre ! et combien te faut-il ?

– Il ne me manque que trente-cinq francs.

– C’est grave, dit Romain en portant la main à sa poche avec ungeste désespéré ; est-ce que son ami n’attendraitpas ?

– Oh ! si, il attendra dix jours pour vendre mesmeubles !

– C’est impossible, je ne saurais plus où reposer ma tête.Attends-moi, je remonte négocier un emprunt.

C’est au riche Gérondeau que Caldas s’adressa :

– Vous voulez deux louis, lui dit l’opulent expéditionnaire, jesuis bien gêné dans ce moment-ci, j’ai mis mes boutons de diamantau clou pour payer la différence de mes Nord.

– Pauvre homme ! fit Caldas vexé, je vous plainsbeaucoup.

– Oui, je suis fort à plaindre, en effet, mais je sais mesacrifier pour mes amis, moi ; j’ai trop bon cœur pour vouslaisser dans l’embarras. Asseyez-vous là, faites-moi un billet, etdemain je vous apporterai les fonds.

– Comment, un billet, vous plaisantez ?

– Mon petit, voyez-vous, ce n’est pas que je me défie, mais onne sait ni qui vit ni qui meurt. Si vous veniez à mourir, jepourrais attaquer votre famille.

– Soit, je vais vous donner ma signature, mais il faut del’argent séance tenante.

– Oh ! impossible alors, n’en parlons plus !

Et Gérondeau s’éloigna joyeux en marmottant entre ses dents:

– Je l’ai échappé belle !

Dans sa désolation, Caldas songea à Basquin ; il tombaitmal.

– Pour qui me prenez-vous ? lui dit le calligraphe vit-onjamais employé de l’Équilibre possesseur de trente-cinq francsaprès le six du mois ! Les bureaucrates rangés sont en retardd’un mois seulement, les autres sont en retard d’une année.

– Il me faut de l’argent à tout prix, dit Romain.

– Achetez une montre.

– J’y ai pensé, mais je n’aurais pas le temps de réaliser. Lecréancier attend.

– Écoutez, il y a encore deux moyens : empruntez au garçon debureau usurier, ou faites-vous faire une avance sur la caisse.

– Je ne suis pas financier, dit Caldas, lequel de ces modesd’emprunt vaut le mieux ?

– Cela dépend de la somme et des circonstances. Le garçon debureau usurier est bon enfant ; il aime les employés, et commeil est chagrin de les voir gênés, il se plaît à leur avancer sespetites économies. On le règle en billets à un, deux ou trois mois,ou on lui donne une délégation sur les appointements ; vous levoyez, c’est très commode.

– Honnête garçon de bureau ! dit Caldas, fait-il payer cherses petits services ?

– Oh ! non, il demande à peine vingt pour cent parmois.

– C’est pour rien. Parlons du caissier : il fait donc desavances ?

– Oui, aux gens qu’il connaît, c’est pure obligeance de sa part.Comment, vous ne le saviez pas ?

– Heureusement, dit Romain.

– Eh bien ! je vais vous présenter à lui.

Le caissier refuse rarement aux employés un léger service dansle courant du mois.

Est-il autorisé par l’Administration ? on n’en saitrien.

Mais on n’a pas souvent recours à lui, on préfère s’adresser augarçon de bureau usurier. Il est de fait qu’en tirant sur lacaisse, on contracte une obligation, et la reconnaissance est unfardeau lourd à porter.

Avec le garçon usurier, on a le droit de se croire parfaitementquitte lorsqu’on a payé deux cent quarante pour cent par an.

Le caissier reçut parfaitement Caldas et lui donna gracieusementce dont il avait besoin ; le propriétaire de Mlle Célestinedut être content.

C’est un mauvais service que rendit là Basquin à Caldas. Depuisce jour, celui-ci mangea ses appointements en herbe.

C’est vers le 3, d’ordinaire, qu’il commençait à demander desavances. Mais il comptait, pour rétablir sec affaires, sur sa piècedu Théâtre-Français et sur celle qu’il faisait en collaborationavec Saint-Adolphe.

Il était d’ailleurs au mieux avec le caissier. Parfois il allaitlui tenir compagnie derrière sa grille et il s’amusait à regarderles visages des gens qui venaient toucher.

C’est là qu’un jour d’émargement, il vit un monsieur bien misqui présenta un bon et reçut en échange cinq cents francs.

– Quel est ce monsieur ? demanda-t-il au caissier, etpourquoi lui donne-t-on tout cet argent ?

– Comment pourquoi ? c’est un de nos collègues.

– Mais je ne le connais pas, moi qui connais tout le mondeici ! Ne vient-il donc jamais ?

– Parbleu si, tous les trente ou trente et un du mois.

– Que fait-il alors ? qui est-ce ?

– Mon cher, murmura le caissier, c’est l’EMPLOYÉ QUI REND DESSERVICES.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer