Les Gens de bureau

Chapitre 19

 

Le reste de la journée se passa pour Caldas à ranger son magasinde papeterie dans ses tiroirs et ses cartons. Il admirait la beautéde tous les articles que fournit le ministère à ses employés.

– Il faut bien nous donner le superflu, puisqu’on nous prive dunécessaire, se disait-il en essayant ses compas et les magnifiquesrègles graduées qui coûtent dix-huit francs.

Quant au papier à lettre, c’est le plus beau qui se fabrique enFrance.

La serviette d’avocat surtout ravit Caldas.

– Il y a cinq ans, pensa-t-il, que je serais au ministère, sij’avais su qu’on donnât aux employés ce meuble magnifique.

Aussitôt il vida dans l’élégant portefeuille ses poches delittérateur bohême ; il y mit toutes ses notes ; sespoésies fugitives, madrigaux, bouquets à Chloris, sonnets,rondeaux, triolets, nouvelles à la main ; ses essaisdramatiques consistant en trois titres de comédie, un prologue dedrame, et un plan de vaudeville ; enfin les trente premiersfeuillets d’un roman réaliste, les Coliques demiserere.

Mais il ne lui vint pas à l’idée d’y glisser quoi que ce fût deses fournitures.

Et c’est ici le lieu de protester contre une atroce calomnie.D’aucuns prétendent que les employés de l’Équilibre ne craignentpoint d’exporter la plus grande partie de leurs fournitures soitpour leur usage privé, soit pour celui de leurs amis. Rien n’estplus faux. Jamais on n’a pratiqué de razzias de ce genre àl’Équilibre, et les employés aimeraient mieux se chauffer toutl’hiver avec le papier de l’administration que d’en emporter uneseule feuille chez eux.

Le lendemain, arrivé avant tout le monde, Caldas se hâta depréparer son travail, et, sur le coup de deux heures, il futheureux d’inscrire sur la première chemise le nom du premier desDUBOIS ; successivement il inscrivit :

DUBOIS, Aaron, 30 ans, marchand d’habits, Paris.

DUBOIS, Abdon, 75 ans, marchand de contre-marques, Paris.

DUBOIS, Abel, 3 ans, sans profession, Longjumeau.

DUBOIS, Abel-Gontran-Zacharie-Apollinaire, 59 ans, paveur,Lyon.

Il commençait à inscrire le cinquième DUBOIS, dont le prénométait Abile, quand un « ah ! ah ! » qui exprimait tout àla fois le désappointement et le mépris, lui fit tourner latête.

M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui :

– Malheureux, quelle besogne faites-vous là ? lui dit cecommis principal.

Caldas était fort satisfait de son ouvrage ; il avaitécrit, en gros de sa plus belle anglaise, d’une écriture qui eûtravi les imprimeurs du Bilboquet.

Elle ne ravit pas M. Rafflard :

– J’avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il ;regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables ?

– Que leur manque-t-il, s’il vous plaît ? demanda Caldasvexé.

– Ce qui leur manque ! riposta le commis principal, tout.Le nom de famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en couléemoyenne, l’âge en lettres moulées, la profession en ronde, et ledomicile en cursive.

Caldas posa sa plume avec un profond découragement.

– Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il,licencié en droit ; je ne sais pas encore toutes ceschoses.

– Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M.Rafflard. Vous avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vousvous contenterez de préparer les chemises.

Oh ! comme il fut humilié, le pauvre Caldas, si humiliéque, prenant à part le jeune Basquin, il le conjura de vouloir bienlui donner quelques leçons de pleins et de déliés.

Mais Basquin ne donne pas de leçons.

– Je ne suis pas maître d’écriture, dit-il, je me suis donné lepetit talent que j’ai pour attraper quelques travauxsupplémentaires qui ne sont pas mal payés ; je ne saurais pasenseigner ; d’ailleurs toutes mes soirées sont consacrées àla poule. Mais je tiens votre homme ; je vais vousconduire au père Coquillet, le doyen desexpéditionnaires-calligraphes et la plume la plus magistrale del’administration.

Caldas sortait, précédé de l’obligeant Basquin, lorsque, dans lecorridor, il fut arrêté par M. Ganivet, son chef de bureau :

– Monsieur Caldas, dit, cet homme si poli, recevez mescompliments sincères : nous savions déjà que nous avions acquis envous un homme de talent, nous savons aujourd’hui que nous avonsacquis en même temps un travailleur.

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