Les Gens de bureau

Chapitre 3

 

Il était beau, il était frais, il était distingué.

Ah ! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldasl’avait bien secondé.

Il avait des bottines vernies avancées sur son compte derédaction par le rédacteur en chef du Bilboquet ; ilavait un chapeau de soie presque tout neuf, résultat intelligent dulibre-échange : toute sa vieille défroque y avait passé.

Même il avait des gants violet-tendre ; mais ces gants luicoûtaient cher. Pour eux il avait vendu à un Porcher duGros-Caillou ses droits d’auteur sur son quart de vaudeville.

Ô France ! reine du monde civilisé ! salue à sonaurore un de tes maîtres futurs !

– Monsieur, dit-il en s’inclinant devant un homme en livréemarron-clair, j’ai reçu la lettre que voici…

L’homme en livrée lisait au coin du poêle un article de M.Dréolle.

À cette voix qui troublait ses délassements intellectuels, ilreleva la tête ; son regard, sous ses lunettes, remontarapidement jusqu’à la boutonnière supérieure du beau pardessus deM. Krugenstern, et comme il n’y vit pas le plus petit bout deruban, sans se donner la peine de dévisager son interlocuteur, ilse replongea dans sa lecture avec un flegme imperturbable.

– Monsieur, recommença Caldas…

– Là-bas, au fond de la galerie, dit l’homme avecinsouciance.

Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages,toujours en marron-clair, qui prenaient leur café.

Jugeant l’occurrence favorable pour glisser sa requête, lenouveau tendit à l’un de ces messieurs sa lettre tout ouverte.

Le moka était réussi, le monsieur de bonne humeur ; ilinvita Caldas à s’asseoir sur une banquette, et posantméthodiquement la lettre d’avis sous un presse-papier, continua àvaguer sans façon à ses occupations gastronomiques.

Au bout de trois petits quarts d’heure, comme Romain sedemandait s’il ne ferait pas mieux d’aller rendre à Krugenstern leshabits qu’il lui avait confiés pour faire fortune, le garçon debureau qui s’était montré si bienveillant pour lui reprit enhochant la tête :

– Monsieur, le chef du personnel ne reçoit jamais avant deuxheures.

– Diable ! dit Caldas, il n’est pas encore midi.

– Oh ! vous pouvez rester, vous ne nous gênez pas…

On étouffait dans cette galerie, mais il gelait dehors ;Caldas resta.

Cette couple d’heures ne fut pas d’ailleurs inutile à sonapprentissage administratif. Il avait eu jusqu’alors des idées toutà fait anglaises sur la valeur du temps, l’oisiveté si occupée deces fonctionnaires marron-clair fut une révélation pour lui ;et concluant de leur fainéantise individuelle à la fainéantiseuniverselle de la gent bureaucratique, il caressa le doux espoir demitiger par le commerce des muses, pendant les heuresréglementaires, l’austère labeur de l’employé.

Un coup de sonnette retentit ; le garçon de bureau, quis’était endormi pendant que Caldas rêvait, se dressa comme mû parun ressort.

– Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il.

Et rendant au nouveau sa lettre d’introduction, que celui-cifourra machinalement dans une de ses poches, il poussa une portièrecapitonnée en maroquin vert et l’introduisit dans une vaste pièceéclairée par deux fenêtres et coupée vers le milieu par un paraventde couleur claire.

Caldas, qui avait l’instinct de la stratégie, eut l’heureuseinspiration de tourner ce bastion, et derrière un vaste bureau ilse trouva face à face avec M. le chef du personnel.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer