Les Gens de bureau

Chapitre 34

 

Bonheur nuit quelquefois. Caldas nommé commis dut changer debureau. M. Brugnolles, qui a toujours su tirer son épingle du jeu,avait été nommé sous-chef. Il fut remplacé par cinq employés, etRomain dut aller exercer ses fonctions de commis dans un des septbureaux du ministère où l’on travaille, le bureau del’Alimentation.

Le chef de cette branche du service, un des hommes les pluscapables de l’administration, s’appelle Izarn. Il est entré àl’Équilibre au sortir du collège, vers la fin de 1850. Sonavancement, on le voit, a été assez rapide, sans avoir rien descandaleux. Il en est redevable, un peu à son mérite, beaucoup à lapolitique raffinée dont il ne s’est jamais départi un instant.

M. Izarn est le type achevé de L’EMPLOYÉ QUI SE FAIT PETIT.

À quarante ans il est encore petit garçon, très petitgarçon ; il feint devant ses supérieurs une timide etrespectueuse émotion. Loin de chercher à se faire valoir, il cacheses talents administratifs avec plus de soin que les autres n’enmettent à les étaler. Fait-il quelque chose de bien, deremarquable, il laisse tout l’honneur en rejaillir sur son chefimmédiat, et il pousse si loin l’habileté, que celui-ci n’éprouveaucun embarras à se parer des plumes qu’il n’a point trempées dansl’encre.

A-t-il été commis une boulette au contraire, l’employé qui sefait petit n’hésite pas, si étranger qu’il y soit, à en assumer laresponsabilité. Il devient le bouc émissaire, tend le dos à tousles reproches, reçoit volontiers les savons, et sans murmurer selaisse laver la tête.

Ce plan de conduite repose sur une connaissance approfondie ducœur humain. L’homme qui, ***(lacune)*** ment d’humeur, a passé sacolère sur un innocent, éprouve toujours le regret d’avoir été troploin. Il répare, surtout lorsque la réparation ne lui coûterien ; et le supérieur, qui a dit à l’employé qui se faitpetit des choses désagréables, se sent obligé de faire pour lui deschoses qui lui seront utiles.

C’est ainsi que M. Izarn est arrivé à diriger le bureau del’Alimentation. Il y a dix-huit employés sous ses ordres, qui toustravaillent comme des nègres. Dans son service, pas moyen deflâner. S’il n’y a pas de besogne, il en invente, et du matin ausoir il est sur le dos de ses employés, qui le trouvent « taonnant.»

La manière dont M. Izarn a composé ce bureau exceptionnel méritevraiment d’être rapportée.

Il a procédé par élimination. Sur dix employés qu’on luidonnait, il s’en trouvait toujours un qui, bien stylé et exactementsurveillé, faisait à peu près son affaire ; cet hommeprécieux, il le gardait et se débarrassait des autres en faveur deses collègues.

C’est ainsi que, depuis trois ans, il n’est pas passé moins decent quatre-vingts commis et expéditionnaires dans le bureau de M.Izarn ; il en est resté dix-huit ; mais aussi quelspiocheurs ! Chacun d’eux est de la force de dixemployés-vapeur. Aussi n’avancent-ils jamais. Ils sont là àvie.

On sait trop bien que si on venait à les perdre, on ne lesremplacerait pas. L’avancement même de M. Izarn, qui sera chef dedivision avant qu’il soit trois ans, ne les fera pas rentrer dansle droit commun. Il les léguera à son successeur.

On cite de M. Izarn, pour se défaire des employés qui ne luivont pas, des traits héroïques.

Vers 1867, on lui envoya un commis principal qui était le plusparesseux et le plus inexact des bureaucrates ; au bout dehuit jours il en était positivement excédé. Le nouveau venuentravait le travail, débauchait ses camarades et leur soufflaitl’esprit d’insubordination. M. Izarn demanda d’abord sonchangement ; il ne lui fut point accordé.

Alors il proposa purement et simplement la destitution de cecancre. Par malheur ce cancre était bien en cour, si bien qu’il futmaintenu envers et contre son chef de bureau.

Le pauvre chef était au désespoir.

N’osant plus attaquer le taureau par les cornes, il employamille petits moyens pour se dépêtrer de ce commis impossible. Ilrépandit, c’est un fait avéré, des bruits étranges sur lemalheureux ; il insinua que ce pouvait bien être un agentsecret de quelque pouvoir occulte, espérant ainsi le faire malmeneret renvoyer par ses collègues.

La ruse ne réussit pas, et, dans son exaspération, M. Izarn allajusqu’à lui susciter un duel. Le commis principal en sortit sain etsauf.

C’est alors que M. Izarn fit voir de quoi il était capable. Dujour au lendemain il changea de tactique…

Et trois mois après le cancre était nommé sous-chef dans unautre service.

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