Les Gens de bureau

Chapitre 42

 

Le passe-droit dont M. Deslauriers avait été victime fit àCaldas le plus grand tort.

Quand on est employé, à l’Équilibre, on commet une faute gravesi on se lie d’amitié avec un autre employé, quel qu’il soit,supérieur ou subalterne. Jamais on ne partage, en effet, la bonnefortune de cet ami, si la faveur enfle ses voiles ; on esttoujours éclaboussé par sa disgrâce, s’il vient à sombrer.

Caldas apprit cette belle maxime d’un jeune commis, fils d’ungarçon de bureau, qui avait été élevé par son père dans la craintede Son Excellence et de la hiérarchie.

Ah ! c’était un bon père, ce garçon de bureau, et surtoutun homme convaincu. Du jour où son fils fut nommé commis, il lesalua dans la rue et ne lui parla plus qu’avec vénération.

La Hiérarchie avec la Tradition, voilà les deux pivots del’Équilibre. Aussi l’Administration s’efforce-t-elle de multiplierentre tous les grades les lignes de démarcation, et c’est elle-mêmeautant que l’orgueil personnel qui creuse un abîme entre lesupérieur et son subordonné.

Le caractère national aussi y aide beaucoup, et le Français, quiest fou d’égalité, est bien aise d’avoir quelqu’un à saluer avecdéférence, à la condition d’avoir quelqu’un à regarder avecmépris.

La politesse jette une planche sur ce gouffre qui sépare deuxhommes d’un grade différent, mais c’est une planche pourrie quirompt au moindre effort. Quelle que soit l’urbanité de l’un et del’autre, dans la rue, à table, dans un salon, vous distinguerez àcoup sûr le chef de son inférieur.

La familiarité de ce dernier, quoi qu’il fasse, aura quelquechose de courtisanesque ; ce ne sera qu’une nuance, mais onpourra la saisir, et l’intimité de l’autre aura toujours l’aird’une condescendance.

Entre les hommes, cependant, il faut un observateur pour devinerces sous-entendus. Mais de femmes, quelle hauteur d’un côté, quellehumilité révoltée de l’autre !

En dehors de l’Équilibre, il y a tout un ministère enjupons ; il y a madame la directrice et madame lacheffe de division, la cheffe de bureau et lasous-cheffe ; le reste ne compte pas. On inviteparfois la femme du commis principal, qui ce jour-là met sur sondos trois mois des appointements de son mari, mais c’est uneexception.

Quant aux commis et aux expéditionnaires, on a soin, si on lesinvite, d’oublier mesdames leurs épouses.

La hiérarchie féminine est toujours une puissance, et l’employéde l’Équilibre arrivé par les femmes prouve que les jeunes gens quivont dans le monde n’ont pas tort.

Par malheur le beau sexe est mauvais juge des capacités, et lesdignitaires qu’il fait ne payent souvent que de mine. Ce n’est pasau théâtre seul que l’emploi des jeunes premiers va s’effaçant dejour en jour. Caldas, qui fréquentait peu les salonsadministratifs, ne put observer ces choses que de loin. Iln’espérait point arriver par les femmes ; comme il visait hautcependant, il cherchait à se rendre bien compte de tous les rouagesde l’immense machine bureaucratique. À ses instants perdus il ladémontait, cette machine, pour son instruction particulière, à peuprès comme on démonte un tourne-broche.

Il y découvrit un mouvement très simple, fonctionnant trèsrégulièrement, mais surchargé et entravé par beaucoup de ressortsinutiles et d’engrenages superflus. Peut-être l’Administrationn’a-t-elle pu éviter ces mille et une complications dans sonmécanisme. Dans les bureaux, qui véritablement sont restés lesmêmes depuis Colbert, il s’est toujours trouvé des hommes qui ontsu exploiter à leur profit les besoins du moment. La nécessitépassée, le bureau créé reste, et pour lui donner alors uneapparence d’utilité, on détourne les affaires et on les y faitpasser, à peu près comme on fertilise un champ en saignant unerivière.

Le nombre toujours croissant des services tient encore à deuxcauses :

À la manie qu’a la petite bourgeoisie de pousser ses enfantsdans l’Administration. Elle croit leur avoir donné un état libéralquand elle leur a posé une plume derrière l’oreille. Le négociantenrichi s’imagine grandir dans son héritier quand il a réussi à lefaire entrer au ministère. Ce fils ira dans le monde officiel, ilsera un personnage. Et la croix d’honneur ! il est sûr del’avoir dans un temps donné.

Les ministères assiégés se défendent comme ils peuvent, ilsmultiplient les obstacles devant leurs portes. Ils font tout pourdécourager ; ils exigent des titres nouveaux ; ilsaugmentent chaque année la difficulté des examens. L’ardeur ne seralentit pas. Cependant les ministères semblent crier :

« Bourgeois mesquins, gardez donc vos enfants. N’en savez-vousdonc que faire ? L’agriculture manque moins de bras que detêtes. L’industrie a besoin de renforts ? le commerce vacroissant tous les jours. Que me chantez-vous donc avec votreprofession libérale. L’homme qui gagne six mille francs par an dansun bon métier est financièrement plus riche que l’employé appointéà dix mille. Je ne peux pas vous enrôler tous, il faut bien qu’auxadministrateurs il reste quelques administrés. »

L’autre cause provient de l’esprit de défiance naturel au peuplefrançais. Ce gros mot de concussion est un épouvantail ruineux. Luiqui admire la bureaucratie, voit toujours dans ses cauchemars desemployés puisant à pleines mains dans les caisses publiques, et,pour se délivrer de cette obsession, il a multiplié le contrôle àl’infini. Il paye tous les ans quinze millions dans la craintequ’on ne lui prenne vingt-cinq centimes.

Aussi l’Administration française est la plus régulière et laplus honnête qu’il y ait au monde. Ce résultat coûte un peu cher,mais la France est assez riche pour payer sa vertu.

Pour en revenir à l’Administration de l’Équilibre, elle estminutieuse et fouilleuse, chercheuse, méticuleuse, soigneuse,éplucheuse, ombrageuse, fureteuse, contrôleuse, mais par-dessustout consciencieuse.

Elle est aussi tracassière, paperassière, écrivassière,coutumière, cartonnière, mais avant tout régulière.

Pour obtenir la solution de la moindre affaire, il y faut vingtvisas et quarante contrôles ; le solliciteur est renvoyé dePilate à Caïphe ; chacun reconnaît qu’elle est juste, maispersonne n’épouse sa cause, tous les employés s’en lavent les mains(au figuré), et sa passion dure parfois des années entières.

S’il se fâche, ce bon solliciteur, s’il s’irrite ;

– Votre affaire viendra en son temps, lui répond-on, elle suit :LA FILIÈRE ADMINISTRATIVE

Quand les maçons construisent une maison, pour monter lesbriques ou les moellons du sol jusqu’au dernier étage, ils dressentune échelle, se placent sur les divers échelons et se passent lesbriques de mains en mains. Les maçons sont paresseux, mais lesentrepreneurs sont rusés. On calcule donc les distances et l’on metjuste le nombre d’hommes nécessaire, ni trop ni trop peu, pour queles matériaux arrivent rapidement à leur destination, avec le moinsde fatigue possible pour les travailleurs, afin qu’ils travaillentlonguement.

La filière administrative, au ministère de l’Équilibre, était audébut quelque chose d’analogue : l’organisation du travail, divisépour arriver à une somme de travail plus grande et plus rapide.

Mais les hommes de génie qui ont créé l’administration del’Équilibre comptaient sans les abus.

Chaque année est venue ajouter un rouage inutile à lamachine ; la centralisation, géant aux mille bras, a toutabsorbé et tout compliqué.

Aujourd’hui la filière est un labyrinthe inextricable dont ilest difficile de sortir sans fil conducteur.

Une affaire est présentée à un bureau. Vous croyez peut-êtrequ’elle va s’y traiter ? point ; s’y préparer aumoins ? pas encore. Nous avons, s’il vous plaît, quelquespetites formalités à remplir, oh ! mon Dieu ! moins querien. Il faut d’abord prendre l’avis de trente autres bureaux.Quand on a colligé ces trente avis différents, un grand pas estfait. Nous entrons dans une phase nouvelle, il s’agit maintenant deconsulter les fonctionnaires spéciaux, commissionnés adhoc.

Nouveaux délais ; autres consultations.

Des incidents sans nombre peuvent surgir ; mais passons, etsupposons encore ce temps d’arrêt franchi. Voici enfin le bureausaisi régulièrement avec toutes les pièces à l’appui. Il vas’occuper de vous ; mais patience, il s’en occupera quandvotre tour sera venu. Enfin il est arrivé, votre tour. On traitel’affaire, on en décide. Ce n’est point encore fini. Le bureaupropose, mais le chef dispose. Et quand le chef a disposé, il fautencore que le chef de division confirme, après quoi vous avezgrande chance de voir enfin la chose aboutir, à moins quel’autorité supérieure ne juge qu’on a fait fausse route, auquel castout est à recommencer.

Caldas connut à fond la filière administrative à l’occasion d’unsien cousin qui depuis sept ans activait au ministère del’Équilibre la liquidation d’une indemnité.

Comme ce cousin était pressé, comptant là-dessus pour manger, ilvenait dans les bureaux tous les deux jours. Par bonheur ilrencontra Romain, qui en moins de cinq semaines obtint unesolution.

L’argent arriva fort à propos. Le cousin étant mort de faim laveille, il servit à le faire enterrer.

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