Les Gens de bureau

Chapitre 14

 

Au ministère de l’Équilibre national, le déjeuner estl’occupation la plus sérieuse de la journée.

Autrefois on accordait une heure aux employés pour déjeuner audehors. Mais le ministre ayant reconnu l’abus de cette tolérance,décida qu’ils prendraient désormais leur repas dans les bureaux.Aujourd’hui, grâce à cette mesure efficace, le déjeuner n’absorbepas beaucoup plus du tiers des six heures réglementaires.

Il résulte de cette mesure un autre avantage : les miasmes despaperasses se trouvent heureusement combinés avec les parfumsculinaires les plus variés.

Chaque pièce révèle la nationalité gastronomique de ceux quil’occupent : il y a le bureau des Alsaciens qui sent la choucroute,et le bureau des Provençaux qui sent l’ail.

L’étranger qui arrive à Paris et va visiter la ménagerie auJardin des Plantes, ne regarde pas à donner la pièce aux gardienspour assister au repas des bêtes. De même, pour étudier l’employéde l’Équilibre, il faut arriver à l’heure où il prend sanourriture. À ce moment les caractères se dessinent, lespersonnalités s’accusent, les situations se révèlent.

Caldas, qui a bien voulu me servir de cornac quelquefois, m’apromené certain jour dans le dédale de son ministère entre midi ettrois heures ; car tous les employés, depuis la nouvellemesure, ne mangent pas au même moment.

Mon ami m’a fait voir l’employé sobre, qui grignote l’antiquepetit pain d’un sou et se désaltère de l’eau tiède de la carafe quimijote sur la cheminée ; c’est un père de famille gêné, àmoins que ce ne soit un libertin qui nourrit un vice aux dépens deson estomac.

Il m’a montré aussi l’employé goinfre, qui engloutit et digèredes montagnes de charcuterie ; l’employé gourmet, qui traiteson ventre comme un ministre, qui élabore son café, mélanged’amateur, dans une cafetière à condensateur ; l’employé queson épouse soigne, à qui l’on apporte chaque jour une collationchaude ; l’employé à la bouteille de vin, membre du nouveauCaveau ; et l’employé à la bouteille d’eau-de-vie,hélas !…

Ce petit jeune homme a une mère qui le gâte ; il arrive lespoches bourrées de friandises.

Cet employé économe achète chaque mois sa provision de salaisonsà la halle et vit vingt-huit jours sur un jambonneau.

Enfin Caldas m’a fait connaître un ambitieux qui fera son chemin: C’est l’employé qui ne déjeune pas.

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