Les Gens de bureau

Chapitre 46

 

Trois mois s’écoulèrent pleins de périls pour Caldas, obligé àla fois d’être présent à son bureau et de suivre les répétitionsdes Oisifs, de ménager la chèvre de l’Administration et lechou du Théâtre-Français.

Comme il s’en allait en catimini sur les deux heures, au détourd’une galerie quelqu’un lui sauta au cou.

C’était un ancien camarade de collège.

– Que fais-tu ici ? demanda-t-il à Romain.

– Rien.

– Tu es donc employé ?

– Tu l’as dit. Mais toi-même ?

– Depuis six mois, mon cher, je suis attaché au cabinet duministre.

– Je te demande ta protection, dit Caldas.

– Tout ce que tu voudras, répondit l’attaché du cabinet. Maisviens jusqu’à mon bureau me présenter ta requête, nous causeronsmieux qu’ici ; j’ai d’excellents londrès.

Romain suivit son ami et pénétra dans un cabinet somptueusementmeublé, où l’on ne sentait nullement l’odeur des paperasses.

– Sais-tu que tu es admirablement logé, dit-il.

– Que veux-tu ? répondit l’ami, il faut bien orner saprison ; et comme je travaille du matin au soir…

– Tu travailles ? dit Romain au comble de l’étonnement. Ontravaille donc quelque part ici ?

– Ah ça ! où crois-tu que se fait toute la besogne carenfin il se fait de la besogne au ministère.

– En es-tu bien sûr ?

L’attaché du cabinet haussa les épaules.

– Voilà bien, dit-il, les petites idées d’un employé à deuxmille francs !

– Je parie d’après ce que j’ai vu, répondit Romain.

– Eh ! tu n’as rien vu, mon cher. Tu n’as pas franchil’horizon des bureaux. Tes collègues sont des fainéants, je lesais. Mais regarde un peu au-dessus de toi. À l’Équilibre, letravail sérieux ne commence qu’au chef de bureau, au sous-chefquelquefois par exception. Et plus on monte, plus la besognedevient âpre et difficile.

– Bravo ! dit Caldas, est-ce pour moi que tu poses ?Dis-moi tout de suite que l’état-major fait toute la besogne.

– Tu crois rire, tu as dit la vérité. Tous nos employéssupérieurs, dont vous jalousez les gros traitements, sont enréalité moins payés que vous, car ils travaillent dix fois, centfois davantage. D’abord ils se réservent toutes les affairesvéritablement importantes, et les autres, celles qu’ils envoientaux bureaux, ils sont, les trois quarts du temps, obligés de lesrefaire. Nos directeurs, nos chefs de division veillent une nuitsur trois. Victimes de la centralisation, tout leur passe entre lesmains et ils sont responsables de tout. Quant au Ministre, iltravaille à lui seul autant que tout le ministère.

– Tu m’épouvantes, dit Romain ; alors je retire ma demandede protection.

– Tu fais aussi bien, répondit l’ami. Où ma protection teconduirait-elle, grand Dieu ! à être sous-chef dans sept ouhuit ans ; et moi-même aurai-je encore une influence dans sixmois ? Que diable es-tu venu faire ici ?

– Faire ma carrière, comme tout le monde ; ne puis-je pasprétendre aux plus hauts emplois ?

– Encore une erreur, reprit l’attaché du cabinet.L’Administration mène à tout, sauf à ses hauts emplois. Celui quiveut y arriver doit commencer par faire toute autre chose.

– Cependant il y a parmi nous des gens très capables et qui onttout ce qu’il faut pour parvenir.

– Je ne te dis pas le contraire ; mais ils ne parviennentpas, et ils ne dépassent pas une fois sur mille le grade de chef debureau.

– À qui la faute ?

– Eh ! le sais-je ?

– On les décourage, reprit Romain. Ainsi, moi, je connais unsimple commis qui ne serait pas déplacé à la tête d’une division,et tout le monde l’avoue. Tu le connais peut-être, un nomméLorgelin. On dit qu’il n’arrivera jamais, personne ne diraitpourquoi.

– Je puis te le dire, moi ! Lorgelin est victime d’unelettre anonyme. C’est le poignard dont s’arment les misérables dansl’administration de l’Équilibre. Il n’y a point de position sûrejusqu’à ce qu’on ait atteint les hautes régions. Vous êtes toujoursà la merci d’un lâche ou d’un goujat.

– Comment peut-on accorder créance à de pareillesdénonciations ! fit Caldas. On fait une enquête, au moins.

– Eh ! mon cher, on jette la lettre au feu, maisl’impression reste.

– Ceci, dit Romain, est la dernière goutte d’eau. Madétermination est prise. On joue demain une pièce de moi auxFrançais. Si je ne suis pas outrageusement sifflé, je donne madémission.

– Comment ! la pièce qu’on donne demain, lesOisifs, est de toi ! Tu as réussi à te faire jouer à laComédie-Française ?

– J’en suis surpris moi-même, mais c’est ainsi.

– Alors, mon cher garçon, ne te plains jamais del’Administration, tu vois bien qu’elle mène à tout.

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