Les Gens de bureau

Chapitre 17

 

Au bout de huit jours Caldas, qui commençait à se gratter àl’endroit du collier, savait le fond du sac de ces quatrecollègues.

Il ne les eût pas observés, que M. Lorgelin les lui eûtdéshabillés.

Caldas avait fait connaissance de cet employé un jour qu’ilavait été chargé d’aller faire des recherches au bureau voisin, quicomprend le reste de l’alphabet depuis H jusqu’à Z.

– Nous n’aimions pas beaucoup M. Lorgelin à l’Équilibre, medisait Caldas ; mais nous l’estimions tous. Je dirai plus :nous le respections, bien qu’il ne soit que commis à deux millesept d’appointements.

Lorgelin est un travailleur infatigable ; il y a en luil’étoffe d’un administrateur ; le chef de division lui-même,lorsqu’il se présente quelque question épineuse, ne dédaigne pas deprendre son avis. À tout cela se joignent un extérieur avantageuxet des mœurs inattaquables.

Cependant on dit de lui au ministère : – Lorgelin estrasé comme avancement.

Pourquoi ? comment ? Tout le monde l’ignore, il ne lesait pas lui-même sans doute.

Évidemment il y a quelque chose dans le passé administratif decet homme remarquable.

Quoi ?

Une bévue, une imprudence, un malentendu, moins peut-être.

C’est un mystère que nul n’a jamais pénétré, et voilà vingt ansbientôt que cet homme aux talents inutiles moisit dans les emploissubalternes. Que de nullités lui ont passé sur le dos ! qued’incapables il a vus grandir et prospérer ! devenus seschefs, ils ne se sont plus souvenus de lui.

Il aurait donné sa démission depuis longtemps, à la premièreinjustice, ou à la dixième, s’il n’avait été très pauvre. Ilpouvait gagner beaucoup plus ailleurs, il le croyait ; mais iln’a pas osé risquer sur la seule carte de son intelligence le painde sa vieille mère.

Sa mère est morte. Il est resté, il restera jusqu’à laretraite.

On lui a entendu dire une fois un mot douloureux :

– On crève habituellement les yeux des chevaux qui font tournerles manèges : on a oublié de me les crever, voilà tout.

Cet homme serait peut-être le plus complet de tous ceux que j’aiconnus au ministère, ajoutait Romain, si parfois l’acrimonie ne luiremontait à la gorge. Il a des accès de misanthropie. Alors ildevient aigre, rancunier, méchant ; il s’en prend à ceux quil’entourent ; il passe sa colère, comme on dit.

Pitié ou envie, il est âpre aux jeunes gens ; à cesenthousiastes de la vie, il aime à arracher les illusionsgénéreuses ; il y prend un triste plaisir, comme ces enfantscruels qui plument tout vifs les petits oiseaux.

Lorgelin dit à Caldas, un jour qu’ils se trouvaient seuls :

– Vous devez périr d’ennui et de dégoût dans votre bureau.

– Heu ! répondit Romain, en allongeant prodigieusement lalèvre inférieure.

– Je le conçois et je vous plains. Vous êtes avec de petitesgens. Qu’est-ce que Gérondeau ? un estomac. Et Rafflard ?un estomac détruit. Nourrisson ? un garçon coiffeur ; etBasquin ? un… calligraphe !

– Vous êtes impitoyable, répondit Caldas en riant malgrélui.

– Impitoyable ! s’écria M. Lorgelin en grinçant des dents.Ah ! vous ne connaissez pas ces… Mais non, la colèrem’emporte. Voyons, mon cher ami, regardez-moi ce Gérondeau, il acent mille écus de capital. Que fait-il ici ? Rien, rien,rien ! ! ! Il était agent d’affairesautrefois ; la mort de son père l’a fait riche. Alors il estentré dans l’administration, comme les vieillards pauvres auxPetits-Ménages. Savez-vous pourquoi il reste, pourquoi il y resterajusqu’à ce qu’on le mette dehors ? Parce qu’il a peur de seruiner. Il compte comme le peuple, il ne dit pas : – J’ai douzemille livres de rente ; il dit : J’ai trente-cinq francs àmanger par jour. Eh bien ! il mange ses trente-cinq francs decinq heures du soir à minuit. Il aime le jeu, le vin, la bonnechère, les filles ; tous les jours que Dieu fait, ce poussahchasse à l’ouvrière entre chien et loup. Il appelle lesmalheureuses créatures que la chaîne d’or de son gilet fascine « dugibier. » S’il les payait encore, mais il les escroque sans pudeur,il veut être aimé pour lui-même !… Enfin son bureau, c’estpour lui comme un conseil de famille, ça le tient. Il reçoit centvingt francs par mois ; mais l’argent est la moindreaffaire ; quoique avare, car il est avare, il en donneraitautant pour rester à son pupitre, et il y trouverait encore del’économie… Moi je dis, reprit M. Lorgelin avec une explosiond’indignation, que l’on n’a pas le droit de donner à des gensriches de ces petits emplois. Place aux pauvres !

– J’avoue, répondit Caldas, qu’en entrant ici je ne m’attendaispas à coudoyer des millionnaires.

– Il n’y a pas de millionnaires précisément, continua Lorgelin,mais beaucoup de gens aisés : des timides qui redoutent les luttesde la vie, des paresseux que le travail effraie, des cerveauxfaibles qui ne supporteraient pas l’ivresse de la liberté, éternelsenfants qui ne sauraient marcher sans lisières du berceau à latombe, enfin la tourbe des imbéciles incapables de faire autrechose que ce labeur automatique. Eh bien ! par le fait seul deleur fortune, ces gens arrivent. L’administration aime les employésaisés. – Si je donne des appointements insuffisants, dit-elle,c’est que j’entends bien qu’on ne vive pas seulement desappointements.

– Il est positif, dit Romain, qui songeait, à ses cent francspar mois, qu’il est difficile de se tirer d’affaire avec ce quel’on gagne.

– Dites impossible, et pourtant plus de la moitié des employésréalisent ce miracle. Vous vous plaignez ! vous, jeune homme.Songez à ce que peut faire l’employé marié. Avez-vous pénétré dansun de ces tristes intérieurs ? Le mari, au sortir de sonbureau, prend à peine le temps de manger ; c’est alors quecommence sa nouvelle existence, son existence nocturne. Il tientdes livres pour une maison de commerce, donne des leçons den’importe quoi, même de français, reçoit les contremarques à laporte d’un théâtre, ou racle de la contrebasse dans une guinguettede barrière. J’en sais un qui tient un bazar à treize etvingt-cinq. La femme, de son côté, exerce une petite industrie :elle est mercière ou entrepreneuse de confections pour un magasin.Quand ma mère vivait, moi, j’étais correcteur d’un journal dumatin ; je doublais ainsi mes appointements, mais j’ai perdumes yeux.

– Peut-être, interrompit Caldas, y aurait-il moyen de supprimertoutes ces misères.

– Et lequel ?

– Doubler les appointements et tripler le travail. Nous sommeshuit dans mon bureau, je parie qu’à trois nous faisons la besogne.Qu’on en congédie cinq, et qu’on répartisse leurs traitements entreles autres.

M. Lorgelin se mit à rire :

– Mon cher enfant, dit-il, il n’est pas un jeune surnumérairequi n’ait fait ce raisonnement après huit jours de présence. Jevous engage cependant à le garder pour vous. Diminuer lestraitements et accroître le nombre des employés, c’est l’essencemême de l’administration. Restreindre les places, malheureux !Que feriez-vous des nullités, des déclassés, et des cousins desgrands personnages ? C’est pour eux qu’on a créé le ministèrede l’Équilibre, dont le besoin, croyez-moi, ne se faisait pasautrement sentir. Il y a, voyez vous, deux catégories d’employés :ceux que la prévoyance étroite de la famille y case au sortir ducollège, parce qu’il faut bien qu’un jeune homme fasse quelquechose, et ceux dont la vocation ne se révèle que vers la trentièmeannée, les fruits secs de toutes les carrières, les naufragés detoutes les tempêtes. À votre sens, de ces deux variétés du genrebureaucrate, quelle est celle qui se produit avec le plusd’avantages ?

– Oh ! dit Romain, si j’étais entré à dix-huit ans, jeserais déjà sous-chef.

– Vous seriez probablement encore expéditionnaire, mon cher. Onn’est pas jeune impunément. À vingt ans vous auriez évidemmentdonné plus d’un coup de canif dans le contrat qui vous lie àl’administration, vous auriez fait des écoles ; et lorsqu’àtrente ans, riche d’expérience, l’ambition vous aurait saisi, undossier accablant vous eût à tout jamais cloué au banc de votregalère.

Caldas ne put s’empêcher de sourire de l’emphase de son collègueà cheveux gris.

– Je vous comprends, fit M. Lorgelin, vous trouvez que j’emploiede bien grands mots pour de bien petites choses. Ne vous y trompezpas ; il s’agit de la vie. Rien ne se perd ici. Les suitesd’un bal masqué en 1822 ont empêché l’an dernier la nomination d’unhomme de soixante ans. Ouvrier de la dixième heure, vous avez tousles avantages : vous ne traînez pas le boulet de votre passé etvous ne gâcherez pas sans le savoir votre avenir ; vous êtesvierge et fort.

Ces sombres réflexions n’attristèrent point Caldas, Il n’y vitque le pessimisme d’un homme échoué.

– J’accepte, lui dit-il, votre horoscope ; espérons que jeferai mon chemin.

– Que vous le fassiez ou non, répliqua Lorgelin, vous êtes unhomme perdu.

– Perdu ! fit Romain.

– Oui, si vous ne trouvez en vous la force de réagir contrel’administration. Ah ! vous croyez que dans dix ans vous serezencore ce que vous êtes, vous croyez qu’on respire impunément cetteatmosphère de bureau qui stupéfie comme l’opium, qu’on peut existerà la façon des taupes, claquemuré au milieu des paperasses, tantque le soleil est à l’horizon, lié à quelque besogne écœurante, etdont souvent je vous défierais de m’expliquer l’utilité. Libres,les autres hommes pensent et agissent ; s’ils font un effort,le succès les récompense ou l’espoir les console du revers ;pour nous, rien, ni lutte, ni espoir ; le même résultat attendle travailleur et le paresseux. On confond la nullité et lemérite ; où est le juge ? Quoi que vous fassiez, votresort est écrit. La vie du bureaucrate est un programme tracé àl’avance. Nous le connaissons, et l’on appelle cela avoir sonexistence assurée ! C’est cependant cette assurance contre lesrisques de la vie qui détruit l’homme chez l’employé, qui lui ôte,pièce à pièce, l’individualité, l’énergie, parfois l’intelligence.L’homme libre vit, l’employé végète. Et c’est pour cela que je vousrépète : Réagissez contre l’administration !

– Mais qu’appelez-vous réagir ? demanda Caldas.

– Agir en sens inverse de votre abrutissement.

– Que faire ?

– Peu m’importe ce que vous fassiez ; prenez du plaisir oude la peine, marchez, parlez, lisez, faites de la gymnastique,dansez, mais ne vous écartez pas de ce principe : ne jamais voir endehors du bureau les gens à la société desquels le bureau vouscondamne. N’imitez pas ces malheureux qui, au sortir de leurscabanons empestés, vont s’enfermer avec leurs compagnons de chaînedans un café plus étouffant encore. Fréquentez plutôt des scélératsque des camarades.

– Cela étant, dit Romain, j’irai ce soir au bal masqué, avec desjournalistes.

– Bien ! répondit Lorgelin, très bien, jeune homme !C’est le commencement de la sagesse.

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