Les Gens de bureau

Chapitre 16

 

– Ma foi, dit Caldas, je vais exécuter le tour du chapeau etcourir jusqu’à la poste.

Il essaya alors le couvre-chef de ses collègues. Celui deGérondeau, qui était beaucoup trop grand, ne lui allait pasmal.

Basquin lui enseigna l’art de rétrécir le diamètre d’un chapeauen insérant entre la doublure et le carton quelques feuilles d’unmagnifique papier à lettre.

Nourrisson, qui mange des harengs saurs parce qu’il est coquet,lui offrit une brosse, un peigne et du savon qui sentait lemusc.

Caldas n’accepta pas. Il était trop pressé.

Au moment où il sortait, Basquin l’arrêta.

– Il fait du soleil, lui dit-il, je vais vous accompagner.

La mine de Romain s’allongea à cette proposition. – Si ce diabled’homme vient avec moi, pensait-il, adieu mon déjeuner.

Il n’osa pas cependant décliner l’offre gracieuse.

– Attendez-moi, dit Basquin, le chapeau qui me va est deuxétages plus haut, à la comptabilité. Je vais le chercher.

Gérondeau profita de ce retard pour faire à Caldas quelquesrecommandations suprêmes,

L’opulent expéditionnaire ne voyait pas sans angoisses sonchapeau aller se promener sur la tête d’autrui.

– Ayez-en bien soin, lui dit-il, ne marchez pas trop près desmaisons : il tombe des gouttes d’eau souvent de la toiture, et sivous rencontrez de vos connaissances, évitez de les saluer.

Basquin reparut.

– Faites comme moi, dit-il à Romain.

Et il prit à la main une des chemises que Caldas avaitconfectionnées le matin.

– Pourquoi diable nous embarrassons-nous ainsi de cette feuillede papier ? demanda dans l’escalier le nouveau à soncollègue.

– Mon cher, nous pouvons rencontrer quelqu’un dans les couloirs.Notre chapeau éveillerait des soupçons. Ce passeport administratiffera croire à une commission à l’extérieur.

Précisément parce que le temps était magnifique, beaucoupd’employés avaient éprouvé la même velléité de promenade ; ilsen rencontrèrent un certain nombre qui portaient gravement leurfeuille de papier ; quelques-uns, les plus prudents, s’étaientprécautionnés d’un dossier pour de vrai.

Le bureau de poste n’était pas loin. Romain, lorsqu’il eut sonargent en poche, calcula que, sans faire une trop longue absence,il pouvait inviter le calligraphe à prendre quelque chose, lamonnaie de son petit verre. Il pensait offrir une absinthe et sefaire servir une bavaroise au chocolat.

– Si nous entrions dans un café ? proposa-t-il ; nousavons le temps, n’est-ce pas ?

– Si nous avons le temps ! répondit Basquin, la feuille deprésence ne se signe que demain matin à dix heures ! Jecomptais bien vous proposer une partie de billard ; seulementpermettez-moi de vous conduire à notre café habituel.

Et il le mena au CAFÉ DE L’ÉQUILIBRE

Cet établissement n’est pas le plus luxueux des trois ou quatrede ce genre qui débitent de la chicorée aux environs duministère.

Si les employés lui ont donné leur clientèle, c’est que lepatron a eu l’esprit de mettre aux vitres de sa devanture desrideaux fort épais. Un chef de division peut passer dans la rue, iln’apercevra pas ses subordonnés faisant l’école buissonnière autourd’un billard ou devant un tapis vert.

On a quitté en masse pour cet établissement si discret le caféd’en face.

Un loustic de l’administration avait répandu le bruit que lelimonadier était un mouchard, en relations intimes avec leministre, et qu’il faisait coller ceux dont les notesétaient en retard.

Cette excellente plaisanterie a causé le suicide d’un père defamille, trois faillites, et jeté onze enfants à l’hôpital.

Le Café de l’Équilibre fait des affaires d’or.

Lorsque Caldas y entra avec son collègue, les sallesregorgeaient de monde. Il y avait bien là cent cinquante jeunesgens, tous employés du ministère.

L’animation était grande ; c’était l’heure de lademi-tasse. Il y avait des allées et des venues. À chaque instantla porte s’ouvrait et quelque nouveau consommateur se glissait dansla salle ; d’autres s’enfuyaient sans prendre même le tempsd’essuyer leurs moustaches.

Beaucoup absorbaient leur moka ou avalaient une chope furtivedebout, la tête nue, à la hâte : ceux-là n’avaient pas fait le tourdu chapeau. On reconnaissait les employés escamotés à leurquiétude ; ces derniers jouaient au billard ou comptaient lescents d’une partie de bésigue en trois mille.

L’entrée de Basquin fut saluée d’un hurrah. Comme il esttoujours au café, il est connu de toute l’administration ;même il y avait fait de très bonnes connaissances qui lui donnerontplus tard un coup d’épaule. Des gens en passe de monter très hautont pris de lui des leçons de carambolage ; ce garçon arriverapar le billard.

Ce noble jeu est d’ailleurs, par excellence, un jeuadministratif ; il a donné à la France un secrétaire d’Étatsous Louis XIV, M. de Chamillard, qui n’avait pas son pareil pourcouler sur une bille et pour faire le bloc.

Le premier mot de Basquin fut pour le garçon.

– Retenez-nous un billard, cria-t-il.

Bientôt la partie commença entre les collègues du Sommier.Caldas, qui avait mangé six flûtes au beurre avec sa bavaroise,était d’humeur généreuse et clémente. Dès les premiers coups il vitbien qu’il pouvait rendre quinze points de trente à son adversaire: il ne voulut pas égaliser la partie, il préféra lâcher son jeupour faire à Basquin la politesse de le laisser gagner.

Ils choquèrent longtemps l’ivoire en buvant des grogs et deschopes. Romain ne s’ennuyait pas, le caractère de Basquin luiallait assez. Il avait oublié tout à fait l’Équilibre, lorsqueGérondeau apparut sur le seuil du café, le chapeau de Caldas à lamain.

Il ne l’avait pas mis sur sa tête, parce qu’il était tropétroit. Comme la pluie, depuis tantôt trois heures, avait succédéau beau temps, l’expéditionnaire avait reçu quelques gouttes d’eau,et il arrivait fort mécontent.

– En voilà une fugue ! cria-t-il ; il fallait au moinsnous prévenir, nous serions venus avec vous : ça n’est pasgentil.

Et s’adressant plus particulièrement à Romain, avec un rictusironique :

– M. Nourrisson craignait que vous n’eussiez oublié votre siaimable invitation, et j’ai été obligé de l’amener de force.

– Comment, dit Caldas, il est déjà quatre heures ! Est-ceque nous ne remontons pas au bureau ?

– Eh bien, merci, fit Basquin, vous trouvez peut-être que nousn’avons pas assez donné à l’administration pour ce qu’elle nouspaye.

– La journée est finie, dit Nourrisson, bien finie !

– Et on ne s’est pas aperçu de notre absence ? demandaRomain.

– Non, le chef est venu, on lui a fait voir vos chapeaux.

– Mais j’y pense, dit Caldas à Basquin, vous n’avez pas renducelui de votre ami.

– Mon ami est au-dessus de ça, riposta celui-ci ; nousn’avons qu’une tête à nous deux.

Gérondeau s’informa de ce qu’avaient fait les deux fugitifspendant la journée.

Basquin répondit qu’il avait joué au billard et qu’il avaitgagné sept parties.

– Dame, vous êtes très fort, mon petit, dit Gérondeau à Basquin,qu’il gagne toujours, vous devriez m’en rendre, je suis dupe ;mais si M. Caldas veut me faire le plaisir de jouer l’absinthe…

L’honnêteté de Basquin se révolta de cette proposition,

– Vous n’avez pas de honte ! cria-t-il à Gérondeau.

Et se retournant vers Romain :

– Il est bien plus fort que moi, continua-t-il, n’acceptezpas.

– Qu’importe ! fit Caldas.

Il joua mollement d’abord, en homme qui ne se soucie pas degagner ; au milieu de la partie, Gérondeau, enhardi par uneavance de dix points, lui dit tout à coup :

– Au lieu d’absinthe, êtes-vous homme à tenir quatre bouteillesde vin de champagne pour le dîner ?

– Quelle canaille ! s’écria Basquin.

Caldas hésita un moment ; il trouvait l’offre assezscandaleuse. Il accepta pourtant, mais il soigna son jeu et gagna àun point de différence, en n’en comptant pas trois que sonadversaire lui vola.

Gérondeau était furieux d’avoir perdu. Il reconnaissait bien là,disait-il, sa déveine ordinaire. Comme il est plein d’amour-propre,il ne voulait pas s’avouer la supériorité de Caldas, et, convaincuqu’il devait gagner :

– Me donnez-vous ma revanche ? demanda-t-il.

– Certainement, dit Romain.

C’était à Gérondeau de commencer. Il fit onze points desuite ; la partie était en vingt.

Au onzième carambolage qui ouvrait une série, il fit une secondemotion :

– Tenez, dit-il, je suis bon prince, je joue, contre votredîner, les quatre bouteilles de vin de Champagne que j’ai perdueset toute la consommation. Garçon, une bouteille de madère et deslondrès !…

– Oh ! oh ! pensa Caldas, c’est par trop violent. Nousallons bien voir.

Et comme la joie avait fait manquer à Gérondeau son carambolagesûr, Caldas prit la queue et ne la quitta que la partie gagnée.

L’expéditionnaire aux douze mille livres de rente fut anéantisur le moment. Mais, après réflexion, il dit tout bas à l’élégantNourrisson :

– Je crois qu’il faut se défier de ce jeune homme. C’est unfilou.

Au moment de partir, Caldas s’informa de ce monsieur maigrequ’il avait invité et qui déjeunait de chocolat ; on luirépondit qu’il ne dînait jamais en ville, et Gérondeau ajouta quesa figure lui aurait coupé l’appétit.

Déjà l’expéditionnaire riche était consolé. Il est ainsi fait :sensible à la perte comme à l’extraction d’une dent, il estaussitôt guéri ; il s’exécute de bonne grâce, et, bon convive,remarquable fourchette, le commerce d’un bon dîner lui donnepresque de l’esprit.

Le dîner fut excellent. On se sépara à onze heures du soir,raisonnablement gris.

En rentrant chez lui avec ses cent vingt francs intacts, Caldasfaisait des calculs.

– J’ai pourtant gagné trois francs trente-trois centimesaujourd’hui, murmurait-il, et j’ai fait six chemises, soitcinquante-cinq centimes et demi la chemise. C’est bien payé.

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