Les Gens de bureau

Chapitre 32

 

Romain travaillait comme un noir à son drame, et déjà il ne luirestait plus à écrire que le cinquième acte, lorsqu’on annonça pourle premier juillet une réorganisation générale du ministère del’Équilibre, arrêtée en principe depuis dix ans.

On avait encore six semaines à attendre ce grand jour, mais dèsl’instant où la décision de l’autorité supérieure fut connue, c’enfut fait de tout travail. À quoi bon s’occuper d’un service qu’onallait peut-être quitter ? On comptait sur des remaniementsgigantesques, sur des promotions nombreuses, sur un avancementfabuleux. Toutes les petites ambitions s’agitèrent, et on les vitéclater comme un incendie qui couve depuis longtemps sous lacendre.

Les employés de l’Équilibre, qui savent parfaitement que pouravancer on ne doit compter que sur son mérite, se répandirent parla ville en quête de protecteurs. Personne dans les bureauxdésertés en masse ; plus de feuille de présence. On nerencontrait dans les corridors que des gentlemen en habit noir, encravate blanche et en gants paille. Les bureaucrates avaient quittéla livrée du travail pour endosser celle du solliciteur, mais ilsne faisaient qu’apparaître, prendre le vent et s’enfuir.

Le ministère de l’Équilibre avait un faux air de la Chambre desnotaires.

Pour cette grave circonstance, M. Brugnolles, qui faisait unetournée sur les bords du Rhin, accourut à son poste.

– Toujours sur la brèche ! lui dit le chef de bureau ;pour Dieu ! monsieur Brugnolles, ménagez-vous.

Caldas crut devoir faire comme tout le monde un petit brin detoilette, et M. Krugenstern, complice de ses menées ambitieuses,lui ayant fourni un habillement de soirée, il se rendit de son piedléger chez son protecteur, l’ancien élève en pharmacie.

Cet homme important avait quitté la direction de sa Revue pourdes fonctions indéfinies qui lui donnaient une grande influence. Ilétait depuis dix-huit mois en train d’ouvrir une enquête sur unequestion économique à l’ordre du jour.

Après deux visites infructueuses, Romain put enfin forcer laporte de son protecteur.

Celui-ci ne reconnut point son protégé. Caldas fut obligé de senommer, et comme son nom n’éveillait aucun souvenir, il eutl’imprudence de rappeler à ce personnage le temps où il élaboraitles ordonnances suivant la formule.

Aussitôt il fut mis à la porte. Romain regagna son ministère,méditant sur le danger qu’il y a de parler aux hommes arrivés deleurs débuts.

Enfin, le grand jour se leva. Dès l’aurore, une armée d’ouvriersprit possession du ministère. On perça des galeries, on en fermad’autres ; on créa sept escaliers ; on fit une salle deconseil d’une enfilade de bureaux, et une enfilade de bureaux de lasalle du conseil. Les employés du second étage furent transportésdu quatrième au rez-de-chaussée, et ceux du rez-de-chaussée dansles combles. Pas une cloison ne resta debout ; là où il yavait des cheminées on mit des poêles, et là où il y avait despoêles on mit des cheminées.

Cette réinstallation fit le plus grand honneur à l’architecte.Le service en fut singulièrement simplifié. Il est vrai que dans ledéménagement une partie des archives fut perdue, mais on comblacette lacune par la création de trois cent quarante nouveauxemplois.

Caldas aussi perdit quelque chose. Il avait laissé le troisièmeacte de son drame dans le tiroir de son bureau, tiroir dont ilavait la clef. Le meuble fut emporté par des hommes de peine à sixheures du matin, et depuis, Romain ne l’a pas retrouvé.

Cette réorganisation des services désorganisa peut-être un peule travail pendant un trimestre.

Mais telle était la simplification qui en résultait, que letemps perdu fut bien vite compensé.

Deux mois après que tout était rentré dans l’ordre, onrencontrait encore dans le corridor des employés qui erraient commedes âmes en peine et qui demandaient à tous ceux qu’ilsrencontraient :

– Pardon, vous ne sauriez pas où est mon bureau ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer