Les Gens de bureau

Chapitre 29

 

Déterminé à rester à l’Équilibre, Caldas en arriva vite à seposer ce problème :

«À quoi mène l’administration ? »

Parmi les amis qu’il s’était faits au ministère, il avaitdistingué deux fortes têtes, deux commis principaux à peu près dumême âge, appartenant au même bureau, et travaillant dans la mêmepièce.

L’un s’appelle Bizos, et l’autre Sangdemoy.

M. Bizos est un homme de trente-quatre ans, maigre et de hautetaille, à l’air à la fois intelligent et distingué. Il est commisprincipal depuis trois ans et n’a en tout que cinq ans deservice.

Bizos est un déclassé.

Son adolescence a été orageuse, et de toutes les entreprisesqu’il a tentées avant d’entrer dans l’administration, aucune ne luia réussi.

À dix-sept ans, à la suite de fredaines de jeune homme, il s’estengagé dans un régiment de cuirassiers. Après deux ans de service,son père était obligé de le faire remplacer, pour lui épargner lesdésagréments de passer devant un conseil de discipline.

Depuis, successivement, il a été associé d’une fonderie de fer,sous-directeur d’une ferme modèle, commissionnaire en marchandises,et juge suppléant au tribunal d’Oloron, dans le Béarn ; car ila trouvé le moyen de se faire recevoir docteur en droit, tout encourant ces aventures.

En dernier lieu, il avait entrepris l’exploitation d’un brevetpour le dévidage des cocons du ver à soie d’Alicante[2] ; un incendie, une inondation etl’avant-dernière crise sur les soies le frappèrent coup sur coup etfirent avorter toutes ses combinaisons.

C’est après ce dernier désastre, et lorsqu’il allait avoirvingt-neuf ans, que, désespéré, sans positions, sans fortune, il sedécida à entrer dans l’administration.

Pour lui ce n’était pas le port après le naufrage. Il comptaitbien n’y pas rester. Il voulait prendre terre, attendre lesévénements, et se remettre en mer à la première brisefavorable.

Sans doute l’occasion ne s’est pas encore présentée, puisqu’ilest toujours ancré au ministère ; son avancement d’ailleurs aété rapide, et cependant il a perdu toutes ses illusions sur lacarrière bureaucratique.

C’est le type achevé de L’EMPLOYÉ TANT PIS.

Il n’aime pas l’administration ; à tout et toujours iltrouve à redire. Lui demande-t-on comment il s’y prendrait pourfaire mieux, il répond que quand il sera ministre, il dira sonsecret.

En attendant, il n’est pas une décision qu’il ne critique. Danschaque mesure, dans chaque acte émanant de l’autorité supérieure,il voit autant de fautes, autant de pas de clerc.

L’administration a-t-elle eu raison, ce succès le désole ;il hausse les épaules et se remet de plus belle à la chasse desbalourdises et des inadvertances.

Mais si vraiment l’administration s’est trompée, il se frotteles mains, il est radieux.

Il a en médiocre estime le caractère de ses chefs, en plusmédiocre estime encore celui de ses égaux et de ses subordonnés. Iltrouve les premiers insolents et vains, les seconds plats etenvieux.

Lui-même n’est pas envieux. La réussite d’un collègue ne lechagrine aucunement. Il y a beaucoup de mépris dans cetteindulgence. Il rit des petites ambitions qui s’agitent autour delui. Son orgueil en fait comme un géant au milieu des nains.

Il s’est fabriqué une philosophie qui est le contraire de cellede Pangloss : il ne voit les choses que par leur mauvais côté, ets’attend, pour lui-même comme pour les autres, à toutes lesdéconvenues imaginables.

Il prétend qu’en entrant au ministère, il a lu au-dessus de laloge du portier les mots que Dante écrit à la porte de l’enfer : «Laissez ici toute espérance. »

Il faut l’entendre argumenter à perte de vue sur ce sujet, avecson collègue et son voisin.

L’EMPLOYÉ TANT MIEUX.

Celui-ci fait profession de respect et d’amour ; sondévouement est à toute épreuve, et son admiration ne connaît pas debornes.

Depuis qu’il est au ministère, on a déjà cinq ou six fois changéde systèmes, il les a tour à tour défendus avec chaleur, et, quiplus est, avec conviction. Il parle bien, et dans une autreenceinte ferait peut-être un orateur, mais à coup sûr ce serait unorateur du gouvernement.

Peut-être pense-t-il, comme M. G. de Cassagnac, qu’il fauttoujours défendre l’autorité.

Il croit au dogme de l’infaillibilité ministérielle.

Et ce n’est pas un jeu joué, un parti pris, il obéit à latournure de son esprit. Il réalise le type du parfait croyantentrevu par ce mystique docteur du moyen âge, qui s’écriait,brûlant de foi : Credo quia absurdum.

La foi de l’employé Tant Mieux est inébranlable. Homme d’esprit,il a pu jauger certains de ses chefs sans que son respect en fûtaltéré. Un supérieur incapable ne prouve pas plus à ses yeux contrel’excellence du système administratif, qu’un Alexandre VI sur letrône pontifical n’ébranle les convictions d’un catholique.

Victime d’injustices, il ne s’est jamais plaint, et, ce qui vautmieux, ne s’est pas trop attristé. S’il en a souffert, il ne s’enprend pas à ses Dieux, il s’en prend au hasard, à l’inconnu, et ilreste parfaitement convaincu que la réparation ne peut tarder àvenir. Il en est sûr, et il attend.

L’administration sait bien qu’il ne se plaindra pas. C’estl’employé selon son cœur, toujours content, toujours louangeant.Faut-il une victime, c’est lui qu’elle choisit.

Cette vivante contre-partie de M. Bizos est M. Sangdemoy.

Tels sont les deux oracles qu’alla consulter Romain.

– J’ai vingt-cinq ans, leur dit-il, j’ai fait mon droit, etvoilà cinq semaines que je suis entré ici.

– Tant pis, dit M. Bizos.

– Tant mieux, dit M. Sangdemoy.

– Vous avez peut-être raison tous les deux, reprit Caldas, maisenfin puisque j’y suis, que dois-je faire ?

– Donner votre démission tout de suite, dit M. Bizos.

– Rester, travailler, et attendre, dit M. Sangdemoy.

– Pourquoi ? demanda Caldas.

– Nous y voici, reprit M. Bizos. L’administration est uneimpasse, il faut en sortir ; aujourd’hui vous le pouvez,demain il sera trop tard. En trois mois la vie de bureau usel’énergie. On s’habitue à tout, même à recevoir tous les matins unevolée de coups de bâton. Vous prendrez l’habitude de vous ennuyer.Regardez-moi, je vieillis ici d’un an tous les jours, et je n’aipas le courage de m’en aller. Il faudra un événement pour medécider à donner ma démission. La porte vous est encore ouverte :sortez par la porte, et n’attendez pas d’être obligé de sauter parla fenêtre.

– À mon tour, dit Sangdemoy. Il faut rester, parce qu’ailleursvous seriez sans doute plus mal qu’ici. Il vaut mieux tenir quecourir. Vous gagnez peu, mais c’est sûr. Il faut travailler, parceque le travail est l’artisan du succès et qu’on ne s’ennuie jamaisquand on travaille. Il faut attendre, parce que l’administration nepeut manquer de vous récompenser et que chaque heure qui s’écoulevous donne un droit de plus à ses faveurs. L’homme intelligent etactif peut compter sur elle ; l’avancement est pour lui seulen définitive, et si l’on vous dit qu’elle voit du même œil lefainéant et le travailleur, n’en croyez rien ; c’est un bruitque les paresseux font courir.

– Je goûte fort vos raisonnements, dit Caldas ; mais vousêtes resté dans les généralités, et sur ce terrain on plaide avecun égal avantage le pour et le contre. Passons, s’il vous plaît, àmon cas particulier, et puisqu’il s’agit de moi, faites de lapersonnalité.

– Soit, continua M. Bizos. Vous gagnez aujourd’hui douze centsfrancs, dans trois ans vous en gagnerez quinze cents, dans six ansdix-huit, et ainsi de suite. À quarante ans vous aurez untraitement de quatre mille francs, c’est-à-dire à peu près de quoimanger quand vous n’aurez plus de dents. Et notez bien que je vousdore la pilule, je vous suppose de ces gens heureux ou adroits quiretournent le roi cinq fois par partie. Vous ne serez ni heureux niadroit : attendez-vous donc à végéter toute votre vie dans unemploi de mille écus.

– J’admets le calcul de M. Bizos, riposta M. Sangdemoy ;seulement il porte à faux. Si tous les appelés ne sont pas élus,c’est de leur faute. Nous sommes trois mille employés à l’Équilibre: quinze cents resteront copistes, parce qu’ils sont inintelligentsou paresseux ; ce sont les traînards et les éclopés ; ilspeuvent faire leur mea culpa. Mille ne dépasseront pas lesgrades intermédiaires, ce sont les négligents et les insoucieux,c’est le noyau de notre corps d’armée ; mea culpaencore pour ceux-ci. Les cinq cents autres forment l’état-major :avec des capacités et du tact, du tact surtout, on est toujours deceux-là, monsieur Caldas. D’ici trois ans vous devez être commisprincipal, sous-chef dans cinq ans, chef de bureau deux ou troisans plus tard. Vous aurez trente-trois ans et toutes vos dentsencore pour manger vos huit mille francs d’appointements. Arrivélà, l’avenir est à vous. Vous devenez chef de division et enfindirecteur, conseiller d’État, etc. Tous les chefs de bureaudeviennent directeurs : c’est écrit là-haut.

– Parbleu, dit M. Bizos, je vous engage à vous citer pourexemple. Vous êtes un excellent employé, et après dix-huit ans deservice vous avez trois mille francs d’appointements.

– Je puis avoir été négligé en apparence, répondit M. Sangdemoy,mais un dédommagement certain m’attend. Mon avancement, pour avoirété tardif, n’en sera que plus rapide. D’ailleurs vous-même, vousêtes la preuve de ce que j’avance, vous qui en cinq ans, sansprotection et sans intrigue, êtes arrivé au même point que moi.

– Si je vous entends bien, fit Caldas, les chances sont à peuprès égales, comme à la roulette ; et puisque je suis ici, mafoi, j’ai bonne envie d’y rester.

– Ah ! tant mieux, s’écria M. Sangdemoy.

– Ah ! tant pis, s’écria M. Bizos.

– Élucidons encore la question, reprit Caldas. Considérons lachose au point de vue de la vie privée. Un employé de l’Équilibredoit-il se marier ?

– Toujours ! fit M. Sangdemoy.

– Jamais ! fit M. Bizos.

– Parlez, dit Romain.

– Le mariage est une chose grave, reprit M. Bizos. On se mariepar amour ou pour de l’argent. Mais les mariages d’amour ne sontpermis qu’aux millionnaires, qui sont trop raisonnables pour fairecette folie. Donc il vous faut une dot, et les dots ne se jettentpas à la tête des jeunes commis à deux mille quatre. C’est à lafleur du bel âge de cinquante ans que vous pourrez songer à prendrefemme. Si vous vous mariez jeune, ce sera avec une fillepauvre ; vous ne mangerez que des pommes de terre dans votreménage. Si vous vous mariez vieux, vous serez odieux ou ridicule.Dans tous les cas, époux imberbe ou barbon, le métier que vousfaites est dangereux pour un mari. Absent toute la journée, votrefemme s’ennuie ; et quand une femme s’ennuie…

– Est-ce qu’une femme a le temps de s’ennuyer dans lajournée ? répliqua M. Sangdemoy ; elle trouve tropd’occupation dans son intérieur, alors même qu’elle n’aurait pas àses côtés un enfant, ange gardien du foyer. Une femme ne s’ennuieque le soir, quand son mari déserte la maison. Et d’ailleurs, oùsont les hommes qui appartiennent exclusivement à leursfemmes ? Est-ce le médecin, cet homme de dévouement qui n’estmême pas maître de ses nuits ? Est-ce l’avocat, le juge,l’artiste ? Il faut que l’employé se marie, et le plus tôt estle mieux. L’employé marié présente plus de surface, plus degaranties ; c’est un citoyen, tandis qu’on devrait refuser cetitre au célibataire inutile. Et les bons partis ne vous manquerontpas : quel père de famille ne s’estime heureux de donner sa fille àun homme muni d’un emploi sûr ? Ne sait-on pas d’ailleurs quel’administration protège l’employé marié et lui donne del’avancement en raison du nombre de ses enfants ?

– Comme je veux être directeur, dit Caldas, je me marie, et j’aibeaucoup d’enfants.

– Tant mieux ! fit M. Sangdemoy.

– Tant pis ! fit M. Bizos.

– Mille remercîments, messieurs ! dit Caldas. Si l’onsuivait jamais les conseils qu’on demande, je serais vraiment fortembarrassé.

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