Les Gens de bureau

Chapitre 1

 

Romain Caldas, qui n’avait point eu de boules blanches à sesexamens de l’École de droit découvrit un matin qu’il devait êtreadmirablement propre à toutes les administrations.

En conséquence, il prit une grande feuille de papier, et de saplus belle écriture, qui n’était pas belle, il adressa une demanded’emplois à S. Exc. M. le Ministre de l’ÉquilibreNational.

Un vieux monsieur qu’il ne connaissait guère y mit une apostilledans laquelle il déclarait que les talents du soussigné Caldasdevaient être utilisés sans retard au profit de l’État.

En fait d’apostille, il n’y a que la première qui coûte. Romaineut bientôt la satisfaction de voir tout à l’entour de sa pétitionvingt signatures de personnes qu’il ne connaissait pas du tout.

Sa demande envoyée, Caldas se mit à piocher consciencieusementles matières de son examen.

L’administration de l’Équilibre, en effet, outre qu’elle exigedes candidats aux emplois dont elle dispose le diplôme debachelier, les astreint encore à passer un examen spécial.

Peut-être l’administration s’est-elle aperçue que tous lesbacheliers ne savent pas l’orthographe.

D’autres mobiles encore l’ont guidée, lorsqu’elle a inauguré lesystème des épreuves.

D’abord un vif désir de ne pas rester au-dessous de lacivilisation chinoise, qui donne au concours le tablier ducuisinier aussi bien que le bouton de jaspe du général.

Ensuite l’intention bien arrêtée de recruter désormais sonpersonnel dans un choix de sujets hors ligne

Enfin la généreuse pensée de déconcerter à tout jamais lenépotisme et de substituer le règne du mérite au régime de lafaveur.

Pour cette dernière raison sans doute, on est facilement admis àsubir l’examen, pourvu que l’on soit chaudement appuyé par trois ouquatre grands personnages.

Caldas avait déjà légèrement préparé les trois premiers numérosdu programme qui comprend quarante-sept numéros, lorsqu’il reçutl’avis de se rendre au ministère pour y subir les épreuves écriteset orales.

Il s’y rendit fort inquiet. Les matières sur lesquelles ilfallait répondre sont nombreuses et variées.

On demande aux candidats : une page d’écriture, un problème detrigonométrie, une dictée sur les difficultés les plus ardues de lalangue française, une dissertation sur une question de statistique,et la géographie postale de la France.

C’est dans la salle des archives que l’examen a lieu.

Lorsque Caldas y pénétra, cent cinquante à deux centsconcurrents l’y avaient déjà devancé ; il en vint encore prèsdu double après lui.

Tout ce monde s’asseyait en silence, et des garçons de bureaudonnaient à chacun une plume, une écritoire et un cahier de papierblanc.

Modestement placé près de la porte, Caldas considérait cettesingulière assemblée. Il était venu des candidats de toutes lesparoisses : il y en avait de très jeunes qui n’avaient pas encorede barbe, et de très vieux qui n’avaient plus de cheveux ; desgens d’une mise soignée, et des pauvres diables presque enhaillons.

À un moment le silence fut troublé ; les élèves de lapension Labadens, qui prépare à tous les ministères (Trente ans desuccès. – On traite à forfait), venaient de faire leur entrée.

Ces jeunes élèves portaient l’uniforme des lycées et empestaientla pipe et l’absinthe.

L’un d’eux vint s’asseoir à la gauche de Caldas ; déjà ilavait à sa droite un vieillard sexagénaire dont les yeuxs’abritaient derrière des lunettes vertes.

– Tous ces gens-là, pensait Caldas, ont pourtant un protecteur.Ils ont eu une signature illustre. Comment, par quels ressorts, parquels moyens ?… Quelles ont été leurs influences ?Sont-ils dans la manche d’une jolie femme, d’une chambrière, d’unperruquier ou d’un confesseur ? Ce serait, en vérité, unecurieuse statistique.

Dix heures sonnèrent. On ferma les portes.

Un monsieur très décoré, qui occupait au fond de la salle unfauteuil placé sur une estrade, semblait présider l’assemblée.

Ce monsieur se leva et prononça à peu près ce petit discours:

« – Je ne vous cacherai pas, jeunes candidats, les horriblesdifficultés de cet examen ; vous n’aurez cependant à répondrequ’à des questions d’une extrême simplicité. La plus rigoureusesévérité présidera à la correction des compositions ; lesexaminateurs seront d’ailleurs aussi indulgents que possible.Rendons tous grâce à Son Excellence Monsieur le Ministre. »

L’examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bienCaldas.

C’était un problème ainsi posé :

« Dire l’influence de la statistique sur la durée moyenne de lavie des hommes depuis dix ans. »

Il s’en tira pourtant en s’inspirant fort à propos d’un passagehumanitaire de la Case de l’oncle Tom.

Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne futdérangé que tous les quarts d’heure par son voisin le lycéen quilui offrait des prises de tabac dans sa queue de rat, et,de temps à autre, par le sexagénaire, qui lui demandait desconseils sur les participes. Trois messieurs, qui copièrentpar-dessus son épaule, ne le gênèrent aucunement.

En rentrant chez lui, Caldas se disait :

– Cet examen est une excellente chose pour les candidats ;au numéro de classement qu’obtient leur mérite, ils peuvent mesurerau juste l’influence de leurs protecteurs.

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