Ramuntcho

XV

Le lendemain vendredi, le départ s’organisepour ce village où la fête aura lieu le dimanche suivant. Il estsitué très loin, dans une ombreuse région, au tournant d’une gorgeprofonde, au pied de très hautes cimes. Arrochkoa y est né et y apassé les premiers mois de sa vie, au temps où son père habitait làcomme brigadier des douanes françaises ; mais il en est partitrop enfant pour en garder le moindre souvenir.

Dans la petite voiture des Detcharry,Gracieuse, Pantchika et, un long fouet à la main,Mme Dargaignararz, sa mère, qui doit conduire, partentensemble à l’angélus de midi, pour se rendre directement là-bas parles routes de montagne.

Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont àrégler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de-Luz, prennent ungrand détour pour arriver de nuit à Erribiague, par le petit cheminde fer qui relie Bayonne à Burguetta. Aujourd’hui, ils sontinsouciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basquesn’ont coiffé plus joyeuses figures.

La nuit tombe quand ils s’enfoncent, par cepetit train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur. Leswagons sont pleins d’une foule très gaie, foule des soirs deprintemps qui s’en revient de quelque fête, jeunes filles coifféessur la nuque d’un mouchoir de soie, jeunes garçons en bérets delaine ; tout ce monde chante, rit et s’embrasse. Malgrél’obscurité envahissante, on distingue encore les haies toutesblanches d’aubépines, les bois tout blancs de fleursd’acacias ; dans les compartiments ouverts, pénètre unesenteur à la fois violente et suave que la campagne exhale. Et surtoutes ces floraisons blanches d’avril, de plus en plus effacéespar la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage de joie, lerefrain d’une vieille chanson navarraise, indéfiniment recommencéeà pleine gorge, par ces filles et ces garçons, dans le fracas desroues et de la vapeur…

Erribiague ! Aux portières, on crie cenom qui les fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse étaitdepuis quelque temps descendue, les laissant presque seuls dans cetrain devenu silencieux. Des montagnes plus hautes sur le parcoursavaient rendu la nuit très épaisse, – et ils dormaient presque.

Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieud’une obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne distinguentplus rien. C’est à peine si, tout en haut, brillent quelquesétoiles, tant le ciel est encombré par les cimes surplombantes.

« Où est le village ? »demandent-ils à un homme qui est là seul pour les recevoir.

« A un quart de lieue, de ce côté, sur ladroite. »

En effet, ils commencent à distinguer latraînée grise d’une route, tout de suite perdue au cœur de l’ombre.Et dans le grand silence, dans l’humide fraîcheur de ces valléespleines de ténèbres, ils se mettent en marche sans parler, leurgaieté un peu éteinte par la majesté noire des cimes qui gardentici la frontière.

Voici enfin un vieux pont courbe, sur untorrent ; puis, le village endormi que n’annonçait aucunelumière. Et l’auberge, où pourtant brille une lampe, est là toutprès, adossée à la montagne, les pieds dans l’eau vive etbruissante.

D’abord, on les conduit leurs petiteschambres, qui ont l’air honnête, – et l’air propret malgré leurvétusté extrême : bien basses, bien écrasées par leurs énormessolives, et, sur toutes leurs murailles blanchies à la chaux, desimages du Christ, de la Vierge et des saints.

Ensuite, ils redescendent s’attabler poursouper dans la salle d’entrée, où sont assis deux ou trois vieux encostume d’autrefois : large ceinture, blouse noire, trèscourte, à mille plis. Et Arrochkoa ne se tient pas de leurdemander, vaniteux de son ascendance, s’il n’ont pas connuDetcharry, qui fut ici brigadier de douane, il y aura tantôtdix-huit ans.

Un des vieux le dévisage, en avançant la tête,la main sur les yeux.

« Ah ! vous êtes son fils, vous, jeparie, pour sûr ! Vous lui ressemblez trop !…Detcharry ! Si je m’en souviens, de Detcharry !… Il m’apris dans les temps plus de deux cents ballots de marchandises, telque vous me voyez !… Ça ne fait rien, tenez, touchez là toutde même si vous êtes son fils ! »

Et le vieux fraudeur, qui fut un grand chef debande, sans rancune, avec effusion, serre les deux mainsd’Arrochkoa.

C’est que ce Detcharry est resté fameux àErriblague, pour ses ruses, ses embuscades, ses captures demarchandises de contrebande, avec lesquelles plus tard il s’estfait ces petites rentes, dont jouissent Dolorès et ses enfants.

Et Arrochkoa s’enorgueillit, tandis queRamuntcho baisse la tête, se sentant d’une condition plus humble,lui qui n’a pas de père.

« Vous ne seriez pas aussi dans ladouane, comme votre défunt père était, vous parhasard ? » continue le vieux sur un ton degoguenardise.

« Oh ! non, pas précisément… Tout lecontraire, même…

– Ah ! bien !… Compris ! …Alors, touchez là encore une fois… Et ça me venge de Detcharry,tenez, de savoir que son fils s’est mis dans la contrebande commenous autres !… »

Ils font apporter du cidre et ils boiventensemble, tandis que les vieillards redisent les exploits et lesruses de jadis, toutes les anciennes histoires des nuits de lamontagne ; ils parlent un basque un peu différent de celuid’Etchézar, village où la langue se conserve plus nettementarticulée, plus incisive, plus pure peut-être. Raymond et Arrochkoas’étonnent de cet accent du haut pays, qui adoucit les mots et quiles chante ; ces conteurs à cheveux blancs leur semblentpresque des étrangers, dont la causerie serait une suite destrophes monotones, indéfiniment répétées comme dans les antiquescomplaintes. Et, dès qu’ils se taisent, les bruits légers dusommeil de ces campagnes arrivent des paisibles et fraîchesténèbres extérieures. Les grillons chantent ; on entend, aupied de l’auberge, le torrent bouillonner et courir ; onentend là-haut s’égoutter les terribles cimes surplombantes, quisont tapissées de feuillées épaisses et pleines de sources vives…Il dort, le tout petit village, écrasé et perdu dans son creux deravin, et on a le sentiment que la nuit d’ici est une nuit plusnoire qu’ailleurs et plus mystérieuse.

« Mon Dieu ! conclut le vieux chef,la douane et la contrebande, dans le fond, ça se ressemble ;tout ça, c’est jouer au plus fin, n’est-ce pas, et au plushardi ? Même, je vais vous dire mon opinion à moi, c’est qu’undouanier un peu décidé et un peu matois, un douanier comme étaitvotre père, par exemple, eh bien, vaut autant que n’importe lequelde nous ! »

Sur ce, l’hôtesse étant venue avertir qu’ilest l’heure d’éteindre la lampe, – la dernière lampe encore alluméedans le village, – ils s’en vont, les vieux fraudeurs. Raymond etArrochkoa montent dans leurs chambres, se couchent et s’endorment,toujours au chant des grillons, toujours au bruit des eaux fraîchesqui courent ou qui tombent. Et Ramuntcho, comme dans sa maisond’Etchézar, perçoit vaguement pendant son sommeil des tintements declochettes, au cou des vaches qui s’agitent en rêve, au-dessous delui, dans l’étable.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer