Ramuntcho

XVI

Maintenant ils ouvrent, au beau matin d’avril,les volets de leurs étroites fenêtres, percées comme des sabordsdans l’épaisseur de la très vieille muraille.

Et tout à coup, c’est de la lumière à flots,dont leurs yeux s’éblouissent. Dehors, le printemps resplendit.Jamais encore ils n’avaient vu, surplombant leur tête, des cimestellement hautes et proches. Mais le long des pentes feuillues, lelong des montagnes garnies d’arbres, le soleil descend pourrayonner dans ce fond de vallée sur les blancheurs du village, surla chaux des maisonnettes anciennes, aux contrevents verts.

Du reste, ils s’éveillent tous deux avec de lajeunesse plein les veines et de la joie plein le cœur. C’est que cematin ils ont le projet d’aller, là-bas dans la campagne, chez descousins de Mme Dargaignaratz, faire visite aux deux petitesqui ont dû arriver hier au soir en voiture, Gracieuse etPantchika.

Après un coup d’œil à la place du jeu depaume, où ils reviendront s’exercer dans l’après-midi, ils semettent en route, par des petits sentiers magnifiquement verts quise cachent au plus creux des vallées en longeant des torrentsfrais. Les digitales en fleurs s’élancent partout comme de longuesfusées roses au-dessus de l’amas léger et infini des fougères.

C’est loin, paraît-il, cette maison descousins Olhagarray, et ils s’arrêtent de temps à autre pourdemander leur chemin à des bergers, ou bien ils frappent à la portedes quelques logis solitaires rencontrés çà et là sous le couvertdes branches. Ils n’en avaient jamais vu de si vieux, de ces logisbasques, ni de si primitifs, à l’ombre de châtaigniers sigrands.

Les ravins dans lesquels ils s’avancent sontencaissés étrangement. Plus haut encore que tous ces bois de chêneset de hêtres, qui se tiennent comme suspendus au-dessus,apparaissent de farouches cimes dénudées, toute une zone abrupte etchauve, d’un brun sombre, qui pointe dans le bleu violent du ciel.Mais ici, en bas, c’est la région abritée et moussue, verte etprofonde, que le soleil ne brûle jamais et où avril a caché toutson luxe fraîchement superbe.

Et eux aussi, les deux qui passent dans cessentiers de digitales et de fougères, participent à cetteprintanière splendeur.

Peu à peu, dans leur amusement d’être là, etsous l’influence de ce lieu sans âge, les vieux instincts de chasseet de destruction se rallument au fond de leurs âmes. Arrochkoasurtout s’excite, bondit de droite et de gauche, brise, déracinedes herbes et des fleurs ; s’inquiète de tout ce qui remuedans les feuillages si verts, des lézards qu’on pourrait attraper,des oiseaux qu’on pourrait dénicher, et des belles truites quinagent dans l’eau vive ; il saute, il saute ; il voudraitdes lignes de pêche, des bâtons, des fusils ; vraiment il serévèle un peu sauvage, dans l’épanouissement de ses robustesdix-huit ans blonds… Ramuntcho, lui, s’apaise vite ; après lespremières branches cassées, les premières poignées de fleursarrachées, il commence de se recueillir ; il contemple et ilsonge…

Les voici arrêtés maintenant à un carrefour devallées, en un lieu perdu d’où ne s’aperçoit aucune habitationhumaine. Autour d’eux, des gorges d’ombre où se tassent de grandschênes, et au-dessus, partout, un lourd amoncellement de montagnes,d’une couleur rousse, brûlée de soleil. Nulle part, aucun indicedes temps nouveaux ; un absolu silence et comme une paix desépoques primitives. En levant la tête vers les cimes brunes, ilsaperçoivent là-haut, très loin, des paysans qui cheminent par dessentiers invisibles, poussant devant eux des petits ânescontrebandiers : infimes comme des insectes, à de tellesdistances, ces passants silencieux, au flanc de la montagnegéante ; Basques d’autrefois, presque confondus, quand on lesregarde d’ici, avec cette terre rougeâtre d’où ils sortirent – etoù ils doivent rentrer, après avoir vécu comme leurs ancêtres sansrien soupçonner des choses de nos temps, des chosesd’ailleurs…

Ils ôtent leurs bérets, Arrochkoa etRamuntcho, pour s’essuyer le front ; il fait une telle chaleurdans ces gorges, et ils ont tant couru, tant sauté que la sueurperle sur tout leur corps. Ils ont beau s’amuser là, ils voudraientbien arriver, pourtant, auprès des deux petites blondes qui lesattendent. Mais à qui demander la route à présent, puisqu’il n’y aplus personne ?…

« Ave Maria ! » crieprès d’eux, dans l’épaisseur des branches, une vieille voixrauque.

Et cela se continue par une kyrielle de motsdits en decrescendo rapide, vite, vite ; une prière basquedégoisée à perdre haleine, commencée très fort, puis mourante pourfinir. Et un vieux mendiant émerge des fougères, tout terreux, toutvelu, tout gris, courbé sur son bâton comme un homme bois.

« Oui ! dit Arrochkoa, en mettant lamain à la poche. Mais tu vas nous conduire à la maison Olhagarray,pour gagner notre aumône.

– La maison Olhagarray ! répond le vieux.J’en reviens, mes beaux enfants, et vous y êtes ! »

En effet, comment n’avaient-ils pas vu, à centpas plus loin, ce bout de pignon noir, parmi des ramures dechâtaigniers ?

En un point où bruissent des écluses, ellebaigne dans le torrent, cette maison Olhagarray, antique et grande,parmi des châtaigniers séculaires. Alentour, la terre rouge estdénudée et ravinée par les eaux de la montagne ; des racinesénormes s’y contournent, comme de monstrueux serpents gris ;et le lieu entier, surplombé de tous côtés par les massespyrénéennes, est rude et tragique.

Mais deux jeunes filles sont là, assises àl’ombre ; des chevelures blondes et d’élégants petits corsagesroses ; d’étonnantes petites fées très modernes, au milieu dudécor farouche et vieux… Et elles se lèvent avec des cris de joie,pour courir au-devant des visiteurs.

C’eût été mieux, évidemment, d’entrer d’aborddans la maison pour saluer les anciens. Mais ils se disent qu’on neles a sans doute pas vus venir, et ils préfèrent commencer pars’asseoir chacun auprès de sa fiancée blonde, au bord du ruisseau,sur les racines géantes. Et, comme par hasard, les deux coupless’arrangent de façon à ne pas se gêner mutuellement, à restercachés l’un à l’autre par des rochers, par des branches.

Là alors, ils entonnent tout bas une causerielongue, Arrochkoa avec Pantchika, Ramuntcho avec Gracieuse.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien dire, pourparler tant et si vite ?

Bien que leur accent soit moins chanté quecelui du haut pays, dont ils s’étonnaient hier, on croirait tout demême entendre des strophes scandées et rythmées, une sorte depetite musique infiniment douce où les voix des garçons s’atténuentjusqu’à sembler des voix d’enfants.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire, pourparler tant et si vite, au bord ce torrent, dans cet âpre ravin,sous le lourd soleil de midi ?… Mon Dieu, cela n’a guère desens ; c’est plutôt une sorte de murmure spécial aux amoureux,quelque chose comme ce chant particulier que les hirondelles fonten sourdine, à la saison des nids. C’est enfantin, tissud’incohérences et de redites. Non, cela n’a guère de sens, – àmoins que ce ne soit ce qu’il y a de plus sublime au monde, ce quil est possible d’exprimer de plus profond et de plus vrai avec desparoles terrestres… Cela ne veut rien dire, à moins que ce ne soitl’hymne éternel et merveilleux pour lequel seul a été créé lelangage des hommes ou des bêtes, et auprès de quoi tout est vide,misérable et vain.

Il fait une étouffante chaleur dans le fond decette gorge si encaissée de toutes parts ; malgré l’ombre deschâtaigniers, les rayons tamisés par les feuilles brûlent encore.Et cette terre nue d’une couleur de sanguine, la vieillesse extrêmede ce logis voisin, l’antiquité de ces arbres donnent aux entours,tandis que les amoureux causent, des aspects un peu âpres ethostiles.

Jamais Ramuntcho n’avait vu sa petite amie sirosée par le soleil : à ses joues, le beau sang rouge est là,qui affleure la peau mate, la peau fine et transparente ; elleest rose comme les fleurs des digitales.

Des mouches, des moustiques bourdonnent àleurs oreilles. Or, voici que Gracieuse a été piquée en haut dumenton, presque sur la bouche, et qu’elle essaie d’y passer le boutde sa langue, de se gratter en mordant la place avec ses dents d’enhaut. Et Ramuntcho qui regarde ça de tout près, de trop près, sesent pris d’une langueur subite, et, pour faire diversion, s’étireviolemment les bras comme quelqu’un qui veut s’éveiller.

Elle recommence, la petite, sa lèvre luidémangeant toujours, – et, lui, de nouveau, détend les deux bras ense rejetant le torse en arrière.

« Qu’est-ce que tu as, Raymond, àt’étirer comme un chat ?… »

Mais, la troisième fois que Gracieuse se mordà la même place et montre encore le petit bout de sa langue, lui sepenche, vaincu par l’irrésistible vertige, et mord lui aussi, prenddans sa bouche, comme un joli fruit rouge qu’on a cependant peurd’écraser, la fraîche lèvre que le moustique a piquée…

Un silence de frayeur et de délices, pendantlequel ils frissonnent tous deux, elle autant que lui ; elle,tremblante aussi de tous ses membres, pour avoir senti là cecontact de la naissante moustache noire.

« Tu n’es pas fâchée, au moins,dis ?

– Non, mon Ramuntcho… Oh ! je ne suis pasfâchée, non… »

Alors il recommence, éperdu tout à fait, et,dans cet air languide et chaud, ils se donnent, pour la premièrefois de leur vie, les longs baisers des amants…

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