Ramuntcho

XIV

Il y avait une grande partie de paume arrangéepour dimanche prochain à Erribiague, un village très éloigné, ducôté des hautes montagnes. Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino yjoueraient contre trois célèbres d’Espagne ; ils devaient cesoir s’exercer, se délier les bras sur la place d’Etchézar, etGracieuse, avec quelques autres petites filles de son âge, étaitvenue s’asseoir sur les bancs de granit, pour les regarder faire.Jolies, toutes ; des airs élégants, avec leurs corsages decouleurs pâles, taillés d’après les plus récentes fantaisies de lasaison. Et elles riaient, ces petites, elles riaient ! Ellesriaient parce qu’elles avaient commencé de rire et sans savoir dequoi. Un rien, un demi-mot de leur vieille langue basque, dit sansle moindre à-propos par l’une d’elles, et les voilà toutes pâmées…Ce pays est vraiment un des coins du monde où le rire des filleséclate le mieux, sonnant le cristal clair, sonnant la jeunesse etles gorges fraîches.

Arrochkoa était là depuis longtemps, le gantd’osier au bras, lançant seul la pelote, que, de temps à autre, desenfants lui ramassaient. Mais Raymond, Florentino, à quoi doncpensaient-ils ? Comme ils étaient en retard !…

Ils arrivèrent enfin, la sueur au front, ladémarche pesante et embarrassée. Et, comme les petites rieuses lesinterrogeaient, avec ce ton moqueur que les filles, lorsqu’ellessont en troupe, prennent d’ordinaire pour interpeller les garçons,ils sourirent, et chacun d’eux frappa sa propre poitrine qui renditun son de métal… Par des sentiers de la Gizune, ils revenaient àpied d’Espagne, bardés et alourdis de monnaie de cuivre à 1’effigiedu gentil petit roi Alphonse XIII. Nouveau truc decontrebandiers : pour le compte d’Itchoua, ils avaient changélà-bas, à bénéfice, une grosse somme d’argent contre des pièces debillon, destinées à être ensuite écoulées au pair, pendant lesfoires prochaines, dans différents villages des Landes où les sousespagnols ont communément cours. A eux deux, ils rapportaient dansleurs poches, dans leur chemise, contre leur peau, une quarantainede kilos de cuivre. Ils firent tomber tout cela en pluie, surl’antique granit des bancs, aux pieds des petites très amusées, leschargeant de le leur garder et de le compter ; puis, aprèss’être essuyé le front, avoir soufflé un peu, ils commencèrent dejouer et de sauter, se trouvant tout légers à présent et pluslestes que de coutume, cette surcharge en moins.

A part trois ou quatre enfants de l’école quicouraient comme de jeunes chats après les pelotes égarées, il n’yavait qu’elles, les petites, assises en groupe perdu tout en bas deces rangées de gradins déserts, dont les vieilles pierresrougeâtres avaient en ce moment leurs herbes et leurs fleurettesd’avril. Robes d’indienne, clairs corsages blancs ou roses, ellesétaient toute la gaieté de ce lieu solennellement triste. A côté deGracieuse, Pantchika Dargaigaratz, une autre blonde de quinze ans,qui était fiancée à son frère Arrochkoa et allait l’épouser sanstarder, car celui-ci, comme fils de veuve, ne devait pas de serviceà l’armée. Et, critiquant les joueurs, alignant sur le granit lesrangées de sous empilés, elles riaient, elles chuchotaient, avecleur accent chanté, avec toujours leurs finales en rra ouen rrik, faisant rouler si alertement les r qu’oneût dit à chaque instant des bruits d’ailes de moineau dans leursbouches.

Eux aussi, les garçons, s’en donnaient derire, et venaient fréquemment, sous prétexte de repos, s’asseoirparmi elles. Pour jouer, elles les gênaient et les intimidaienttrois fois plus que le public des grands jours, – si railleuses,toutes !

Ramuntcho apprit là de sa petite fiancée unechose qu’il n’aurait jamais osé espérer : elle avait obtenul’autorisation de sa mère pour venir aussi à cette fêted’Erribiague, assister à la partie de paume et visiter ce paysqu’elle ne connaissait pas ; c’était arrangé, qu’elle irait envoiture, avec Pantchika et Mme Dargaignaratz ; et on seretrouverait là-bas ; peut-être même serait-il possible decombiner un retour tous ensemble.

Depuis tantôt deux semaines que leursrendez-vous du soir étaient commencés, c’était la première foisqu’il avait l’occasion de lui parler ainsi dans le jour et devantles autres, – et leur manière s’en trouvait différente, pluscérémonieuse d’apparence, avec, en dessous, un très suave mystère.Il y avait longtemps aussi qu’il ne l’avait vue si bien et de siprès au grand jour : or, elle embellissait encore beaucoup àce printemps-là ; elle était jolie, mais jolie !… Sapoitrine devenait plus ronde et sa taille plus mince ; sonallure gagnait chaque jour en souplesse élégante. Elle continuaitde ressembler à son frère, les mêmes traits réguliers, le mêmeovale parfait ; mais la différence de leurs yeux allaits’accentuant : tandis que ceux d’Arrochkoa, d’une nuance bleuvert qui semblait fuyante par elle-même, se dérobaient quand on lesregardait, les siens au contraire, prunelles et cils noirs, sedilataient pour vous regarder fixement. Ramuntcho n’en connaissaitde semblables à personne ; il en adorait la tendresse franche,et aussi l’interrogation anxieuse et profonde. Bien avant qu’il sefût fait homme et accessible aux duperies des sens, ces yeux-làs’étaient emparés de sa première petite âme d’enfant par tout cequ’elle avait de meilleur et de plus pur. Et voici maintenantqu’autour de tels yeux, la grande Transformeuse énigmatique etsouveraine avait mis toute une beauté de chair, qui appelaitirrésistiblement sa chair à lui pour une communion suprême.

Ils étaient fort distraits, les joueurs, parle groupe des petites filles, des corsages blancs et des corsagesroses, et ils riaient eux-mêmes de se voir jouer plus mal que decoutume. Au-dessus d’elles, qui n’occupaient qu’un petit coin duvieil amphithéâtre de granit, montaient des rangées de bancs videsun peu en ruines ; puis, les maisons d’Etchézar, sipaisiblement isolées du reste du monde ; puis enfin la masseobscure, encombrante de la Gizune, emplissant le ciel et se mêlantà d’épais nuages qui dormaient contre ses flancs. Nuages immobiles,inoffensifs et sans menace de pluie ; nuages de renouveau, quiétaient d’une couleur tourterelle et qui semblaient tièdes commel’air de cette soirée. Et, dans une déchirure, bien moins haut quela cime dominatrice de tout ce lieu, une lune ronde commençait des’argenter à mesure que déclinait le jour.

Ils jouèrent, au beau crépuscule, jusqu’àl’heure des premières chauves-souris, jusqu’à l’heure où la peloteenvolée ne se voyait vraiment plus assez dans l’air. Peut-êtresentaient-ils inconsciemment tous que l’instant était rare et ne seretrouverait plus : alors, autant que possible, ils leprolongeaient.

Et, pour finir, on s’en alla tous ensembleporter à Itchoua ses sous d’Espagne. En deux parts, on les avaitmis dans deux grosses serviettes rousses qu’un garçon et une filletenaient à chaque bout, et on marchait en mesure, en chantant l’airde « la Fileuse de Lin ».

Comme ce crépuscule d’avril était long, clairet doux !… Il y avait déjà des roses et toutes sortes defleurs, devant les murs des vénérables maisons blanches aux auventsbruns ou verts. Des jasmins, des chèvrefeuilles, des tilleulsembaumaient. Pour Gracieuse et Raymond, c’était l’une de ces heuresexquises que plus tard, dans la tristesse angoissée des réveils, onse rappelle avec un regret à la fois déchirant et charmé…

Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terredes soirs de printemps, et de si jolis yeux à regarder, et dessourires de jeunes filles, et des bouffées de parfums que lesjardins vous envoient quand les nuits d’avril tombent, et tout cetenjôlement délicieux de la vie, puisque c’est pour aboutirironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort…

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