Ramuntcho

V

Huit heures du soir. Ils ont dîné à lacidrerie, tous les joueurs, sauf le vicaire, sous le patronaged’Itchoua ; ils ont flâné longuement ensuite, alanguis dans lafumée des cigarettes de contrebande et écoutant les improvisationsmerveilleuses des deux frères Iragola, de la montagne de Mendiazpi– tandis que dehors, dans la rue, les filles, par petits groupes sedonnant le bras, venaient regarder aux fenêtres, s’amuser à suivre,sur les vitres enfumées, les ombres rondes de toutes ces têtesd’hommes coiffés de bérets pareils…

Maintenant, sur la place, l’orchestre decuivre joue les premières mesures du fandango, et les jeunesgarçons, les jeunes filles, tous ceux du village et quelques-unsaussi de la montagne qui sont restés pour danser, accourent parbandes impatientes. Il y en a qui dansent déjà dans le chemin, pourne rien perdre, qui arrivent en dansant.

Et bientôt le fandango tourne, tourne, auclair de la lune nouvelle dont les cornes semblent poser là-haut,sveltes et légères, sur la montagne énorme et lourde. Dans lescouples qui dansent, sans s’enlacer ni se tenir, on ne se séparejamais ; l’un devant l’autre toujours et à distance égale, legarçon et la fille évoluent, avec une grâce rythmée, comme liésensemble par quelque invisible aimant.

Il s’est caché, le croissant de la lune,abîmé, dirait-on, dans la ténébreuse montagne ; alors onapporte des lanternes qui s’accrochent aux troncs des platanes, etles jeunes hommes peuvent mieux voir leurs danseuses qui, vis-à-visd’eux, se balancent, avec un air de continuellement fuir, mais sanss’éloigner jamais : presque toutes jolies, élégamment coifféesen cheveux, un soupçon de foulard sur la nuque, et portant avecaisance des robes à la mode d’aujourd’hui. Eux, les danseurs, unpeu graves toujours, accompagnent la musique en faisant claquerleurs doigts en l’air : figures rasées et brunies, auxquellesles travaux des champs, de la contrebande ou de la mer ont donnéune maigreur spéciale, presque ascétique ; cependant, àl’ampleur de leurs cous bronzés, à la carrure de leurs épaules, lagrande force se décèle, la force de cette vieille race sobre etreligieuse.

Le fandango tourne et oscille, sur un air devalse ancienne. Tous les bras, tendus et levés, s’agitent en l’air,montent ou descendent avec de jolis mouvements cadencés, suivantles oscillations des corps. Les espadrilles à semelle de corderendent cette danse silencieuse et comme infiniment légère ;on n’entend que le frou-frou des robes, et toujours le petitclaquement sec des doigts imitant un bruit de castagnettes. Avecune grâce espagnole, les filles, dont les larges manches s’éploientcomme des ailes, dandinent leurs tailles serrées, au-dessus deleurs hanches vigoureuses et souples…

En face l’un de l’autre, Ramuntcho etGracieuse ne se disaient d’abord rien, tout entiers à l’enfantinejoie de se mouvoir vite et en cadence, au son d’une musique. Elleest d’ailleurs très chaste, cette façon de danser sans que jamaisles corps se frôlent.

Mais il y eut aussi, au cours de la soirée,des valses et des quadrilles, et même des promenades bras dessusbras dessous, permettant aux amoureux de se toucher et decauser.

« Alors, mon Ramuntcho, dit Gracieuse,c’est de ça que tu penses faire ton avenir, n’est-ce pas ? dujeu de paume ? »

Ils se promenaient maintenant au bras l’un del’autre, sous les platanes effeuillés, dans la nuit de novembre,tiède comme une nuit de mai, un peu à l’écart, pendant unintervalle de silence où les musiciens se reposaient.

« Dame, oui ! réponditRaymond ; chez nous, c’est un métier comme un autre, où l’ongagne bien sa vie, tant que la force est là… Et on peut aller detemps en temps faire une tournée aux Amériques, tu sais, comme Irunet Gorostéguy, rapporter des vingt, des trente mille francs pourune saison, gagnés honnêtement sur les places de Buenos Aires.

– Oh ! les Amériques ! – s’écriaGracieuse, dans un élan étourdi et joyeux, – les Amériques, quelbonheur ! Ç’avait toujours été mon envie, à moi !Traverser la grande mer, pour voir ce pays de là-bas ! … Etnous irions à la recherche de ton oncle Ignacio, puis chez mescousins Bidegaïna, qui tiennent une ferme au bord de l’Uruguay,dans les prairies… »

Elle s’arrêta de parler, la petite fillejamais sortie de ce village que les montagnes enferment etsurplombent ; elle s’arrêta pour rêver à ces pays silointains, qui hantaient sa jeune tête parce qu’elle avait eu,comme la plupart des Basques, des ancêtres migrateurs, – de cesgens que l’on appelle ici Américains ou Indiens, qui passent leurvie aventureuse de l’autre côté de l’Océan et ne reviennent au chervillage que très tard, pour y mourir. Et, tandis qu’elle rêvait, lenez en l’air, les yeux en haut dans le noir des nuées et des cimesemprisonnantes, Ramuntcho sentait son sang courir plus vite, soncœur battre plus fort, dans l’intense joie de ce qu’elle venait desi spontanément dire. Et, la tête penchée vers elle, la voixinfiniment douce et enfantine, il lui demanda, comme un peu pourplaisanter :

« Nous irions ? C’est biencomme ça que tu as parlé : nous irions, toi avecmoi ? Ça signifie donc que tu serais consentante, un peu plustard, quand nous serons d’âge, à nous marier tousdeux ? »

Il perçut, à travers l’obscurité, le gentiléclair noir des yeux de Gracieuse qui se levaient vers lui avec uneexpression d’étonnement et de reproche :

« Alors…, tu ne le savais pas ?

– Je voulais te le faire dire, tu vois bien…C’est que tu ne me l’avais jamais dit, sais-tu… »

Il serra contre lui le bras de sa petitefiancée, et leur marche devint plus lente. C’est vrai, qu’ils nes’étaient jamais dit cela, non pas seulement parce qu’il leursemblait que ça allait de soi, mais surtout parce qu’ils sesentaient arrêtés au moment de parler par une terreur quand même, –la terreur de s’être trompés et que ce ne fût pas vrai… Etmaintenant ils savaient, ils étaient sûrs. Alors ils prenaientconscience qu’ils venaient de franchir à deux le seuil grave etsolennel de la vie. Et, appuyés l’un à l’autre, ils chancelaientpresque dans leur promenade ralentie, comme deux enfants ivres dejeunesse, de joie et d’espoir.

« Mais, est-ce que tu crois qu’ellevoudra, ta mère ? » reprit Ramuntcho timidement, après lelong silence délicieux…

« Ah ! voilà…, répondit la petitefiancée, avec un soupir d’inquiétude… Arrochkoa, mon frère, serapour nous, c’est bien probable. Mais maman ?… Mamanvoudra-t-elle ?… Et puis, ce ne serait pas pour bientôt, danstous les cas… Tu as ton service à faire à l’armée.

– Non, si tu le veux ! Non, je peux nepas le faire, mon service ! Je suis Guipuzcoan, moi, comme mamère ; alors, on ne me prendra pour la conscription que si jele demande… Donc ce sera comme tu l’entendras ; comme tuvoudras, je ferai…

– Ça, mon Ramuntcho, j’aimerais mieux pluslongtemps t’attendre et que tu te fasses naturaliser, et que tusois soldat comme les autres. C’est mon idée à moi, puisque tu veuxque je te la dise !…

– Vrai, c’est ton idée ?… Eh bien, tantmieux, car c’est la mienne aussi. Oh ! mon Dieu, Français ouEspagnol, moi, ça m’est égal. A ta volonté, tu m’entends !J’aime autant l’un que l’autre : je suis Basque comme toi,comme nous sommes tous ; le reste, je m’en fiche ! Mais,pour ce qui est d’être soldat quelque part, de ce côté-ci de lafrontière ou de l’autre, oui, je préfère ça : d’abord on al’air d’un lâche quand on s’esquive : et puis, c’est une chosequi me plaira, pour te dire franchement. Ça et voir du pays, c’estmon affaire tout à fait !

– Eh bien, mon Ramuntcho puisque ça t’estégal, alors, fais-le en France, ton service, que je sois pluscontente.

– Entendu, Gatchutcha (1) !… Tu me verrasen pantalon rouge, hein ? Je reviendrai au pays commeBidegarray, comme Joachim, te rendre visite en soldat. Et, sitôtmes trois années finies, alors, notre mariage, dis, si ta mamannous permet ! »

1. Diminutif basque de Gracieuse.

Après un silence encore, Gracieuse reprit,d’une voix plus basse, et solennellement cette fois :

« Écoute-moi bien, mon Ramuntcho…, jesuis comme toi, tu penses : j’ai peur d’elle…, de ma mère…Mais, écoute-moi bien…, si elle nous refusait, nous ferionsensemble n’importe quoi, tout ce que tu voudrais, car ce serait laseule chose au monde pour laquelle je ne lui obéiraispas… »

Puis, le silence de nouveau revint entre eux,maintenant qu’ils s’étaient promis, l’incomparable silence desjoies jeunes, des joies neuves et encore inéprouvées, qui ontbesoin de se taire, de se recueillir pour se comprendre mieux danstoute leur profondeur. Ils allaient à petits pas et au hasard versl’église, dans l’obscurité douce que les lanternes ne troublaientplus, grisés rien que de leur innocent contact et de se sentirmarcher l’un contre l’autre, dans ce chemin où personne ne lesavait suivis…

Mais, un peu loin d’eux, qui avaient fait pours’isoler plus de chemin que d’ordinaire, le bruit des cuivres toutà coup s’éleva de nouveau, en une sorte de valse lente un peubizarrement rythmée. Et les deux petits fiancés, très enfants, àl’appel du fandango, sans s’être consultés et comme s’il s’agissaitd’une chose obligée qui ne se discute pas, prirent leur course pourn’en rien manquer, vers le lieu où les couples dansaient. Vite,vite en place l’un devant l’autre, ils se remirent à se balancer enmesure, toujours sans se parler, avec leurs mêmes jolis gestes debras, leurs mêmes souples mouvements de hanches. De temps a autre,sans perdre le pas ni la distance, ils filaient tous deux, en lignedroite comme des flèches, dans une direction quelconque. Mais cen’était qu’une variante habituelle de cette danse-là ; – et,toujours en mesure, vivement, comme des gens qui glissent, ilsrevenaient à leur point de départ.

Gracieuse apportait à danser la même ardeurpassionnée qu’elle mettait à prier devant les chapelles blanches, –la même ardeur aussi que, plus tard sans doute, elle mettrait àenlacer Raymond, quand les caresses entre eux ne seraient plusdéfendues. Et par moments, toutes les cinq ou six mesures, en mêmetemps que son danseur léger et fort, elle faisait un tour completsur elle-même, le torse penché avec une grâce espagnole, la tête enarrière, les lèvres entrouvertes sur la blancheur nette des dents,une grâce distinguée et fière se dégageant de toute sa petitepersonne encore si mystérieuse, qui à Raymond seul se livrait unpeu.

Tout ce beau soir de novembre, ils dansèrentl’un devant l’autre, muets et charmants, avec des intervalles depromenade à deux, pendant lesquels même ils ne parlaient plus qu’àpeine, et toujours de choses enfantines et quelconques – enivréschacun en silence par la grande chose sous-entendue et délicieusedont ils avaient l’âme remplie.

Et, jusqu’au couvre-feu sonné à l’église, cepetit bal sous les branches d’automne, ces petites lanternes, cettepetite fête dans ce recoin fermé du monde, jetèrent un peu delumière et de bruit joyeux au milieu de la vaste nuit, quefaisaient plus sourde et plus noire les montagnes dressées partoutcomme des géants d’ombre.

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