Ramuntcho

IV

« Ite missa est ! » Lagrand-messe est terminée et l’antique église se vide. Dehors, dansle préau, parmi les tombes, les assistants se répandent. Et toutela joie d’un midi ensoleillé les accueille, au sortir de la nefsombre où ils avaient plus ou moins entrevu, chacun suivant sesfacultés naïves, le grand mystère et l’inévitable mort.

Recoiffés tous de l’uniforme béret national,les hommes descendent par l’escalier extérieur ; les femmes,plus lentes à se reprendre au leurre du ciel bleu, gardant encoresous leur voile de deuil un peu du rêve de l’église, sortent engroupes tout noirs par les portiques d’en bas ; autour d’unefosse fraîchement fermée, quelques-unes s’attardent etpleurent.

Le vent de Sud, qui est le grand magicien dupays basque, souffle doucement. L’automne d’hier s’en est allé eton l’oublie. Des haleines tièdes passent dans l’air, vivifiantes,plus salubres que celles de mai, ayant l’odeur du foin et l’odeurdes fleurs. Deux chanteuses des grands chemins sont là, adossées aumur du cimetière, et entonnent, avec un tambourin et une guitare,une vieille séguidille d’Espagne, apportant jusqu’ici les gaietéschaudes et un peu arabes d’au-delà les proches frontières.

Et au milieu de tout cet enivrement denovembre méridional, plus délicieux dans cette contrée quel’enivrement du printemps, Ramuntcho, descendu l’un des premiers,guette la sortie des sœurs pour se rapprocher de Gracieuse.

Le marchand d’espadrilles est venu, lui aussi,à cette sortie de la messe, étaler parmi les roses des tombes seschaussures en toiles ornées de fleurs de laine, et les jeuneshommes, attirés par les broderies éclatantes, s’assemblent autourde lui pour des essayages, pour des choix de couleurs.

Les abeilles et les mouches bourdonnent commeen juin ; le pays est redevenu pour quelques heures, pourquelques journées, tant que ce vent soufflera, lumineux et chaud.En avant des montagnes, qui ont pris des teintes violentes de brunou de vert sombre, et qui paraissent s’être avancées aujourd’huijusqu’à surplomber l’église, des maisons du village se détachenttrès nettes, très blanches sous leur couche de chaux, – de vieillesmaisons pyrénéennes, si hautes d’étage, avec leurs balcons de boiset, sur leurs murailles, leurs entrecroisements de poutres à lamode du temps passé. Et vers le Sud-Ouest, la partie de l’Espagnequi est visible, la cime dénudée et rousse, familière auxcontrebandiers, se dresse toute voisine dans le beau cielclair.

Gracieuse ne paraît pas encore, attardée sansdoute avec les nonnes à quelque soin d’autel. Quant à Franchita,qui ne se mêle plus jamais aux fêtes du dimanche, elle s’éloignepour reprendre le chemin de sa maison, toujours silencieuse ethautaine, après un sourire d’adieu à son fils, qu’elle ne reverraplus que ce soir, une fois les danses finies.

Cependant un groupe de jeunes hommes, parmilesquels le vicaire qui vient à peine de dépouiller ses ornementsd’or, s’est formé au seuil de l’église, dans le soleil, et paraîtcombiner de graves projets. – Ils sont, ceux-là, les beaux joueursde la contrée, la fine fleur des lestes et des forts ; c’estpour la partie de « pelote » de l’après-midi qu’ils seconcertent tous, et ils font signe à Ramuntcho pensif, qui vient semêler à eux. Quelques vieillards s’approchent aussi et lesentourent, bérets enfoncés sur des cheveux blancs et des facesrasées de moines : les champions du temps passé, encore fiersde leurs succès d’antan, et sûrs de voir leurs avis respectés quandil s’agit de ce jeu national, auquel les hommes d’ici se rendentavec orgueil, comme au champ d’honneur. – Après discussioncourtoise, la partie est arrangée ; ce sera aussitôt aprèsvêpres ; on jouera au blaid avec le gant d’osier, etles six champions choisis, divisés en deux camps, seront leVicaire, Ramuntcho et Arrochkoa, le frère de Gracieuse, contretrois fameux des communes voisines : Joachim, deMendiazpi ; Florentino, d’Espelette, et Irrubeta,d’Hasparren…

Maintenant voici le « convoi », quisort de l’église et passe près d’eux, si noir dans cette fête delumière, et si archaïque, avec l’enveloppement de ses capes, de sesbéguins et de ses voiles. Ils disent le moyen âge, ces gens-là, endéfilant, le moyen âge dont le pays basque conserve encore l’ombre.Et surtout ils disent la mort, comme la disent les grandes dallesfunéraires dont la nef est pavée, comme la disent les cyprès et lestombes, et toutes les choses de ce lieu où les hommes viennentprier ; la mort, toujours la mort… – Mais une mort trèsdoucement voisine de la vie, sous l’égide des vieux symbolesconsolateurs… Car la vie est là aussi qui s’indique, presqueégalement souveraine, dans les chauds rayons qui éclairent lecimetière, dans les yeux des petits enfants qui jouent parmi lesroses d’automne, dans le sourire de ces belles filles brunes, qui,la messe finie, s’en retournent d’un pas indolemment souple vers levillage ; dans les muscles de toute cette jeunesse d’hommesalertes et vigoureux, qui vont tout à l’heure exercer au jeu depaume leurs jarrets et leurs bras de fer… Et, de ce groupement devieillards et de jeunes garçons au seuil d’une église, de tout cemélange si paisiblement harmonieux de la mort et de la vie, jaillitla haute leçon bienfaisante, l’enseignement qu’il faut jouir en sontemps de la force et de l’amour ; puis, sans s’obstiner àdurer, se soumettre à l’universelle loi de passer et de mourir, enrépétant avec confiance, comme ces simples et ces sages, ces mêmesprières par lesquelles les agonies des ancêtres ont étébercées…

Il est invraisemblablement radieux, le soleilde midi dans ce préau des morts. L’air est exquis et on se grise àrespirer. Les horizons pyrénéens se sont déblayés de leurs nuages,de leurs moindres vapeurs, et il semble que le vent de Sud aitapporté jusqu’ici des limpidités d’Andalousie ou d’Afrique.

La guitare et le tambourin basque accompagnentla séguidille chantée, que les mendiantes d’Espagne jettent commeune petite ironie légère, dans ce vent tiède, au-dessus des morts.Et garçons et filles songent au fandango de ce soir, sentent monteren eux-mêmes le désir et l’ivresse de danser…

Enfin, voici la sortie des sœurs, tantattendue par Ramuntcho ; avec elles s’avancent Gracieuse et samère Dolorès, qui est encore en grand deuil de veuve, la figureinvisible sous un béguin noir, fermé d’un voile de crêpe.

Que peut-elle avoir, cette Dolorès, àcomploter avec la Bonne-Mère ? – Ramuntcho les sachantennemies, ces deux femmes, s’étonne et s’inquiète aujourd’hui deles voir marcher côte à côte. A présent, voici même qu’elless’arrêtent pour causer à l’écart, tant ce qu’elles disent est sansdoute important et secret ; leurs pareils béguins noirs,débordants comme des capotes de voiture, se rapprochent jusqu’à setoucher, et elles se parlent à couvert là-dessous ;chuchotement de fantômes, dirait-on, à l’abri d’une espèce depetite voûte noire… Et Ramuntcho a le sentiment de quelque chosed’hostile qui commencerait à se tramer là contre lui, entre cesdeux béguins méchants…

Quand le colloque est fini, il s’avance,touche son béret pour un salut, gauche et timide tout à coup devantcette Dolorès, dont il devine le dur regard sous le voile. Cettefemme est la seule personne au monde qui ait le pouvoir de leglacer, et, jamais ailleurs qu’en sa présence, il ne sent peser surlui la tare d’être un enfant de père inconnu, de ne porter d’autrenom que celui de sa mère.

Aujourd’hui cependant, à sa grande surprise,elle est plus accueillante que de coutume et dit d’une voix presqueaimable : « Bonjour, mon garçon ! » Alors ilpasse près de Gracieuse, pour lui demander avec une anxiétébrusque :

« Ce soir, à huit heures, dis, on setrouvera sur la place, pour danser ? »

Depuis quelque temps, chaque dimanche nouveauramenait pour lui cette même frayeur, d’être privé de danser lesoir avec elle. Or, dans la semaine, il ne la voyait presque plusjamais. A présent qu’il se faisait homme, c’était pour lui la seuleoccasion de la ressaisir un peu longuement, ce bal sur l’herbe dela place, au clair des étoiles ou de la lune.

Ils avaient commencé de s’aimer depuis tantôtcinq années, Ramuntcho et Gracieuse, étant encore tout enfants. Etces amours-là, quand par hasard l’éveil des sens les confirme aulieu de les détruire, deviennent dans les jeunes têtes quelquechose de souverain et d’exclusif.

Ils n’avaient d’ailleurs jamais songé à sedire cela entre eux, tant ils le savaient bien ; jamais ilsn’avaient parlé ensemble de l’avenir, qui, cependant, ne leurapparaissait pas possible l’un sans l’autre. Et l’isolement de cevillage de montagne où ils vivaient, peut-être aussi l’hostilité deDolorès à leurs naïfs projets inexprimés, les rapprochaient plusencore…

« Ce soir à huit heures, dis, on setrouvera sur la place pour danser ?

– Oui… », répond la petite fille trèsblonde, levant sur son ami des yeux de tristesse un peu effarée enmême temps que de tendresse ardente.

« Mais sûr ? » demande ànouveau Ramuntcho, inquiet de ces yeux-là.

« Oui, sûr ! »

Alors, il est tranquillisé encore pour cettefois, sachant que, si Gracieuse a dit et voulu quelque chose, onpeut y compter. Et tout de suite, le temps lui paraît plus beau, ledimanche plus amusant, la vie plus charmante…

Le dîner maintenant appelle les Basques dansles maisons ou les auberges, et, sous l’éclat un peu morne dusoleil de midi, le village semble bientôt désert.

Ramuntcho, lui, se rend à la cidrerie que lescontrebandiers et les joueurs de pelote fréquentent ; là, ils’attable, le béret toujours en visière sur le front, avec tous sesamis retrouvés : Arrochkoa, Florentino, deux ou trois autresde la montagne, et le sombre Itchoua, leur chef à tous.

On leur prépare un repas de fête, avec despoissons de la Nivelle, du jambon et des lapins. Sur le devant dela salle vaste et délabrée, près des fenêtres, les tables, lesbancs de chêne sur lesquels ils sont assis ; au fond, dans lapénombre, les tonneaux énormes, remplis de cidre nouveau.

Dans cette bande de Ramuntcho, qui est là aucomplet sous l’œil perçant de son chef, règne une émulationd’audace et un réciproque dévouement de frères ; durant lescourses nocturnes surtout, c’est à la vie à la mort entre euxtous.

Accoudés lourdement, engourdis dans lebien-être de s’asseoir après les fatigues de la nuit et concentrésdans l’attente d’assouvir leur faim robuste, ils restent silencieuxd’abord, relevant à peine la tête pour regarder, à travers lesvitres, les filles qui passent. Deux sont très jeunes, presque desenfants comme Raymond : Arrochkoa et Florentino. Les autresont, comme Itchoua, de ces visages durcis, de ces yeux embusquéssous l’arcade frontale qui n’indiquent plus aucun âge ; leuraspect cependant décèle bien tout un passé de fatigues, dansl’obstination irraisonnée de faire ce métier de contrebande qui auxmoins habiles rapporte à peine du pain.

Puis, réveillés peu à peu par les metsfumants, par le cidre doux, voici qu’ils causent ; bien tôtleurs mots s’entrecroisent légers, rapides et sonores, avec unroulement excessif des r. Ils parlent et s’égayent, enleur mystérieuse langue, d’origine si inconnue, qui, aux hommes desautres pays de l’Europe, semble plus lointaine que du mongolien oudu sanscrit. Ce sont des histoires de nuit et de frontière, qu’ilsse disent, des ruses nouvellement inventées et d’étonnantesmystifications de carabiniers espagnols. Itchoua, lui, le chef,écoute plutôt qu’il ne parle ; on n’entend que de loin en loinvibrer sa voix profonde de chantre d’église. Arrochkoa, le plusélégant de tous, détonne un peu à côté des camarades de la montagne(à l’état civil, il s’appelait Jean Detcharry, mais n’était connuque sous ce surnom porté de père en fils par les aînés de safamille, depuis ses ancêtres lointains). Contrebandier parfantaisie, celui-là, sans nécessité aucune, et possédant de bonnesterres au soleil ; le visage frais et joli, la moustacheblonde retroussée à la mode des chats, l’œil félin aussi, l’œilcaressant et fuyant ; attiré par tout ce qui réussit, tout cequi amuse, tout ce qui brille ; aimant Ramuntcho pour sestriomphes au jeu de paume, et très disposé à lui donner la main desa sœur Gracieuse, ne fût-ce que pour faire opposition à sa mèreDolorès. Et Florentino, l’autre grand ami de Raymond, est aucontraire, le plus humble de la bande ; un athlétique garçonroux, au front large et bas, aux bons yeux de résignation doucecomme ceux des bêtes de labour ; sans père ni mère, nepossédant au monde qu’un costume râpé et trois chemises de cotonrose ; d’ailleurs uniquement amoureux d’une petite orphelinede quinze ans, aussi pauvre que lui et aussi primitive.

Voici enfin Itchoua qui daigne parler à sontour. Il conte, sur un ton de mystère et de confidence, certainehistoire qui se passa au temps de sa jeunesse, par une nuit noire,sur le territoire espagnol, dans les gorges d’Andarlaza. Appréhendéau corps par deux carabiniers, au détour d’un sentier d’ombre, ils’était dégagé en tirant son couteau pour le plonger au hasard dansune poitrine : une demi-seconde, la résistance de la chair,puis, crac ! la lame brusquement entrée, un jet de sang toutchaud sur sa main, l’homme tombé, et lui, en fuite dans les rochersobscurs…

Et la voix qui prononce ces choses avec uneimplacable tranquillité est bien celle-là même qui, depuis desannées, chante pieusement chaque dimanche la liturgie dans lavieille église sonore, – tellement qu’elle semble en retenir uncaractère religieux et presque sacré !…

« Dame ! quand on est pris, n’est-cepas ?… – ajoute le conteur, en les scrutant tous de ses yeuxredevenus perçants… – quand on est pris, n’est-ce pas ?…Qu’est-ce que c’est que la vie d’un homme dans ces cas-là ?Vous n’hésiteriez pas non plus, je pense bien, vous autres, si vousétiez pris ?…

– Bien sûr, répond Arrochkoa sur un tond’enfantine bravade, bien sûr ! dans ces cas-là, pour la vied’un carabinero, hésiter !… Ah ! parexemple !… »

Le débonnaire Florentino, lui, détourne sesyeux désapprobateurs : il hésiterait, lui ; il ne tueraitpas, cela se devine à son expression même.

« N’est-ce pas ? répète encoreItchoua, en dévisageant cette fois Ramuntcho d’une façonparticulière ; n’est-ce pas, dans ces cas-là, tu n’hésiteraispas, toi non plus, hein ?

– Bien sûr, répond Ramuntcho avec soumission,oh ! non, bien sûr… »

Mais son regard, comme celui de Florentino,s’est détourné. Une terreur lui vient de cet homme, de cetteimpérieuse et froide influence déjà si complètement subie ;tout un côté doux et affiné de sa nature s’éveille, s’inquiète etse révolte.

D’ailleurs, un silence a suivi l’histoire, etItchoua, mécontent de ses effets, propose de chanter pour changerle cours des idées.

Le bien-être tout matériel des fins de repas,le cidre qu’on a bu, les cigarettes qu’on allume et les chansonsqui commencent, ramènent vite la joie confiante dans ces têtesd’enfants. Et puis, il y a parmi la bande les deux frères Iragola,Marcos et Joachim, jeunes hommes de la montagne au-dessus deMandiazpi, qui sont des improvisateurs renommés dans le paysd’alentour, et c’est plaisir de les entendre, sur n’importe quelsujet, composer et chanter de si jolis vers.

« Voyons, dit Itchoua, toi, Marcos, tuserais un marin qui veut passer sa vie sur l’Océan et chercherfortune aux Amériques ; toi, Joachim, tu serais un laboureurqui préfère ne pas quitter son village et sa terre d’ici. Et, enalternant, tantôt l’un, tantôt l’autre, tous deux vous discuterez,en couplets de longueur égale, les plaisirs de votre métier, surl’air…, sur l’air d’Iru damacho. Allez ! »

Ils se regardent, les deux frères, à demitournés l’un vers l’autre sur le banc de chêne où ils sontassis ; un instant de songerie, pendant lequel uneimperceptible agitation des paupières trahit seule le travail quise fait dans leurs têtes ; puis, brusquement Marcos, l’aîné,commence, et ils ne s’arrêteront plus. Avec leurs joues rasées,leurs beaux profils, leurs mentons qui s’avancent, un peuimpérieux, au-dessus des muscles puissants du cou, ils rappellent,dans leur immobilité grave, ces figures que l’on voit sur lesmédailles romaines. Ils chantent avec un certain effort du gosier,comme les muezzins des mosquées, en des tonalités hautes. Quandl’un a fini son couplet, sans une seconde d’hésitation ni desilence, l’autre reprend ; de plus en plus leurs espritss’animent et s’échauffent, ils semblent deux inspirés. Autour de latable des contrebandiers, beaucoup d’autres bérets se sont groupéset on écoute avec admiration les choses spirituelles ou sensées queles deux frères savent dire, avec toujours la cadence et la rimequ’il faut.

Vers la vingtième strophe enfin, Itchoua lesinterrompt pour les faire reposer, et il commande d’apporter ducidre encore.

« Mais comment avez-vous appris, demandeRamuntcho aux Iragola ; comment cela vous est-ilvenu ?

– Oh ! répond Marcos, d’abord c’est defamille, comme tu dois savoir. Notre père, notre grand-père ont étédes improvisateurs qu’on aimait entendre dans toutes les fêtes dupays basque, et notre mère aussi était la fille d’un grandimprovisateur du village de Lesaca. Et puis chaque soir, enramenant nos bœufs ou en trayant nos vaches, nous nous exerçons, oubien encore au coin du feu durant les veillées d’hiver. Oui, chaquesoir, nous composons ainsi, sur des sujets que l’un ou l’autreimagine, et c’est notre plaisir à tous deux… »

Mais, quand vient pour Florentino son tour dechanter, lui, qui ne sait que les vieux refrains de la montagne,entonne en fausset d’arabe la complainte de la fileuse delin ; alors Ramuntcho, qui l’avait chantée la veille dans lecrépuscule d’automne, revoit le ciel enténébré d’hier, les nuéespleines de pluie, le char à bœufs descendant tout en bas, dans unvallon mélancolique et fermé, vers une métairie solitaire…, etsubitement l’angoisse inexpliquée lui revient, la même qu’il avaitdéjà eue ; l’inquiétude de vivre et de passer ainsi, toujoursdans ces mêmes villages, sous l’oppression de ces mêmesmontagnes ; la notion et le confus désir desailleurs ; le trouble des inconnaissables lointains…Ses yeux, devenus atones et fixes, regardent en dedans ; pourquelques étranges minutes, il se sent exilé, sans comprendre dequelle patrie, déshérité, sans savoir de quoi, triste jusqu’au fondde l’âme ; entre lui et les hommes qui l’entourent se sontdressées tout à coup d’irréductibles dissemblanceshéréditaires…

Trois heures. C’est l’heure où finissent lesvêpres chantées, dernier office du jour ; l’heure où sortentde l’église, dans un recueillement grave comme celui du matin,toutes les mantilles de drap noir cachant les jolis cheveux desfilles et la forme de leur corsage, tous les bérets de lainepareillement abaissés sur les figures rasées des hommes, sur leursyeux vifs ou sombres, plongés encore dans le songe des vieuxtemps.

C’est l’heure où vont commencer les jeux, lesdanses, la pelote et le fandango. Tout cela traditionnel etimmuable.

La lumière du jour se fait déjà plus dorée, onsent le soir venir. L’église, subitement vide, oubliée, où persistel’odeur de l’encens, s’emplit de silence, et les vieux ors desfonds brillent mystérieusement au milieu de plus d’ombre ; dusilence aussi se répand alentour, sur le tranquille enclos desmorts, où les gens, cette fois, sont passés sans s’arrêter, dans lahâte de se rendre ailleurs.

Sur la place du jeu de paume, on commence àarriver de partout, du village même et des hameaux voisins, desmaisonnettes de bergers ou de contrebandiers qui perchent là-haut,sur les âpres montagnes. Des centaines de bérets basques, toussemblables, sont présent réunis, prêts à juger des coups enconnaisseurs, à applaudir ou à murmurer ; ils discutent leschances, commentent la force des joueurs et arrangent entre eux degros paris d’argent. Et des jeunes filles, des jeunes femmess’assemblent aussi, n’ayant rien de nos paysannes des autresprovinces de France, élégantes, affinées, la taille gracieuse etbien prise dans des costumes de formes nouvelles ;quelques-unes portant encore sur le chignon le foulard de soie,roulé et arrangé comme une petite calotte ; les autres, têtenue, les cheveux disposés de la manière la plus moderne ;d’ailleurs, jolies pour la plupart, avec d’admirables yeux et detrès longs sourcils… Cette place, toujours solennelle et en tempsordinaire un peu triste, s’emplit aujourd’hui dimanche d’une foulevive et gaie.

Le moindre hameau, en pays basque, a sa placepour le jeu de paume, grande, soigneusement tenue, en général prèsde l’église, sous des chênes.

Mais ici, c’est un peu le centre, et comme leconservatoire des joueurs français, de ceux qui deviennentcélèbres, tant aux Pyrénées qu’aux Amériques, et que, dans lesgrandes parties internationales, on oppose aux champions d’Espagne.Aussi la place est-elle particulièrement belle et pompeuse,surprenante en un village si perdu. Elle est dallée de largespierres, entre lesquelles des herbes poussent, accusant sa vétustéet lui donnant un air d’abandon. Des deux côtés s’étendent, pourles spectateurs, de longs gradins, – qui sont en granit rougeâtrede la montagne voisine et, en ce moment, tout fleuris de scabieusesd’automne. – Et au fond, le vieux mur monumental se dresse, contrelequel les pelotes viendront frapper ; il y a un frontonarrondi, qui semble une silhouette de dôme, et porte cetteinscription à demi effacée par le temps : « Blaidkaharitzea debakatua. » (Il est défendu de jouer aublaid.)

C’est au blaid cependant que va sefaire la partie du jour ; mais l’inscription vénérable remonteau temps de la splendeur du jeu national, dégénéré à présent commedégénèrent toutes choses ; elle avait été mise là pourconserver la tradition du rebot, un jeu plus difficile,exigeant plus d’agilité et de force, et qui ne s’est guère perpétuéque dans la province espagnole de Guipuzcoa.

Tandis que les gradins s’emplissent toujours,elle reste vide encore, la place dallée que verdissent les herbes,et qui a vu, depuis les vieux temps, sauter et courir les lestes etles vigoureux de la contrée. Le beau soleil d’automne, à sondéclin, l’échauffe et l’éclaire. Çà et là quelques grands chêness’effeuillent au-dessus des spectateurs assis. On voit là-bas lahaute église et les cyprès, tout le recoin sacré, d’où les saintset les morts semblent de loin regarder, protéger les joueurs,s’intéresser à ce jeu qui passionne encore toute une race et lacaractérise…

Enfin ils entrent dans l’arène, lespelotaris, les six champions parmi lesquels il en est unen soutane, le vicaire de la paroisse. Avec eux, quelques autrespersonnages : le crieur qui, dans un instant, va chanter lescoups ; les cinq juges, choisis parmi des connaisseurs devillages différents, pour intervenir dans les cas de litige, etquelques autres portant des espadrilles et des pelotes de rechange.A leur poignet droit, les joueurs attachent avec des lanières uneétrange chose d’osier qui semble un grand ongle courbe leurallongeant de moitié l’avant-bras : c’est avec ce gant(fabriqué en France par un vannier unique du village d’Ascain)qu’il va falloir saisir, lancer et relancer la pelote, – une petiteballe de corde serrée et recouverte en peau de mouton, qui est durecomme une boule de bois.

Maintenant ils essaient leurs balles,choisissent les meilleures, dégourdissent, par de premiers coupsqui ne comptent pas, leur bras d’athlètes. Puis, ils enlèvent leurveste, pour aller chacun la confier à quelque spectateur deprédilection ; Ramuntcho, lui, porte la sienne à Gracieuse,assise au premier rang, sur le gradin d’en bas. Et, sauf le prêtrequi jouera entravé dans sa robe noire, les voilà tous en tenue decombat, le torse libre dans une chemise de cotonnade rose ou bienmoulé sous un léger maillot de fil.

Les assistants les connaissent bien, cesjoueurs ; dans un moment, ils s’exciteront pour ou contre euxet vont frénétiquement les interpeller, comme on fait auxtoréadors.

En cet instant, le village s’anime tout entierde l’esprit des temps anciens ; dans son attente du plaisir,dans sa vie, dans son ardeur, il est très basque et très vieux, –sous la grande ombre de la Gizune, la montagne surplombante, qui yjette déjà un charme de crépuscule.

Et la partie commence, au mélancolique soir.La balle, lancée à tour de bras, se met à voler, frappe le mur àgrands coups secs, puis rebondit et traverse l’air avec la vitessed’un boulet.

Ce mur du fond, arrondi comme un feston dedôme sur le ciel, s’est peu à peu couronné de têtes d’enfants, –petits Basques, petits bérets, joueurs de paume de l’avenir, quitout à l’heure vont se précipiter, comme un vol d’oiseaux, pourramasser la balle, chaque fois que, trop haut lancée, elledépassera la place et filera là-bas dans les champs.

La partie graduellement s’échauffe, à mesureque les bras et les jarrets se délient, dans une ivresse demouvement et de vitesse. Déjà on acclame Ramuntcho. Et le vicaireaussi sera l’un des beaux joueurs de la journée, étrange à voiravec ses sauts de félin et ses gestes athlétiques, emprisonnés danssa robe de prêtre.

Ainsi est la règle du jeu : quand unchampion de l’un des camps laisse tomber la balle, c’est un pointde gagné pour le camp adverse, – et l’on joue d’ordinaire ensoixante. – Après chaque coup, le crieur attitré chante à pleinevoix, en sa langue millénaire : « Le but (1) atant, le refil (2) a tant, messieurs ! » Et salongue clameur se traîne au-dessus du bruit de la foule quiapprouve ou murmure.

Sur la place, la zone dorée et rougie desoleil diminue, s’en va, mangée par l’ombre ; de plus en plus,le grand écran de la Gizune domine tout, semble enfermer davantage,dans ce petit recoin de monde à ses pieds, la vie très particulièreet l’ardeur de ces montagnards, – qui sont les débris d’un peupletrès mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples. –Elle marche et envahit en silence, l’ombre du soir, bientôtsouveraine ; au loin seulement quelques cimes, encoreéclairées au-dessus de tant de vallées rembrunies, sont d’un violetlumineux et rose.

Ramuntcho joue comme, de sa vie, il n’avaitencore jamais joué ; il est à l’un de ces instants où l’oncroit se sentir retrempé de force, léger, ne pesant plus rien, etoù c’est une pure joie de se mouvoir, de détendre ses bras, debondir.

1. Le but, c’est le camp qui, après tirageau sort, a joué le premier au commencement de la partie.

2. Le refil, le camp opposé à celui dubut.

Mais Arrochkoa faiblit, le vicaire deux outrois fois s’entrave dans sa soutane noire, et le camp adverse,d’abord distancé peu à peu se rattrape ; alors, en présence decette partie disputée si vaillamment, les clameurs redoublent etdes bérets s’envolent, jetés en l’air par des mainsenthousiastes.

Maintenant les points sont égaux de part etd’autre ; le crieur annonce trente pour chacun des campsrivaux et il chante ce vieux refrain qui est de traditionimmémoriale en pareil cas : « Les paris en avant !Payez à boire aux juges et aux joueurs ! » – C’est lesignal d’un instant de repos, pendant qu’on apportera du vin dansl’arène, aux frais de la commune. Les joueurs s’asseyent, etRamuntcho va prendre place à côté de Gracieuse, qui jette sur sesépaules trempées de sueur la veste dont elle était gardienne.Ensuite, il demande à sa petite amie de vouloir bien desserrer leslanières qui tiennent le gant de bois, d’osier et de cuir à sonbras rougi. Et il se repose dans la fierté de son succès, nerencontrant que des sourires d’accueil sur les visages des fillesqu’il regarde. Mais il voit aussi là-bas, du côté opposé au mur desjoueurs, du côté de l’obscurité qui s’avance, l’ensemble archaïquedes maisons basques, la petite place du village avec ses porchesblanchis à la chaux et ses vieux platanes taillés, puis le clochermassif de l’église, et, plus haut que tout, dominant tout, écrasanttout, la masse abrupte de la Gizune d’où vient tant d’ombre, d’oùdescend sur ce village perdu une si hâtive impression de soir…Vraiment elle enferme trop, cette montagne, elle emprisonne, elleoppresse… Et Ramuntcho, dans son juvénile triomphe, est troublé parle sentiment de cela, par cette furtive et vague attirance desailleurs si souvent mêlée à ses peines et à ses joies…

La partie à présent se continue, et sespensées se perdent dans la griserie physique de recommencer lalutte. D’instant en instant, clac ! toujours le coup de fouetdes pelotes, leur bruit sec contre le gant qui les lance ou contrele mur qui les reçoit, leur même bruit donnant la notion de toutela force déployée… Clac ! elle fouettera jusqu’à l’heure ducrépuscule, la pelote, animée furieusement par des bras puissantset jeunes. Parfois les joueurs, d’un heurt terrible, l’arrêtent auvol, d’un heurt à briser d’autres muscles que les leurs. Le plussouvent, sûrs d’eux-mêmes, ils la laissent tranquillement toucherterre, presque mourir : on dirait qu’ils ne l’attraperontjamais ; et clac ! elle repart cependant, prise juste àpoint, grâce à une merveilleuse précision de coup d’œil, et s’en varefrapper le mur, toujours avec sa vitesse de boulet… Quand elles’égare sur les gradins, sur l’amas des bérets de laine et desjolis chignons noués d’un foulard de soie, toutes les têtes alors,tous les corps s’abaissent comme fauchés par le vent de sonpassage : c’est qu’il ne faut pas la toucher, l’entraver, tantqu’elle est vivante et peut encore être prise ; puis,lorsqu’elle est vraiment perdue, morte, quelqu’un des assistants sefait honneur de la ramasser et de la relancer aux joueurs, d’uncoup habile qui la remette à la portée de leurs mains.

Le soir tombe, tombe, les dernières couleursd’or s’épandent avec une mélancolie sereine sur les plus hautescimes du pays basque. Dans l’église désertée, les profonds silencesdoivent s’établir, et les images séculaires se regarder seules àtravers l’envahissement de la nuit… Oh ! la tristesse des finsde fête, dans les villages très isolés, dès que le soleil s’enva !…

Cependant Ramuntcho de plus en plus est legrand triomphateur, Et les applaudissements, les cris, doublentencore sa hardiesse heureuse ; chaque fois qu’il fait unquinze (1), les hommes, debout maintenant sur les vieuxgranits étagés du pourtour, l’acclament avec une méridionalefureur…

1, il serait trop long d’expliquer cetteexpression : faire un quinze, qui signifie : faire unpoint. C’est une façon de compter du jeu de rebot, qui s’estconservée dans le jeu de blaid.

Le dernier coup, le soixantième point… Il estpour Ramuntcho et voici la partie gagnée !

Alors, c’est un subit écroulement dansl’arène, de tous les bérets qui garnissaient l’amphithéâtre depierre ; ils se pressent autour des joueurs, qui viennent des’immobiliser tout à coup dans des attitudes lassées. Et Ramuntchodesserre les courroies de son gant au milieu d’une fouled’expansifs admirateurs ; de tous côtés, de braves et rudesmains s’avancent afin de serrer la sienne, ou de frapperamicalement sur son épaule.

« As-tu parlé à Gracieuse pour danser cesoir ? » lui demande Arrochkoa, qui, à cet instant,ferait pour lui tout au monde.

« Oui, à la sortie de la messe, je lui aiparlé… Elle m’a promis.

– Ah ! à la bonne heure ! C’est quej’avais crainte que la mère… Oh ! mais, j’aurais arrangé ça,moi, dans tous les cas, tu peux me croire. »

Un robuste vieillard, aux épaules carrées, auxmâchoires carrées, au visage imberbe de moine, devant lequel on serange par respect s’approche aussi : c’est Haramburu, unjoueur du temps passé, qui fut célèbre, il y a un demi-siècle, auxAmériques pour le jeu de rebot, et qui y gagna une petite fortune.Ramuntcho rougit de plaisir, en s’entendant complimenter par cevieil homme difficile. Et là-bas, debout sur les gradins rougeâtresqui achèvent de se vider, parmi les herbes longues et lesscabieuses de novembre, sa petite amie qui s’en va, suivie d’ungroupe de jeunes filles, se retourne pour lui sourire, pour luienvoyer de la main un gentil adios à la mode espagnole. Il est unjeune dieu, en ce moment, Ramuntcho ; on est fier de leconnaître, d’être de ses amis, d’aller lui chercher sa veste, delui parler, de le toucher.

Maintenant, avec les autrespelotaris, il se rend à l’auberge voisine, dans unechambre où sont déposés leurs vêtements de rechange à tous et oùdes amis soigneux les accompagnent pour essuyer leurs torsestrempés de sueur.

Et, l’instant d’après, sa toilette faite,élégant dans une chemise toute blanche, le béret de côté etcrânement mis, il sort sur le seuil de la porte, sous les platanestaillés en berceau, pour jouir encore de son succès, voir encorepasser des gens, continuer de recueillir des compliments et dessourires.

C’est tout à fait le déclin du jour automnal,c’est le vrai soir à présent. Dans l’air tiède, des chauves-sourisglissent. Les uns après les autres partent les montagnards desenvirons ; une dizaine de carrioles s’attellent, allument leurlanterne, s’ébranlent avec des tintements de grelots, puisdisparaissent, par les petites routes ombreuses des vallées, versles hameaux éloignés d’alentour. Au milieu de la pénombre limpide,on distingue les femmes, les filles jolies, assises sur les bancs,devant les maisons, sous les voûtes arrangées des platanes ;elles ne sont plus que des formes claires, leurs costumes dudimanche font dans le crépuscule des taches blanches, des tachesroses, – et cette tache bleu pâle, tout là-bas, que Ramuntchoregarde, c’est la robe neuve de Gracieuse… Au dessus de tout,emplissant le ciel, la Gizune gigantesque, confuse et sombre, estcomme le centre et la source des ténèbres, peu à peu épandues surles choses. Et à l’église, voici que tout à coup sonnent lespieuses cloches, rappelant aux esprits distraits l’enclos destombes, les cyprès autour du clocher, et tout le grand mystère duciel, de la prière, de l’inévitable mort.

Oh ! la tristesse des fins de fête, dansles villages très isolés, quand le soleil n’éclaire plus, et quandc’est l’automne !…

Ils savent bien, ces gens si ardents tout àl’heure aux humbles plaisirs de la journée que dans les villes il ya d’autres fêtes plus brillantes, plus belles et moins vitefinies ; mais ceci, c’est quelque chose d’à part ; c’estla fête du pays, de leur propre pays, et rien ne leur remplace cesfurtifs instants, auxquels, tant de jours à l’avance, ils avaientsongé… Des fiancés, des amoureux, qui vont repartir, chacun de soncôté, vers les maisons, éparses au flanc des Pyrénées, des couples,qui demain reprendront leur vie monotone et rude, se regardentavant de se séparer, se regardent au soir qui tombe, avec des yeuxde regret qui disent : « Alors, c’est déjà fini ?Alors, c’est tout ?… »

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