Ramuntcho

XVIII

Mai ! l’herbe monte, monte de partoutcomme un tapis somptueux, Comme du velours à longue soiespontanément émané de la terre.

Pour arroser cette région des Basques, quitout l’été demeure humide et verte comme une sorte de Bretagne pluschaude, les vapeurs errantes sur la mer de Biscaye s’assemblenttoutes dans ce fond de golfe, s’arrêtent aux cimes pyrénéennes etse fondent en pluies. De longues averses tombent, qui sontdécevantes un peu, mais après lesquelles la terre sent les fleurset le foin nouveau.

Dans les champs, le long des chemins,s’épaississent hâtivement les herbages ; tous les rebords dessentiers sont comme feutrés par l’épaisseur magnifique desgramens ; partout, c’est une profusion de pâquerettes géantes,de boutons d’or à hautes tiges, d’amourettes roses, et de trèslarges mauves roses comme celles des printemps d’Algérie.

Et, aux longs crépuscules tièdes, d’unecouleur d’iris pâle ou d’un bleu de cendre, chaque soir les clochesdu mois de Marie résonnent longtemps dans l’air, sous la masse desnuages accrochés aux flancs des montagnes.

Durant ce mois de mai, avec le petit groupedes nonnes noires, aux babils discrets, aux rires puérils et sansvie, Gracieuse, à toute heure, se rendait à l’église. Hâtant le passous les fréquentes ondées, elles traversaient ensemble lecimetière plein de roses ; ensemble, toujours ensemble, lapetite fiancée clandestine, aux robes claires, et les fillesembéguinées, aux longs voiles de deuil ; pendant la journée,elles apportaient des bouquets de fleurs blanches, des pâquerettes,des gerbes de grands lys ; le soir, c’était pour venirchanter, dans la nef encore plus sonore que le jour, les cantiquesdoucement joyeux de la Vierge Marie :

« Salut, reine des Anges ! Étoile dela mer, salut !… »

Oh ! la blancheur des lys éclairés parles cierges, leurs feuilles blanches et leur pollen jaune enpoussière d’or ! Oh ! leurs senteurs, dans les jardins oudans l’église, pendant les crépuscules de printemps !…

Et sitôt que Gracieuse entrait là, le soir, aubruit mourant des cloches, – quittant le pâle demi-jour ducimetière plein de roses pour la nuit étoilée de cierges, qui déjàrégnait dans l’église, quittant l’odeur des foins et des roses pourcelle de l’encens et des grands lys coupés, passant de l’air tièdeet vivant du dehors à ce froid lourd et sépulcral que les sièclesamassent dans les vieux sanctuaires, – un calme particulier tout desuite se faisait dans son âme, un apaisement de tous ses désirs, unrenoncement à toutes ses terrestres joies. Puis, quand elle s’étaitagenouillée, quand les premiers cantiques avaient pris leur volsous la voûte aux sonorités infinies, cela devenait peu à peu uneextase, un état plein de rêves, un état visionnaire quetraversaient de confuses apparitions blanches : desblancheurs, des blancheurs partout ; des lys, des myriades degerbes de lys, et de blanches ailes, des tremblements d’ailesd’anges…

Oh ! rester longuement ainsi, oubliertoutes choses, et se sentir pure, sanctifiée et immaculée, sous ceregard de fascination ineffable et douce, sous ce regardd’irrésistible appel, que laissait tomber du haut du tabernacle lavierge sainte aux longs vêtements blancs !…

Mais, quand elle se retrouvait dehors, quandla nuit de printemps la réenveloppait de tiédeurs et de souffles devie, le souvenir du rendez-vous qu’elle avait promis hier, hierainsi que tous les jours, chassait comme un vent d’orage lesvisions de l’église. Dans l’attente du contact de Raymond, dansl’attente de la senteur de ses cheveux, du frôlement de samoustache, du goût de ses lèvres, elle se sentait prête àdéfaillir, à s’affaisser comme une blessée au milieu des étrangescompagnes qui la reconduisaient, des paisibles et spectralesnonnettes noires.

Et, l’heure venue, malgré toutes sesrésolutions, elle était là anxieuse et ardente, aux aguets dumoindre bruit de pas, le cœur battant si une branche du jardinremuait dans la nuit, – torturée par le moindre retard dubien-aimé.

Il arrivait, lui, toujours de son même passilencieux de rôdeur nocturne, la veste sur l’épaule, avec autantde précautions et de ruses que pour les plus dangereusescontrebandes.

Par les nuits pluvieuses, si fréquentes durantces printemps basques, elle restait dans sa chambre derez-de-chaussée, et lui s’asseyait sur le rebord de la fenêtreouverte, ne cherchant pas à entrer, n’en ayant pas d’ailleurs lapermission. Et ils se tenaient là, elle en dedans, lui en dehors,mais leurs bras noués, leurs têtes se touchant, la joue de l’unlonguement posée contre la joue de l’autre.

Quand il faisait beau, elle escaladait cettefenêtre basse pour l’attendre dehors, et c’était sur le banc dujardin que se passaient leurs longs tête-à-tête presque sansparoles. Entre eux deux, ce n’étaient même plus ces continuelschuchotements en sourdine dont les amoureux sont coutumiers ;non, c’étaient plutôt des silences. D’abord ils n’osaient pascauser, de peur d’être découverts, car les moindres murmures devoix, la nuit, s’entendent. Et puis, tant que rien de nouveau nemenaçait leur vie ainsi arrangée, quel besoin avaient-ils de separler ? qu’est-ce qu’ils auraient bien pu se dire, qui valûtmieux que les longs contacts de leurs mains jointes et de leurstêtes appuyées ?

La possibilité d’être surpris les tenaitsouvent l’oreille au guet, dans une inquiétude qui rendait plusdélicieux ensuite les moments où ils s’abandonnaient davantage, laconfiance reprise… Personne du reste ne les épouvantait commeArrochkoa, très fin rôdeur nocturne lui-même, et toujours si aucourant des allées et venues de Ramuntcho… Malgré son indulgence àleurs projets, que ferait-il, celui-là, s’il venait à toutdécouvrir ?…

Oh ! les vieux bancs de pierre, sous desbranches, devant les portes des maisons isolées, quand tombent lessoirs attiédis de printemps !… Le leur était une vraiecachette d’amour, et même il se faisait là chaque soir une musiquepour eux, car, dans toutes les pierres du mur voisin, habitaient deces rainettes chanteuses, bestioles du Midi, qui, dès la nuittombée, donnent de minute en minute une petite note brève,discrète, drôle, participant de la cloche de cristal et du gosierd’enfant. On produirait quelque chose de semblable en touchant çàet là, sans jamais appuyer ni tenir, le clavier d’un orgue à voixcéleste. Il y en avait d’ailleurs partout, de ces rainettes, qui serépondaient en différents tons ; même celles de dessous lebanc, tout prés d’eux, rassurées par leur immobilité, chantaientaussi de temps à autre ; alors ce petit son brusque et doux,si rapproché, les faisait tressaillir et sourire. Toute l’exquiseobscurité d’alentour était comme animée de cette musique-là, qui secontinuait au loin, dans le mystère des feuilles et des pierres, aufond de tous les petits trous noirs des rochers ou desmurailles ; cela semblait un carillon en miniature, ou plutôtune sorte de grêle concert un peu persifleur, – oh ! mais trèspeu et sans malice aucune, – mené timidement par d’inoffensifsgnomes. Et cela rendait la nuit plus vivante et plus amoureuse…

Après les audaces enivrées des premières fois,la frayeur les prenait davantage, et, quand l’un d’eux avaitquelque chose de particulier à dire, il entraînait d’abord l’autrepar la main sans parler ; cela signifiait qu’il fallaitmarcher, doucement, doucement, comme des chats en maraude, jusqu’àune allée, derrière la maison, où l’on pouvait causer sanscrainte.

« Où demeurerons-nous,Gracieuse ? » demandait Raymond, un soir.

– Mais…, chez toi, j’avais pensé.

– Ah ! oui, moi aussi, j’avais pensé demême… Seulement je craignais que tu ne trouves bien triste d’êtresi loin de la paroisse et de la place…

– Oh !…, avec toi, trouver quelque chosetriste ?…

– Alors, on renverrait ceux qui demeurent enbas, dis, et on prendrait la grande chambre qui regarde la routed’Hasparitz… »

C’était pour lui une joie de plus, que desavoir sa maison acceptée par Gracieuse, d’être sûr qu’elleviendrait apporter le rayonnement de sa présence dans ce vieuxlogis aimé, et qu’ils feraient là leur nid pour la vie…

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