Ramuntcho

IX

A la frontière, dans un hameau de montagne.Nuit noire, vers une heure du matin ; nuit d’hiver inondéed’une pluie froide et torrentielle. Au pied d’une sinistre maisonqui ne jette aucune lueur dehors, Ramuntcho charge ses épaulesd’une pesante caisse de contrebande, sous la ruisselante averse, aumilieu d’une obscurité de sépulcre. La voix d’Itchoua commande ensourdine, – comme si l’on frôlait de l’archet les dernières cordesd’une basse, – et autour de lui, dans ces ténèbres absolues, ondevine d’autres contrebandiers pareillement chargés prêts à partirpour l’aventure.

C’est maintenant plus que jamais la vie deRamuntcho, ces courses-là, sa vie de presque toutes les nuits,surtout des nuits nuageuses et sans lune où l’on n’y voit rien, oùles Pyrénées sont un immense chaos d’ombre. Amassant le plusd’argent possible pour sa fuite, il est de toutes les contrebandes,aussi bien de celles qui rapportent un salaire convenable que desautres où l’on risque la mort pour cent sous. Et d’ordinaire,Arrochkoa l’accompagne, sans nécessité, lui, par fantaisie plutôtet par jeu.

Ils sont d’ailleurs devenus inséparables,Arrochkoa, Ramuntcho, – et même ils causent librement de leursprojets sur Gracieuse, Arrochkoa séduit surtout par l’attrait d’unebelle prouesse, par la joie de soustraire une nonne à l’Eglise, dedéjouer les plans de sa vieille mère endurcie, – et Ramuntcho,malgré ses scrupules chrétiens qui l’arrêtent encore, faisant de ceprojet dangereux sa seule espérance, sa seule raison d’agir etd’être. Depuis un mois bientôt, la tentative est décidée enprincipe, et, pendant leurs causeries des veillées de décembre, surles routes où ils se promènent, ou bien dans les recoins descidreries de village où ils s’attablent à l’écart, les moyensd’exécution se discutent entre eux, comme s’il s’agissait d’unesimple entreprise de frontière. Il faudra agir très vite, concluttoujours Arrochkoa, agir dans la surprise d’une première entrevue,qui sera pour Gracieuse une chose terriblement bouleversante ;sans la laisser réfléchir ni se reprendre, il faudra essayer commeun enlèvement…

« Si tu savais, dit-il, ce que c’est cepetit couvent d’Amezqueta où on l’a mise quatre vieilles bonnessœurs avec elle, dans une maison isolée !… J’ai mon cheval, tusais, qui marche si vite ; une fois la nonne montée dans mavoiture avec toi, qui l’attrapera, je te prie ?… »

Et ce soir ils ont résolu de mettre dans laconfidence Itchoua lui-même, homme habitué aux manœuvres louches,précieux dans les coups de main, la nuit, et qui, pour de l’argent,est capable de tout faire.

Le lieu d’où ils partent cette fois pour lacontrebande habituelle se nomme Landachkoa, et il est situé enFrance, à dix minutes de l’Espagne. L’auberge, solitaire etvieille, prend, sitôt que baisse la lumière, des aspects decoupe-gorge. En ce moment même, tandis que les contrebandiers ensortent par une porte détournée, elle est remplie de carabiniersespagnols, qui ont familièrement passé la frontière pour venir sedivertir ici, et qui boivent en chantant. Et l’hôtesse, coutumièredes manèges et des cachotteries nocturnes, est tout à l’heure venuegaiement dire en basque aux gens d’Itchoua :

« Ça va bien ! ils sont tous gris,vous pouvez sortir ! »

Sortir ! c’est plus aisé à conseillerqu’à faire ! On est trempé dès les premiers pas et les piedsglissent dans la boue gluante, malgré l’aide des bâtons ferrés, surles pentes raides des sentiers. On ne se voit point les uns lesautres ; on ne voit rien, ni les murs du hameau le longdesquels on passe, ni les arbres ensuite, ni les roches ; onest comme des aveugles, tâtonnant et trébuchant sous un déluge,avec une musique de pluie aux oreilles, qui vous rend sourd.

Et Ramuntcho, qui fait ce trajet pour lapremière fois, n’a aucune idée des passages de chèvre que l’on vaprendre, heurte çà et là son fardeau à des choses noires qui sontdes branches de hêtre, ou bien glisse des deux pieds, chancelle, seraidit, se rattrape en piquant au hasard, de sa seule main libre,son bâton ferré dans la terre. Ils ferment la marche, Arrochkoa etRamuntcho, suivant la bande au flair et à l’ouïe ; – etencore, les autres, qui les précèdent, font-ils, avec leursespadrilles, à peine autant de bruit que des loups en forêt.

En tout, quinze contrebandiers, échelonnés surune cinquantaine de mètres, dans le noir épais de la montagne, sousl’arrosage incessant de l’averse nocturne ; ils portent descaisses pleines de bijouterie, de montres, de chaînes, dechapelets, ou bien des ballots de soie de Lyon enveloppés de toilecirée ; tout à fait devant, chargés de marchandises d’unmoindre prix, marchent deux hommes qui sont les éclaireurs, ceuxqui attireront, s’il y a lieu, les coups de fusil espagnols et quialors prendront la fuite, en jetant tout par terre. On ne se parlequ’à voix basse, bien entendu, malgré ce tambourinement de l’ondée,qui déjà étouffe les sons…

Celui qui précède Ramuntcho se retourne pourl’avertir :

« Voici un torrent en face de nous… – (Onl’aurait deviné d’ailleurs, ce torrent-là, à son fracas plus fortque celui de l’averse…) – Il faut le passer !

– Ah !… Et le passer comment ?Entrer dans l’eau ?…

– Non pas, l’eau est profonde. Suis-nous bien.Il y a un tronc d’arbre par-dessus, jeté entravers ! »

En tâtant à l’aveuglette, Ramuntcho trouve eneffet ce tronc d’arbre, mouillé, glissant et rond. Le voilà debout,s’avançant sur ce pont de singe en forêt, toujours avec sa lourdecharge, tandis qu’au-dessous de lui l’invisible torrent bouillonne.Et il passe, on ne sait comment, au milieu de cette intensité denoir et de ces grands bruits d’eau.

Sur l’autre rive, il faut redoubler deprécautions et de silence. Finis tout à coup, les sentiers demontagne, les scabreuses descentes, les glissades, sous la nuitplus oppressante des bois. Ils sont arrivés à une sorte de plainedétrempée où les pieds enfoncent ; les espadrilles, attachéespar des liens aux jambes nerveuses, font entendre des petitsclaquements mouillés, des floc, floc, d’eau battue. Lesyeux des contrebandiers, leurs yeux de chats, de plus en plusdilatés dans l’obscurité, perçoivent confusément qu’il y a del’espace libre alentour, que ce n’est plus l’enfermement et lacontinuelle retombée des branches. Ils respirent mieux aussi etmarchent d’une allure plus régulière qui les repose…

Mais des aboiements de chiens, là-bas trèsloin, les immobilisent tous d’une façon soudaine, comme pétrifiéssous l’ondée. Un quart d’heure durant, ils attendent, sans parlerni bouger ; sur leurs poitrines, la sueur coule, mêlée à l’eaudu ciel qui entre par les cols des chemises et descend jusqu’auxceintures.

A force d’écouter, ils entendent bruire leurspropres oreilles, battre leurs propres artères.

Et cette tension des sens est d’ailleurs, dansleur métier, ce qu’ils aiment tous ; elle leur cause une sortede joie presque animale, elle double la vie des muscles, en eux quisont des êtres du passé ; elle est un rappel des plusprimitives impressions humaines dans les forêts ou les jungles desépoques originelles… Il faudra encore des siècles de civilisationpolicée pour étouffer ce goût des dangereuses surprises qui poussecertains enfants au jeu de cache-cache, certains hommes auxembuscades, aux escarmouches des guerres ou à l’imprévu descontrebandes…

Cependant ils se sont tus, les chiens degarde, tranquillisés ou bien distraits, leur flair attentif occupéd’autre chose. Le vaste silence est revenu, moins rassuranttoutefois, prêt à se rompre peut-être, parce que là-bas des bêtesveillent. Et, à un commandement sourd d’Itchoua, les hommesreprennent une marche ralentie et plus hésitante, dans la grandenuit de la plaine, un peu ployés tous, un peu abaissés sur leursjambes, comme par un instinct de fauve aux aguets.

Il paraît que voici devant eux laNivelle ; on ne la voit pas, puisqu’on ne voit rien, mais onl’entend courir, et maintenant de longues choses flexiblesentravent les pas, se froissent au passage des corps humains lesroseaux des bords. C’est la Nivelle qui est la frontière ; ilva falloir la franchir à gué, sur des séries de roches glissantes,en sautant d’une pierre à l’autre, malgré le fardeau qui alourditles jarrets.

Mais, avant, on fait halte sur la rive pour serecueillir et se reposer un peu. Et d’abord on se compte à voixbasse tout le monde est là. Les caisses ont été déposées dansl’herbe ; elles y semblent des taches plus claires, à peu prèsperceptibles à des yeux habitués, tandis que, sur les ténèbres desfonds, les hommes, debout, dessinent de longues marques droites,plus noires encore que le vide de la plaine. En passant près deRamuntcho, Itchoua lui a demandé à l’oreille :

« Quand me conteras-tu le coup que tuveux faire, toi, mon petit ?

– Tout à l’heure, à notre retour !…Oh ! ne craignez rien, Itchoua, je vous leconterai ! »

En ce moment où sa poitrine est haletante etses muscles en action, toutes ses facultés de lutte, doublées etexaspérées par le métier qu’on lui fait faire, il n’hésite pas,Ramuntcho ; dans l’exaltation présente de sa force et de sacombativité, il ne connaît plus d’entraves morales ni de scrupules.Cette idée qui est venue à son complice de s’adjoindre le ténébreuxItchoua, n’a plus rien qui l’épouvante. Tant pis ! Ils’abandonnera aux conseils de cet homme de ruse et de violence,même s’il faut aller jusqu’à l’enlèvement et à l’effraction. Ilest, cette nuit, l’irrégulier en révolte, à qui l’on a pris lacompagne de sa vie, l’adorée, celle qui ne se remplace pas ;or, il la veut, au risque de tout… Et en songeant à elle, dans leprogressif alanguissement de cette halte, voici qu’il la désiretout à coup avec ses sens, dans un élan de jeune sauvage, d’unefaçon inattendue et souveraine…

Cependant l’immobilité se prolonge, lesrespirations se calment. Et, tandis que les hommes secouent leursbérets ruisselants, se passent la main sur le front pour chasserles gouttes de pluie et de sueur qui voilent les yeux, une premièresensation de froid leur vient, le froid humide et profond ;leurs vêtements mouillés les glacent, leurs penséess’affaiblissent ; peu à peu, après la fatigue de cette fois etcelle des veilles précédentes, une sotte de torpeur les engourdit,là, tout de suite, dans l’épaisse obscurité, sous l’incessanteondée d’hiver.

Ils sont, du reste, coutumiers de cela, rompusau froid et à la mouillure, rôdeurs endurcis qui vont dans leslieux et aux heures où les autres hommes ne paraissent jamais,inaccessibles aux vagues frayeurs des ténèbres, capables de dormirsans abri n’importe où, au plus noir des nuits pluvieuses, dans lesdangereux marécages ou les ravins perdus…

Allons ! en route, maintenant le repos aassez duré. C’est d’ailleurs, l’instant décisif et grave où l’on vapasser la frontière. Tous les muscles se raidissent, les oreillesse tendent et les yeux se dilatent.

D’abord, les éclaireurs ; ensuite, l’unaprès l’autre, les porteurs de ballots, les porteurs de caisses,chargés chacun de quarante kilos sur les épaules ou sur la tête. Englissant çà et là parmi les cailloux ronds, en trébuchant dansl’eau, tout le monde passe, atterrit sans chute sur l’autre rive.Les voici sur le sol d’Espagne ! Reste à franchir, sans coupde feu ni mauvaises rencontres, deux cents mètres environ pourarriver à une ferme isolée qui est le magasin de recel du chef descontrebandiers espagnols, et, une fois de plus, le tour serajoué !

Naturellement, elle est sans lumière, obscureet sinistre, cette ferme-là. Toujours sans bruit et à tâtons, on yentre à la file ; puis, sur les derniers passés, on tire lesverrous énormes de la porte. Fini ! Barricadés et sauvéstous ! Et le trésor de la Reine Régente est frustré, cettenuit encore, d’un millier de francs !…

Alors, on allume un fagot dans la cheminée,une chandelle sur la table ; on se voit, on se reconnaît, ensouriant de la bonne réussite. La sécurité, la trêve de pluie surles têtes, la flamme qui danse et réchauffe, le cidre etl’eau-de-vie qui remplissent les verres ramènent chez ces hommes lajoie bruyante, après le silence obligé. On cause gaiement, et legrand vieux chef aux cheveux blancs, qui les héberge tous à cetteheure indue, annonce qu’il va doter son village d’une belle placepour le jeu de pelote, dont les devis sont faits, et qui luicoûtera dix mille francs.

« A présent, conte-moi ton affaire, monpetit, – insiste Itchoua à l’oreille de Ramuntcho. – Oh ! jeme doute bien du coup que tu médites ! Gracieuse, hein ?…C’est ça, n’est-ce pas ?… C’est un coup difficile, tum’entends… D’ailleurs, je n’aime pas porter tort à la religion,moi, tu sais… Et puis, j’ai ma place de chantre, que je risque deperdre à ce jeu-là… Voyons, combien me donneras-tu d’argent, si jemène tout à bonne fin, pour contenter ton envie ? »

Il avait déjà prévu, Ramuntcho, que ce sombreconcours lui coûterait fort cher, Itchoua étant, en effet, un hommed’Église, dont il faudrait d’abord acheter la conscience ; et,très troublé, le sang aux joues, il accorde, après discussion,jusqu’à mille francs. D’ailleurs, s’il amasse de l’argent, ce n’estque dans le but de retrouver Gracieuse, et pourvu qu’il lui restede quoi passer aux Amériques avec elle, que lui importe !…

Et, maintenant que son secret est connud’Itchoua, maintenant que son cher projet s’élabore dans cettecervelle opiniâtre et rusée, il lui semble que tout vient de faireun pas décisif vers l’exécution, que tout est subitement devenuréel et prochain. Alors, au milieu du délabrement lugubre de celieu, parmi ces hommes, qui sont moins que jamais ses pareils, ils’isole dans un immense espoir d’amour.

On boit une dernière fois ensemble, tous à laronde, choquant les verres très fort ; puis, on repart,toujours dans l’épaisse nuit et sous la pluie incessante, maiscette fois par la grande route, marchant en bande et chantant. Riendans les mains, rien dans les poches on est à présent des gensquelconques, revenant d’une promenade toute naturelle.

A l’arrière-garde, un peu loin des chanteursd’en avant, Itchoua, sur ses longues jambes d’échassier, chemine lamain appuyée à l’épaule de Ramuntcho. Intéressé et ardent ausuccès, depuis que la somme est convenue, il lui souffle àl’oreille ses impérieux avis. Comme Arrochkoa, il veut qu’on agisseavec une brusquerie atterrante, dans le saisissement d’une premièreentrevue qui aura lieu le soir, aussi tard que le permettra larègle de la communauté, à une heure indécise et crépusculaire quandle village, au-dessous du petit couvent mal gardé, commencera des’endormir.

« Et surtout, mon garçon, dit-il, ne temontre pas avant de tenter le coup. Qu’elle ne t’ait pas vu, tum’entends bien, qu’elle ne sache seulement pas ton retour aupays !…, sans quoi tu perdrais tout l’avantage de lasurprise… »

Tandis que Ramuntcho écoute et songe ensilence, les autres, qui ouvrent la marche, chantent toujours lamême vieille chanson pour rythmer leurs pas. Et ainsi l’on rentre àLandachkoa, villa de France, passant sur le pont de la Nivelle, àla barbe des carabiniers d’Espagne.

Ils n’ont d’ailleurs aucune illusion, lescarabiniers de veille, sur ce que sont venus faire chez eux, à uneheure si noire, ces hommes si mouillés…

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