Ramuntcho

III

Onze heures maintenant, les cloches de Franceet d’Espagne sonnant à toute volée et mêlant par-dessus lafrontière leurs vibrations des religieuses fêtes.

Baigné, reposé et en toilette, Ramuntcho serendait avec sa mère à la grand-messe de la Toussaint. Par lechemin jonché de feuilles rousses, ils descendaient tous deux versleur paroisse, sous un chaud soleil qui donnait l’illusion del’été.

Lui, vêtu d’une façon presque élégante etcomme un garçon de la ville, sauf le traditionnel béret basque,qu’il portait de côté, en visière sut ses yeux d’enfant. Elle,droite et fière, la tête haute, l’allure distinguée, dans une robed’une forme très nouvelle ; l’air d’une femme du monde, saufla mantille de drap noir qui couvrait ses cheveux et sesépaules : dans la grande ville jadis, elle avait appris às’habiller et du reste, au pays basque où cependant tant detraditions anciennes sont conservées, les femmes et les filles desmoindres villages ont toutes pris l’habitude de se costumer au goûtdu jour, avec une élégance inconnue aux paysannes des autresprovinces françaises.

Ils se séparèrent, ainsi que l’étiquette lecommande, en arrivant dans le préau de l’église, où des cyprèsimmenses sentaient le Midi et l’Orient. D’ailleurs, elleressemblait du dehors à une mosquée, leur paroisse, avec ses grandsvieux murs farouches, percés tout en haut seulement de minusculesfenêtres, avec sa chaude couleur de vétusté, de poussière et desoleil.

Tandis que Franchita entrait par une desportes du rez-de-chaussée, Ramuntcho prenait un vénérable escalierde pierre qui montait le long de la muraille extérieure etconduisait dans les hautes tribunes réservées aux hommes.

Le fond de l’église sombre était tout de vieuxors étincelants, avec une profusion de colonnes torses,d’entablements compliqués, de statues aux contournements excessifset aux draperies tourmentées dans le goût de la Renaissanceespagnole. Et cette magnificence du tabernacle contrastait avec lasimplicité des murailles latérales, tout uniment peintes à la chauxblanche. Mais un air de vieillesse extrême harmonisait ces choses,que l’on sentait habituées depuis des siècles à durer en face lesunes des autres.

Il était de bonne heure encore, et on arrivaità peine pour cette grand-messe. Accoudé au rebord de sa tribune,Ramuntcho regardait en bas les femmes entrer, toutes comme depareils fantômes noirs, la tête et le costume dissimulés sous lecachemire de deuil qu’il est d’usage de mettre pour aller auxéglises. Silencieuses et recueillies, elles glissaient sur lefunèbre pavage de dalles mortuaires où se lisaient encore, malgrél’effacement du temps, des inscriptions en langue euskarienne, desnoms de familles éteintes et des dates de siècles passés.

Gracieuse, dont l’entrée préoccupait surtoutRamuntcho, tardait à venir. Mais, pour distraire un moment sonesprit, un convoi s’avança en lente théorie noire ; un convoi,c’est-à-dire les parents et les plus proches voisins d’un mort dela semaine, les hommes encore drapés dans la longue cape que l’onporte pour suivre les funérailles, les femmes sous le manteau et letraditionnel capuchon de grand deuil.

En haut, dans les deux immenses tribunes quise superposaient le long des côtés de la nef, les hommes venaientun à un prendre place, graves et le chapelet à la main :fermiers, laboureurs, bouviers, braconniers ou contrebandiers, tousrecueillis et prêts à s’agenouiller quand sonnerait la clochettesacrée. Chacun d’eux, avant de s’asseoir, accrochait derrière lui àun clou de la muraille sa coiffure de laine, et peu à peu, sur lefond blanc de la chaux, s’alignaient des rangées d’innombrablesbérets basques.

En bas, les petites filles de l’écoleentrèrent enfin, en bon ordre, escortées par les sœurs deSainte-Marie-du-Rosaire. Et, parmi ces nonnes embéguinées de noir,Ramuntcho reconnut Gracieuse. Elle aussi avait la tête tout de noirenveloppée ; ses cheveux blonds, qui ce soir s’ébourifferaientau vent du fandango, demeuraient cachés pour l’instant sousl’austère mantille des cérémonies. Gracieuse, depuis deux ans,n’était plus écolière, mais n’en restait pas moins l’amie intimedes sœurs, ses maîtresses, toujours en leur compagnie pour deschants, pour des neuvaines, ou des arrangements de fleurs blanchesautour des statues de la Sainte Vierge…

Puis, les prêtres, dans leurs plus somptueuxcostumes, apparurent en avant des ors magnifiques du tabernacle,sur une estrade haute et théâtrale, et la messe commença, célébréedans ce village perdu avec une pompe excessive, comme dans unegrande ville. Il y avait des chœurs de petits garçons, chantés àpleine voix enfantine avec un entrain un peu sauvage. Puis, deschœurs très doux de petites filles, qu’une sœur accompagnait àl’harmonium et que guidait la voix fraîche et claire de Gracieuse.Et de temps à autre, une clameur partait, comme un bruit d’orage,des tribunes d’en haut où les hommes se tenaient, un réponsformidable animait les vieilles voûtes, les vieilles boiseriessonores qui, durant des siècles, ont vibré des mêmes chants…

Faire les mêmes choses que depuis des âgessans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément lesmêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force.Pour tous ces croyants qui chantaient là, il se dégageait de cecérémonial immuable de la messe une sorte de paix, une confuse maisdouce résignation aux anéantissements prochains. Vivants de l’heureprésente, ils perdaient un peu de leur personnalité éphémère pourse rattacher mieux aux morts couchés sous les dalles et lescontinuer plus exactement, ne former, avec eux et leur descendanceencore à venir, qu’un de ces ensembles résistants et de duréepresque indéfinie qu’on appelle une race.

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