Ramuntcho

III

Raymond, le lendemain matin, errait dans levillage et aux abords, sous un soleil qui avait percé les nuages dela nuit, encore radieux comme le soleil d’hier. Soigné dans satoilette, la moustache bien retroussée, l’allure fière, élégant,grave et beau, il allait au hasard, pour voir et pour être vu, unpeu d’enfantillage se mêlant à son sérieux, un peu de bien-être àsa détresse. Sa mère lui avait dit au réveil :

« Je suis mieux, je t’assure. C’estdimanche aujourd’hui ; va, promène-toi, je t’ensupplie… »

Et des passants se retournaient pour leregarder, chuchotaient un instant, puis colportaient lanouvelle : « Le fils de Franchita est revenu aupays ; il a très belle mine ! »

Une illusion d’été persistait partout, aveccependant l’insondable mélancolie des choses tranquillementfinissantes. Sous cet impassible rayonnement de soleil, lescampagnes pyrénéennes semblaient mornes ; toutes leursplantes, toutes leurs verdures étaient comme recueillies dans on nesait quelle résignation lassée de vivre, quelle attente demort.

Les tourments de sentiers, les maisons, lesmoindres arbres, tout venait rappeler les heures d’autrefois àRamuntcho, les heures auxquelles Gracieuse était mêlée. Et alors, àchaque ressouvenir, à chaque pas, se gravait et se martelait dansson esprit, sous une forme nouvelle, cet arrêt sans recours :« C’est fini, tu es seul pour jamais, Gracieuse t’a été ravieet on l’a enfermée… » Ses déchirements, tous les hasards duchemin les renouvelaient et les changeaient. Et, au fond delui-même, comme une base constante à ses réflexions, cette autreanxiété demeurait sourdement : sa mère, sa mère très malade,en danger mortel peut-être !…

Il rencontrait des gens qui l’arrêtaient,l’air accueillant et bon, qui lui adressaient la parole dans lachère langue basque – toujours si alerte et si sonore malgré sonincalculable antiquité ; – de vieux bérets, de vieilles têtesblanches aimaient reparler jeu de paume à ce beau joueur de retourau bercail. Et puis tout de suite, après les premiers mots debienvenue échangés, les sourires s’éteignaient, malgré ce clairsoleil dans ce ciel bleu, et on se troublait en repensant àGracieuse voilée et à la Franchita mourante.

Un violent reflux de sang lui monta au visagequand, d’un peu loin, il aperçut Dolorès qui rentrait chez elle.Bien décrépite, celle-là, et l’air bien accablé ! Elle l’avaitcertes reconnu, elle aussi, car elle détourna vivement sa têteopiniâtre et dure, couverte d’une mantille de deuil. Avec unedemi-pitié à la voir si défaite, il songea qu’elle s’était frappéedu même coup, et qu’elle serait seule à présent, pour sa vieillesseet pour sa mort…

Sur la place, il trouva Marcos Iragola qui luiapprit qu’il s’était marié, tout comme Florentino – et avec sapetite amie d’enfance, lui aussi, bien entendu.

« Je n’ai pas eu de service à faire aurégiment, expliquait-il, parce que, tu sais, nous sommes desGuipuzcoans, nous autres, émigrés en France ; alors, ça m’apermis de l’épouser plus vite ! »

Lui, vingt et un ans ; elledix-huit ; sans terre et sans le sou ni l’un ni l’autre.Marcos et Pilar, mais associés joyeusement tout de même, comme deuxmoineaux qui font leur nid. Et le très jeune époux ajoutait enriant :

« Que veux-tu ! le père m’avaitdit : « Toi, mon aîné, tant que tu ne te marieras pas, jete préviens que je te donnerai un petit frère chaque année. »Et c’est qu’il l’aurait fait, sais-tu bien ! Or, nous sommesdéjà quatorze, tous en vie !… »

Oh ! les simples, ceux-là, et lesnaturels ! Les sages et les humblement heureux !… Raymondle quitta avec un peu de hâte, le cœur plus meurtri pour lui avoirparlé, mais lui souhaitant malgré cela bien sincèrement le bonheur,dans son petit ménage d’imprévoyant oiseau.

Çà et là, des gens étaient assis devant leurporte, dans cette sorte d’atrium de branches qui précède toutes lesmaisons de ce pays. Et leurs voûtes de platanes, taillées à la modebasque, qui l’été sont si impénétrables, tout ajourées à cettesaison, laissaient tomber des faisceaux de lumière sur eux ;le soleil flambait, un peu destructeur et triste, au-dessus de cesfeuilles jaunes qui se desséchaient…

Et Raymond, dans sa lente promenade d’arrivée,sentait de plus en plus quels liens intimes, d’une très singulièrepersistance, l’attacheraient toujours à cette région de la terre,âpre et enfermée, quand même il y serait seul à l’abandon, sansamis, sans épouse et sans mère…

Maintenant, voici la grand-messe quisonne ! Et les vibrations de cette cloche le jettent dans unétrange émoi qu’il n’attendait pas. Jadis, son appel si familierétait un appel de joie et de fête…

Il s’arrête, il hésite, malgré son incroyanceactuelle et malgré sa rancune contre cette église qui lui a ravi safiancée. La cloche semble l’inviter aujourd’hui d’une façon siparticulière, avec une telle voix d’apaisement et de caresse :« Viens, viens ; laisse-toi bercer comme tesancêtres ; viens, pauvre désolé, laisse-toi reprendre aux douxleurre, qui ferra couler tes larmes sans amertume et qui t’aidera àmourir… »

Indécis, résistant toujours, il marchepourtant vers l’église – quand Arrochkoa survient !

Arrochkoa, dont la moustache de chat s’estallongée beaucoup et dont l’expression féline s’est accentuée,court à lui les mains tendues, avec une effusion qu’il n’attendaitpas, dans un élan peut-être sincère pour cet ex-sergent qui a sigrande allure, qui porte un ruban de médaille et dont les aventuresont fait bruit au pays :

« Ah ! mon Ramuntcho, et depuisquand es-tu arrivé ?… Oh ! si j’avais pu empêcher,va !… Qu’en penses-tu, de ma vieille endurcie de mère et detoutes ces bigotes d’église ?… Oh ! je ne t’ai pasdit : j’ai un fils, moi, depuis deux mois ; un beaupetit, j’en réponds !… Tant de choses, nous aurions a nousconter, mon pauvre ami, tant et tant de choses !… »

La cloche sonne, sonne, emplit toujours plusl’air de son appel très grave et un peu imposant aussi.

« Tu ne vas pas là, je pensebien ? » demande Arrochkoa, désignant l’église.

« Non ! oh ! non ! »répond Ramuntcho, décidé sombrement.

« Eh bien, viens donc, entrons ensemble,goûter le cidre nouveau de ton pays !… »

A la cidrerie des contrebandiers, ill’entraîne ; tous deux près de la fenêtre ouverte s’attablentcomme autrefois, regardant dehors ; – et ce lieu aussi, cesvieux bancs, ces tonneaux alignés dans le fond, ces mêmes images aumur sont pour rappeler à Ramuntcho les temps délicieux d’avant, lestemps révolus et finis.

Il fait adorablement beau ; le ciel gardeune limpidité rare ; dans l’air passe cette senteur spécialedes arrière-saisons, senteur des bois qui se dépouillent, desfeuilles mortes que le soleil surchauffe par terre. Maintenant,après le calme absolu du matin, se lève un peu de vent d’automne,un frisson de novembre, annonçant clairement, mais avec unemélancolie presque charmante, que l’hiver approche – un hiverméridional, il est vrai, un hiver très atténué, interrompant àpeine la vie de la campagne. Les jardins, d’ailleurs, et tous lesvieux murs sont encore si fleuris de roses !…

D’abord ils parlent de choses indifférentes enbuvant leur cidre, des voyages de Raymond, de ce qui s’est fait aupays en son absence, des mariages qui se sont consommés ou rompus.Et, à ces deux révoltés qui fuient les églises, tous les bruits dela messe arrivent pendant leur causerie, les sons de clochette etles sons d’orgue, les chants séculaires dont s’emplit la haute nefsonore…

A la fin, Arrochkoa y revient, au sujetbrûlant : « Oh ! si tu avais été au pays, ça ne seserait pas fait, va !… Et encore maintenant, si elle terevoyait… »

Raymond le regarde alors, frissonnant de cequ’il croit comprendre : « Encoremaintenant ?… Que veux-tu dire ?

– Oh ! mon cher, les femmes… Avec elles,est-ce qu’on sait jamais !… Elle en tenait fortement pour toi,je t’en réponds, et ç’a été dur… Eh ! de nos jours il n’y aplus de loi qui la retienne, que diable !… Ce que je m’enficherais, pour mon compte, qu’elle jette son froc auxorties !… Ah ! là, là !… »

Ramuntcho détourne la tête, les yeux à terre,sans répondre, frappant le sol du pied. Et, pendant le silenced’ensuite, la chose impie, qu’il avait à peine osé se formuler àlui-même, lui apparaît peu à peu moins chimérique, plus réalisable,presque aisée… Non, ce n’est vraiment pas si inadmissible, ensomme, de la ravoir. Et, au besoin, sans doute, celui qui est là,Arrochkoa, son propre frère, y prêterait la main. Oh ! quelletentation et quel trouble nouveau dans son âme !…

Sèchement, il demande : « Oùest-elle ?… Loin d’ici ?

– Assez, oui. Là-bas, vers la Navarre, cinq àsix heures de voiture. Ils l’ont changée deux fois de couventdepuis qu’ils la tiennent. Elle habite Amezqueta aujourd’hui,au-delà des grandes chênaies d’Oyanzabal ; on y va parMendichoco ; tu sais, nous avons dû traverser ça, une nuit,ensemble, avec Itchoua, pour nos affaires. »

On sort de la grand-messe… Des groupespassent : des femmes, des filles jolies et d’élégante allure,parmi lesquelles Gracieuse n’est plus : beaucoup de béretsrabattus sur des fronts basanés. Et toutes ces figures se tournentpour regarder les deux buveurs à leur fenêtre. Le vent, qui souffleun peu plus, fait danser autour de leurs verres de grandes feuillesmortes de platanes.

Une femme déjà vieille leur jette, par-dessoussa mantille de drap noir, un coup d’œil mauvais ettriste :

« Ah ! dit Arrochkoa, voici la mèrequi passe ! et qui nous regarde de travers, encore !…Elle en a fait, de bel ouvrage, ce jour-là, elle peut s’envanter !… La première punie, d’ailleurs, car elle finira commeune vieille solitaire à présent… Catherine – de chez Elsagarray, tusais, – va en journée pour la servir ; autrement, elle n’aplus personne à qui parler le soir… »

Une voix de basse-taille, derrière eux, vientles interrompre, un bonjour basque, creux comme un son de caverne,tandis qu’une main grande et lourde se pose sur l’épaule deRamuntcho, pour une prise de possession : Itchoua, Itchoua quifinit à l’instant de chanter sa liturgie !… Pas changé,celui-là, par exemple ; toujours sa même figure qui n’a pasd’âge, toujours son masque incolore qui tient à la fois du moine etdu détrousseur, et ses mêmes yeux renfoncés, cachés, absents. Sonâme aussi doit être demeurée pareille, son âme capable de meurtreimpassible en même temps que de fétichiste dévotion.

« Ah ! » fait-il, – d’un tonqui veut être bonhomme, « e voilà de retour parmi nous, monRamuntcho ! Alors, on va travailler ensemble, hein ? Çamarche dans ce moment-ci, les affaires avec l’Espagne, tu sais, eton a besoin de bras à la frontière. Tu redeviens des nôtres,n’est-ce pas ?

– Mon Dieu, peut-être, répond Ramuntcho. Oui,on pourra en reparler et s’entendre… »

C’est que, depuis quelques minutes, son départpour les Amériques vient de beaucoup reculer dans son esprit…Non !…, demeurer au pays plutôt, reprendre la vie d’autrefois,réfléchir et obstinément attendre. Du reste, à présent qu’il saitoù elle est, ce village d’Amezqueta, à cinq ou six heuresd’ici, le hante d’une façon dangereuse, et il caresse toute sortede projets sacrilèges, que, jusqu’à ce jour, il aurait à peine oséconcevoir.

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