Ramuntcho

II

Quelques heures plus tard, à la pointeincertaine de l’aube, à l’instant où s’éveillent les bergers et lespêcheurs.

Ils s’en revenaient joyeusement, lescontrebandiers, leur entreprise terminée.

Partis à pied, avec des précautions infiniesde silence, par des ravins, par des bois, par de dangereux gués derivière, ils s’en revenaient comme des gens n’ayant jamais rien euà cacher à personne, en traversant la Bidassoa, au matin pur, dansune barque de Fontarabie louée sous la barbe des douaniersd’Espagne.

Tout l’amas de montagnes et de nuages, tout lesombre chaos de la précédente nuit s’était démêlé presquesubitement, comme au coup d’une baguette magicienne. Les Pyrénées,rendues leurs proportions réelles, n’étaient plus que de moyennesmontagnes, aux replis baignés d’une ombre encore nocturne mais auxcrêtes nettement coupées dans un ciel qui déjà s’éclaircissait.L’air s’était fait tiède, suave, exquis à respirer, comme si tout àcoup on eût changé de climat ou de saison, – et c’était le vent deSud qui commençait à souffler, le délicieux vent de Sud spécial aupays basque, qui chasse devant lui le froid, les nuages et lesbrumes, qui avive les nuances de toutes choses, bleuit le ciel,prolonge à l’infini les horizons, donne, même en plein hiver, desillusions d’été.

Le batelier qui ramenait en France lescontrebandiers poussait du fond avec sa perche longue, et la barquese traînait, à demi échouée. En ce moment, cette Bidassoa, par quiles deux pays sont séparés, semblait tarie, et son lit vide, d’uneexcessive largeur, avait l’étendue plate d’un petit désert.

Le jour allait décidément se lever, tranquilleet un peu rose. On était au 1er du mois de novembre ; sur larive espagnole, là-bas, très loin, dans un couvent de moines, unecloche de l’extrême matin sonnait clair, annonçant la solennitéreligieuse de chaque automne. Et Ramuntcho, bien assis dans labarque, doucement bercé et reposé après les fatigues de la nuit,humait ce vent nouveau avec un bien-être de tous ses sens ;avec une joie enfantine, il voyait s’assurer un temps radieux pourcette journée de Toussaint, qui allait lui apporter tout ce qu’ilconnaissait des fêtes de ce monde : la grand-messe chantée, lapartie de pelote devant le village assemblé, puis enfin la danse dusoir avec Gracieuse, le fandango au clair de lune sur la place del’église.

Il perdait peu à peu conscience de sa viephysique, Ramuntcho, après sa nuit de veille ; une sorte detorpeur, bienfaisante sous les souffles du matin vierge,engourdissait son jeune corps, laissant son esprit en demi-rêve. Ilconnaissait bien d’ailleurs ces impressions et ces sensations-là,car les retours à pointe d’aube, en sécurité dans une barque oùl’on s’endort, sont la suite habituelle des courses decontrebande.

Et tous les détails aussi de cet estuaire dela Bidassoa lui étaient familiers, tous ses aspects, qui changentsuivant l’heure, suivant la marée monotone et régulière… Deux foispar jour le flot marin revient emplir ce lit plat ; alors,entre la France et l’Espagne, on dirait un lac, une charmantepetite mer où courent de minuscules vagues bleues, et les barquesflottent, les barques vont vite ; les bateliers chantent leursairs des vieux temps, qu’accompagnent le grincement et les heurtsdes avirons cadencés. Mais quand les eaux se sont retirées, commeen ce moment-ci, il ne reste plus entre les deux pays qu’une sortede région basse, incertaine et de changeante couleur, où marchentdes hommes aux jambes nues, où des barques se traînent enrampant.

Ils étaient maintenant au milieu de cetterégion-là, Ramuntcho et sa bande, moitié sommeillant sous lalumière à peine naissante. Les couleurs des choses commençaient às’indiquer, au sortir des grisailles de la nuit. Ils glissaient,ils avançaient par à-coups légers, tantôt parmi des velours jaunesqui étaient des sables, tantôt à travers des choses brunes, striéesrégulièrement et dangereuses aux marcheurs, qui étaient des vases.Et des milliers de petites flaques d’eau, laissées par le flot dela veille, reflétaient le jour naissant, brillaient sur l’étenduemolle comme des écailles de nacre. Dans le petit désert jaune etbrun, leur batelier suivait le cours d’un mince filet d’argent quireprésentait la Bidassoa à l’étale de basse mer. De temps à autre,quelque pêcheur croisait leur route, passait tout près d’eux ensilence, sans chanter comme les jours où l’on rame, trop affairé àpousser du fond, debout dans sa barque et manœuvrant sa perche avecde beaux gestes plastiques.

En rêvant, ils approchaient de la rivefrançaise, les contrebandiers. Et là-bas, de l’autre côté de lazone étrange sur laquelle ils voyageaient comme en traîneau, cettesilhouette de vieille ville qui les fuyait lentement, c’étaitFontarabie ; ces hautes terres qui montaient dans le ciel avecdes physionomies si âpres, c’étaient les Pyrénées espagnoles. Toutcela était l’Espagne, la montagneuse Espagne, éternellement dresséelà en face et sans cesse préoccupant leur esprit : pays qu’ilfaut atteindre en silence par les nuits noires, par les nuits sanslune, sous les pluies d’hiver ; pays qui est le perpétuel butdes courses dangereuses ; pays qui, pour les hommes du villagede Ramuntcho, semble toujours fermer l’horizon du Sud-Ouest, touten changeant d’apparence suivant les nuages et les heures ;pays qui s’éclaire le premier au pâle soleil des matins et masqueensuite, comme un sombre écran, le soleil rouge des soirs…

Il adorait sa terre basque, Ramuntcho, – et cematin-là était une des fois où cet amour entrait plus profondémenten lui-même. Dans la suite de son existence, pendant les exils, lesouvenir de ces retours délicieux à l’aube, après les nuits decontrebande, devait lui causer d’indéfinissables et trèsangoissantes nostalgies Mais son amour pour le sol héréditairen’était pas aussi simple que celui de ses compagnons d’aventure.Comme à tous ses sentiments, comme à toutes ses sensations, il s’ymêlait des éléments très divers. D’abord l’attachement instinctifet non analysé des ancêtres maternels au terroir natal, puisquelque chose de plus raffiné provenant de son père, un refletinconscient de cette admiration d’artiste qui avait retenu icil’étranger pendant quelques saisons et lui avait donné le capricede s’allier avec une fille de ces montagnes pour en obtenir unedescendance basque…

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