Ramuntcho

XX

Ramuntcho, ce soir-là, était venu aurendez-vous plus tôt que de coutume, – avec plus d’hésitation aussidans sa marche et son escalade, car l’on risque, par ces soirs dejuin, de trouver des filles attardées le long des chemins, ou biendes garçons, derrière les haies, en maraude d’amour.

Et, par hasard, elle était déjà seule en bas,regardant au-dehors, sans cependant l’attendre.

Tout de suite, elle remarqua son allureagitée, ou joyeuse, et devina du nouveau. N’osant pas s’approchertrop, il lui fit signe qu’il fallait vite venir, enjamber lafenêtre, gagner l’allée obscure où l’on causait sans crainte. Puis,dès qu’elle fut près de lui, à l’ombre nocturne des arbres, il laprit par la taille et lui annonça brusquement cette grande nouvellequi, depuis le matin, bouleversait sa jeune tête et celle deFranchita sa mère.

« L’oncle Ignacio a écrit !

– Vrai ? L’oncleIgnacio !… »

C’est qu’elle savait, elle aussi, que cetoncle aventurier, cet oncle d’Amérique, disparu depuis tantd’années, n’avait jusqu’ici songé à envoyer qu’un étrange bonjour,par un matelot de passage.

« Oui !… Et il dit qu’il a du bienlà-bas, dont il faut s’occuper, de grandes prairies, des troupes dechevaux ; qu’il n’a pas d’enfants, que, si je voulais allerm’établir près de lui, avec une gentille Basquaise épousée au pays,il serait content de nous adopter tous deux… Oh ! je crois quema mère viendrait aussi… Donc, si tu voulais…, ce serait dèsmaintenant que nous pourrions nous marier… Tu sais, on en maried’aussi jeunes, c’est permis… A présent que je serais adopté parl’oncle et que j’aurais une vraie position, elle consentirait, tamère, je pense… Et ma foi, tant pis pour le service militaire,n’est-ce pas, dis ?… »

Ils s’assirent, sur des pierres moussues quiétaient là, leurs têtes tournant un peu, aussi troublés l’un quel’autre par l’approche et la tentation imprévue du bonheur. Ainsi,ce ne serait plus dans un certain avenir, après son temps desoldat, ce serait presque tout de suite ; ce serait dans deuxmois, dans un mois peut-être, que cette communion de leurs âmes etde leurs chairs, si ardemment désirée et aujourd’hui si défendue,hier encore si lointaine, pourrait être accomplie sans péché,honnête aux yeux de tous, permise et bénie… Oh ! jamais ilsn’avaient envisagé cela de si près…, et ils appuyaient l’un contrel’autre leurs fronts alourdis de trop de pensées, fatigués tout àcoup d’une sorte de trop délicieux délire… Autour d’eux, l’odeurdes fleurs de juin montait de toute la terre, emplissait la nuitd’une suavité immense. Et, comme s’il n’y avait pas encore assez desenteurs épandues, les jasmins, les chèvrefeuilles des mursexhalaient d’instant en instant, par bouffées intermittentes,l’excès de leur parfum ; on eût dit que des mains balançaienten silence des cassolettes dans l’obscurité, pour quelque fêtecachée, pour quelque enchantement magnifique et secret.

Il y a souvent et partout de ces trèsmystérieux enchantements-là, qui émanent de la nature même,commandés par on ne sait quelle souveraine volonté aux desseinsinsondables, pour nous donner le change à tous, sur la route de lamort…

« Tu ne me réponds pas, Gracieuse, tu neme dis rien ?… »

Il voyait bien qu’elle était grisée, elleaussi, comme lui, et pourtant il devinait, à sa façon de rester silongtemps muette, que des ombres devaient s’amasser sur son rêvecharmeur et beau.

« Mais, demanda-t-elle enfin, tes papiersde naturalisation, tu les as déjà reçus, n’est-ce pas ?…

– Oui, c’est arrivé depuis la semainedernière, tu sais bien… Et c’est toi, d’ailleurs, qui m’avaiscommandé de les faire, ces démarches-là…

– Et alors, tu es Français aujourd’hui… Etalors, si tu manques à ton service militaire, tu esdéserteur !

– Dame !… Dame oui !… Déserteur,non ; mais insoumis, je crois, ça s’appelle…, et çane vaut pas mieux, du reste, puisqu’on ne peut plus revenir… Moiqui n’y pensais pas !… »

Comme elle était torturée à présent d’en êtrecause, de l’avoir elle-même poussé à cet acte-là qui faisait planerune menace si noire sur la joie à peine entrevue ! Oh !mon Dieu, déserteur, lui, son Ramuntcho ! C’est-à-dire banni àjamais du cher pays basque !… Et ce départ pour les Amériques,devenu tout à coup effroyablement grave, solennel, comme une sortede mort, puisqu’il serait sans retour possible !… Alors, quefaire ?…

Voici donc qu’ils restaient anxieux et muets,chacun d’eux préférant se soumettre à la volonté de l’autre, etattendant, avec un égal effroi, la décision qui serait prise, pourpartir ou pour rester. Du fond de leurs deux jeunes cœurs montaitpeu à peu une même et pareille détresse, empoisonnant le bonheuroffert là-bas, dans ces Amériques d’où l’on ne reviendrait plus… Etles petites cassolettes nocturnes des jasmins, des chèvrefeuilles,des tilleuls, continuaient de plus belle à lancer dans l’air desbouffées exquises pour les enivrer ; l’obscurité dont ilsétaient enveloppés semblait de plus en plus caressante etdouce ; dans le silence du village et de la campagne, lesrainettes des murailles donnaient de minute en minute leur petitenote flûtée, qui semblait un très discret appel d’amour, sous levelours des mousses ; et, à travers la dentelle noire desfeuillages, dans la sérénité d’un ciel de juin qu’on eût dit àjamais inaltérable, ils voyaient scintiller, comme une simple etgentille poussière de phosphore, la multitude terrifiante desmondes.

Le couvre-feu cependant commença de sonner àl’église. Or, le timbre de cette cloche, la nuit surtout,représentait pour eux quelque chose d’unique sur la terre ; ence moment, c’est même comme une voix qui serait venue apporter,dans leur indécision, son avis, son conseil décisif et tendre.Muets toujours, ils l’écoutaient avec une émotion croissante, d’uneintensité jusqu’alors inconnue, la tête brune de l’un appuyéecontre la tète blonde de l’autre. Elle disait, la voix conseil1ère,la chère voix protectrice : « Non, ne vous en allez paspour toujours ; les lointains pays sont faits pour le temps dela jeunesse ; mais il faut pouvoir revenir à Etchézar :c’est ici qu’il faut vieillir et mourir ; nulle part au mondevous ne dormiriez comme dans ce cimetière autour de l’église, oùl’on peut, même couché sous la terre, m’entendre sonnerencore… » Ils cédaient de plus en plus à la voix de la cloche,les deux enfants dont l’âme était religieuse et primitive. EtRaymond sentit bientôt couler sur sa joue une larme deGracieuse :

« Non, dit-il enfin, déserter, non ;je crois, vois-tu, que je n’en aurais pas le courage…

– Je pensais la même chose que toi, monRamuntcho, dit-elle. Non, ne faisons pas cela… Mais j’attendais,pour te le laisser dire… »

Alors, il s’aperçut qu’il pleurait lui aussi,comme elle…

Donc, le sort en était jeté, ils laisseraientpasser le bonheur, qui était là, à leur portée, presque sous leurmain ; ils remettraient tout à un avenir incertain et sireculé !…

Et à présent, dans la tristesse, dans lerecueillement de leur grande décision prise, ils se communiquaientce qui leur semblait de mieux à faire :

« On pourrait, disait-elle, lui répondreune jolie lettre, à ton oncle Ignacio ; lui écrire que tuacceptes, que tu viendras avec beaucoup de plaisir aussitôt aprèston service militaire ; ajouter même, si tu veux, que celleavec qui tu es fiancé le remercie comme toi et se tiendra prête àte suivre ; mais que, déserter, tu ne le peux pas.

– Et, à ta mère, si tu lui en parlais dèsmaintenant, toi, Gatchutcha, pour voir un peu ce qu’elle enpenserait ?… Car enfin, voici que ce n’est plus commeautrefois, tu comprends bien, je ne suis plus un abandonné commej’étais… »

Des pas légers derrière eux, dans le chemin…Et, au-dessus du mur, la silhouette apparue d’un jeune homme, quis’était approché sur la pointe de ses espadrilles, comme pour lesépier !…

« Va-t’en, sauve-toi, mon Ramuntcho, àdemain soir !… »

En une demi-seconde, plus personne : lui,tapi dans une broussaille, elle, envolée vers sa chambre.

Fini, leur entretien grave ! Fini jusqu’àquand ? Jusqu’à demain ou jusqu’à toujours ?… Sur leursadieux, brusques ou prolongés, épouvantés ou paisibles, chaquefois, chaque nuit, pesait la même incertitude de se revoir…

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