Ramuntcho

XII

L’hiver venait de finir.

Ramuntcho, – qui avait dormi quelques heures,d’un mauvais sommeil de fatigue, dans une petite chambre de lanouvelle maison de son ami Florentino, à Ururbil, – s’éveillaitmaintenant, tandis que naissait le jour.

La nuit, – une nuit de tempête pourtant, unenuit trouble et noire tout à souhait, – avait été désastreuse pourles contrebandiers. Du côté du cap Figuier, dans les rochers où ilsvenaient d’aborder par mer avec des ballots de soie, ils avalentété poursuivis à coups de fusil, obligés de jeter bas leursfardeaux, perdant tout, les uns fuyant sur la montagne, d’autres sesauvant à la nage au milieu des brisants, pour gagner la rivefrançaise, dans l’épouvante des prisons de Saint-Sébastien.

Vers deux heures du matin, épuisé, trempé et àdemi noyé, il était venu frapper à la porte de cette maison isolée,demander au débonnaire Florentino secours et asile.

Et à son réveil, après tout le fracas nocturnede la tempête d’équinoxe, des pluies de déluge, des branchesgémissantes, tordues et brisées, il percevait d’abord qu’un grandsilence s’était fait. Prêtant l’oreille, il n’entendait plus lesouffle immense du vent d’Ouest, plus le remuement de toutes ceschoses tourmentées dans les ténèbres. Non, rien qu’un bruitlointain, régulier, puissant, continuel et formidable le grondementdes eaux dans le fond de ce golfe de Biscaye – qui, depuis lesorigines, est sans trêve mauvais et troublé ; un grondementrythmé, comme serait la monstrueuse respiration de sommeil de lamer ; une suite de coups profonds, qui semblaient les heurtsd’un bélier de muraille, continués chaque fois par une musique dedéferlement sur les grèves… Mais l’air, les arbres et les chosesd’alentour se tenaient immobiles ; la tempête avait fini, sanscause raisonnable, comme elle avait commencé, et la mer seule enprolongeait la plainte.

Pour regarder ce pays, cette côte d’Espagnequ’il ne reverrait peut-être plus, puisque le départ était siproche, il ouvrit sa fenêtre sur le vide encore pâle, sur lavirginité de l’aube désolée.

Une lueur grise émanant d’un ciel gris ;partout la même immobilité fatiguée et figée, avec des indécisionsd’aspect tenant encore de la nuit et du rêve. Un ciel opaque, quiavait l’air consistant et fait de petites couches horizontalesaccumulées, comme si on l’avait peint en superposant des pâtes decouleurs mortes. Et là-dessous, des montagnes d’un brun noir ;puis Fontarabie en silhouette morose, son clocher séculaireparaissant plus noir et usé par ses années. A cette heure simatinale et si fraîchement mystérieuse, où les yeux des hommes,pour la plupart, ne sont pas encore ouverts, il semblait qu’onsurprît les choses dans leur navrant colloque de lassitude et demort, se racontant, à la pointe de l’aube, tout ce qu’elles taisentpour ne pas faire peur, quand le jour est levé…

A quoi bon avoir résisté à la tempête de cettenuit ? disait le vieux clocher triste et las, debout au fonddu lointain ; à quoi bon, puisqu’il en arrivera d’autres,éternellement d’autres, d’autres tempêtes et d’autres équinoxes, etque je finirai tout de même par passer, moi que les hommes avaientélevé comme un signal de prière devant demeurer là pourd’incalculables durées ?… Je ne suis déjà qu’un fantôme, venud’un autre temps ; je continue de sonner des cérémonies etd’illusoires fêtes ; mais les hommes cesseront bientôt de s’enleurrer ; je sonne aussi des glas ; j’en ai tant sonné,des glas, pour des milliers de morts dont personne ne se souvientplus ! Et je reste là, inutile, sous l’effort presque éternelde tous ces vents d’Ouest qui soufflent de la mer…

Au pied du clocher, l’église, dessinée là-basen ternes grisailles, avec un air de vétusté et d’abandon,confessait aussi qu’elle était vide, qu’elle était vaine, peupléeseulement de pauvres images de bois ou de pierre, de mythes sansentendement, sans pouvoir et sans pitié. Et toutes les maisons,depuis des siècles pieusement groupées à son entour, avouaient quesa protection était inefficace contre la mort, qu’elle étaitmensongère et dérisoire…

Et surtout les nuées, les nuées et lesmontagnes, couvraient de leur immense attestation muette ce que lavieille ville murmurait en dessous ; elles confirmaient ensilence les vérités sombres : le ciel vide comme les églises,servant à des fantasmagories de hasard, et les temps ininterrompusroulant leur flot, où les myriades d’existences, comme denégligeables riens, sont, l’une après l’autre, entraînées etnoyées…

Un glas commença de tinter dans ce lointainque Raymond regardait blanchir ; très lentement, par coupsespacés, le vieux clocher donnait de la voix, une fois de plus,pour la fin d’une vie : quelqu’un râlait de l’autre côté de lafrontière, quelque âme espagnole était là-bas qui s’anéantissait,au pâle matin, sous les épaisseurs de ces nuages emprisonnants, –et l’on avait comme la notion précise que cette âme-là suivraittout simplement son corps dans la terre qui décompose…

Et Raymond contemplait et écoutait. A lapetite fenêtre de cette maisonnette basque, qui avant lui n’avaitabrité que des générations de simples et de confiants, accoudé surla large pierre d’appui qui s’était usée aux frottements humains,écartant du bras le vieux contrevent peint en vert, il promenaitles yeux sur le morne déploiement de ce coin du monde qui avait étéle sien et qu’il allait pour jamais quitter. Ces révélations quefaisaient les choses, son esprit inculte les entendait pour lapremière fois et il y prêtait une attention épouvantée. Tout unnouveau travail d’incroyance s’accomplissait soudain dans son âmehéréditairement préparée aux doutes et aux angoisses. Toute unevision lui venait, subite et qui semblait définitive, du néant desreligions, de l’inexistence des divinités que les hommesprient…

Et alors…, puisqu’il n’y avait rien, quellenaïveté de trembler encore devant la Vierge blanche, protectricechimérique de ces couvents où les filles sont enfermées !…

La pauvre cloche d’agonie, qui s’épuisait àtinter là-bas si puérilement pour appeler d’inutiles prières,s’arrêta enfin, et, sous le ciel fermé, la respiration des grandeseaux s’entendit seule au loin, dans l’universel silence. Mais leschoses continuèrent, à l’aube incertaine, leur dialogue sansparoles rien nulle part ; rien dans les vieilles églises silonguement vénérées ; rien dans le ciel où s’amassent lesnuages et les brumes ; – mais toujours la fuite des temps, lerecommencement épuisant et éternel des êtres ; et toujours ettout de suite la vieillesse, la mort, l’émiettement, la cendre…

C’était cela qu’elles disaient, dans le blêmedemi-jour, les choses si mornes et si fatiguées. Et Raymond, quiavait bien entendu, se prit en pitié d’avoir hésité si longtempspour des raisons imaginaires. A lui-même il se jura, avec une plusâpre désespérance, que, à partir de ce matin, il étaitdécidé ; qu’il le ferait, au risque de tout ; que rien nel’arrêterait plus.

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