Ramuntcho

XXVII

Au crépuscule donc, elle s’en revenait,Franchita, de conduire son fils, et s’efforçait de reprendre safigure habituelle, son air de hautaine indifférence, pour traverserle village.

Mais, arrivée devant la maison Detcharry, ellevit Dolorès qui, près de rentrer chez elle, se retournait et secampait sur sa porte pour la regarder passer. Il fallait bienquelque chose de nouveau, quelque révélation subite, pour qu’elleprît cette attitude de défi agressif, cette expression deprovocante ironie, – et Franchita alors s’arrêta, elle aussi,tandis que cette phrase presque involontaire jaillissait entre sesdents serrées :

« Qu’est-ce qu’elle a, pour me regardercomme ça, cette femme ?…

– Il ne viendra pas ce soir, l’amoureux,hein ! répondit l’ennemie.

– Ah ! tu le savais donc, toi, alors,qu’il venait ici, voir ta fille ? »

En effet, elle le savait depuis lematin : Gracieuse le lui avait dit, puisqu’il n’y avait plusaucun lendemain à ménager ; elle le lui avait dit de guerrelasse, après avoir inutilement parlé de l’oncle Ignacio, du nouvelavenir de Raymond, de tout ce qui pouvait servir leur cause defiancés…

« Ah ! tu le savais donc, toi,alors, qu’il venait ici, voir ta fille ?… »

Par un ressouvenir d’autrefois, ellesreprenaient d’instinct leur tutoiement de l’école des sœurs, cesdeux femmes qui depuis bientôt vingt ans ne s’étaient pas adresséune parole. Pourquoi elles se détestaient en vérité ellesl’ignoraient presque ; tant de fois, cela commence ainsi, pardes riens, des jalousies, des rivalités d’enfance et puis, à lalongue, à force de se voir chaque jour sans se parler, à force dese jeter en passant de mauvais regards, cela fermente jusqu’àdevenir l’implacable haine… Donc, elles étaient là, l’une devantl’autre, et leurs deux voix chevrotaient de rancune, d’émotionmauvaise :

« Eh ! répliqua l’autre, tu lesavais avant moi, je suppose, toi, l’éhontée, qui l’envoyais cheznous !… Du reste, on comprend que tu ne sois pas difficile surles moyens, après ce que tu as fait dans les temps… »

Et, tandis que Franchita, beaucoup plus dignepar nature, restait muette, terrifiée maintenant par l’imprévu decette dispute en pleine rue, Dolorès reprit encore :

« Non, ma fille épousant ce bâtard sansle sou, voyez-vous ça !…

– Eh bien, j’ai idée que si, moi !qu’elle l’épousera quand même !… Essaie donc, tiens, de lui enproposer un de ton choix, pour voir !… »

Alors, comme qui dédaigne de continuer, ellereprit son chemin, entendant, par-derrière, la voix et l’insulte del’autre qui la poursuivaient. Elle tremblait de tous ses membres etchancelait à chaque pas sur ses jambes près de faiblir.

Au logis, maintenant vide, quelle mornetristesse, quand elle fut rentrée !

La réalité de cette séparation de trois anslui apparaissait sous un aspect affreusement nouveau, comme si elley avait à peine été préparée ; – de même, au retour ducimetière, on sent pour la première fois, dans son intégritéaffreuse, l’absence des chers morts…

Et puis, ces mots d’insulte dans la rue !Ces mots d’autant plus accablants qu’elle avait, au fond,cruellement conscience de sa faute avec l’étranger ! Au lieude passer son chemin, ainsi qu’elle aurait dû faire, commentavait-elle pu s’arrêter devant son ennemie et, par une phrasemurmurée entre les dents, provoquer cette dispute odieuse ?Comment avait-elle pu descendre à une telle chose, s’oublier ainsi,elle qui, depuis quinze ans, s’était peu à peu imposée au respectde tous par sa tenue si parfaitement digne ?… Oh ! s’êtreattiré et avoir subi l’injure de cette Dolorès, – dont le passé, ensomme, était irréprochable, et qui avait, en effet, le droit de lamépriser !

A la réflexion, voici même qu’elles’épouvantait de plus en plus de cette sorte de défi pour l’avenir,qu’elle avait eu l’imprudence de jeter en s’éloignant ; il luisemblait avoir compromis tout le cher espoir de son fils, enexaspérant ainsi la haine de cette femme.

Son fils !… Son Ramuntcho, qu’une voiturelui emportait à cette heure dans la nuit d’été, lui emportait auloin, au danger, à la guerre !… Elle avait assumé desresponsabilités bien lourdes, en dirigeant sa vie avec des idées àelle, avec des entêtements, des fiertés, des égoïsmes… Et voici quece soir elle venait peut-être d’attirer sur lui le malheur, tandisqu’il s’en allait si confiant dans les joies du retour !… Ceserait sans doute là pour elle le châtiment suprême ; ellecroyait entendre, dans l’air de sa maison vide, comme la menace decette expiation, elle en sentait l’approche lente et sûre.

Alors, elle se mit à dire pour lui sesprières, d’un cœur âprement révolté, parce que la religion, tellequ’elle savait la comprendre, restait sans douceur, sansconsolation, sans rien de confiance ni d’attendri. Sa détresse etses remords étaient en ce moment d’une nature si sombre, que leslarmes, les bienfaisantes larmes ne lui venaient plus…

Et lui, à ce même instant du soir, continuaitde descendre, par les vallées plus obscures, vers le bas pays oùles trains passent – emportant les hommes au loin, changeant etbouleversant toutes choses. Pour une heure environ, il continueraitd’être sur la terre basque ; puis, ce serait fini. Le long desa route, il croisait quelques chars à bœufs, d’allure indolente,qui rappelaient les tranquillités des vieux temps ; ou bien devagues silhouettes humaines lui disant au passage le traditionnelbonsoir, l’antique gaou-one que demain il n’entendraitplus. Et là-bas sur sa gauche, au fond d’une sorte de gouffre noir,se profilait encore l’Espagne, l’Espagne qui, de très long tempssans doute, n’inquiéterait plus ses nuits…

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