Ramuntcho

VIII

Minuit, une nuit d’hiver noire comme l’enfer,par grand vent et pluie fouettante. Au bord de la Bidassoa, aumilieu d’une étendue confuse au sol traître qui éveille des idéesde chaos, parmi des vases où leurs pieds s’enfoncent, des hommescharrient des caisses sur leurs épaules et, entrant dans l’eaujusqu’à mi-jambe, viennent tous les jeter dans une longue chose,plus noire que la nuit, qui doit être une barque, – une barquesuspecte et sans fanal, amarrée près de la berge.

C’est encore la bande d’Itchoua, qui cettefois va opérer par la rivière. On a dormi quelques moments, touthabillés, dans la maison d’un receleur qui habite près de l’eau,et, à l’heure voulue, Itchoua, qui ne ferme jamais qu’un seul deses yeux, a secoué son monde ; puis, on est sorti à pas deloup, dans les ténèbres, sous l’ondée froide propice auxcontrebandes.

En route maintenant, à l’aviron, pourl’Espagne dont les feux s’aperçoivent au loin, brouillés par lapluie. Il fait un temps déchaîné ; les chemises des hommessont déjà trempées, et, sous les bérets enfoncés jusqu’aux yeux, levent cingle les oreilles. Cependant, grâce à la vigueur des bras onallait vite et bien, quand tout à coup apparaît dans l’obscuritéquelque chose comme un monstre qui s’approcherait en glissant surles eaux. Mauvaise affaire ! C’est le bateau de ronde quipromène chaque nuit les douaniers d’Espagne. En hâte, il fautchanger de direction, ruser, perdre un temps précieux quand déjà onest en retard.

Enfin pourtant les voici arrivés sans encombretout près de la rive espagnole, parmi les grandes barques de pèche,qui, les nuits de tourmente, dorment là sur leurs chaînes, devantla « Marine « de Fontarabie. C’est l’instant grave.Heureusement la pluie leur est fidèle et tombe encore à torrents.Tout baissés dans leur canot pour moins paraître, ne parlant plus,poussant du fond avec les rames pour faire moins de bruit, ilss’approchent doucement, doucement, avec des temps d’arrêt sitôtqu’un rien leur a paru bouger, au milieu de tant de noir diffus etd’ombres sans contours.

Maintenant les voici tapis contre l’une de cesgrandes barques vides, presque à toucher la terre. Et c’est lepoint convenu, c’est là que les camarades de l’autre pays devraientse tenir pour les recevoir et pour emporter leurs caisses jusqu’àla maison de recel… Personne, cependant !… Où doncsont-ils ?… Les premiers moments se passent dans une sorte deparoxysme d’attente et de guet, qui double la puissance de l’ouïeet de la vue. Les yeux dilatés et les oreilles tendues, ilsveillent, sous le ruissellement monotone de la pluie… Mais oùsont-ils donc, les camarades d’Espagne ? Sans doute l’heureest passée, à cause de cette maudite ronde de douane qui a dérangétout le voyage, et, croyant le coup manqué pour cette fois, ilsseront repartis…

Des minutes encore s’écoulent, dans la mêmeimmobilité et le même silence. On distingue, alentour, les grandesbarques inertes, comme des cadavres de bêtes qui flotteraient, etpuis, au-dessus des eaux, un amas d’obscurités plus denses que lesobscurités du ciel et qui sont les maisons, les montagnes de larive… Ils attendent, sans un mouvement ni une parole. On dirait desbateliers-fantômes, aux abords d’une ville morte.

Peu à peu la tension de leurs sens faiblit,une lassitude leur vient, avec un besoin de sommeil – et ilsdormiraient là même, sous cette pluie d’hiver, si le lieu n’étaitsi dangereux.

Itchoua alors tient conseil tout bas, enlangue basque, avec les deux plus anciens, et ils décident de faireune chose hardie. Puisqu’ils ne viennent pas, les autres, ehbien ! tant pis, on va tenter d’y aller, de porter jusqu’à lamaison, là-bas, les caisses de contrebande. C’est terriblementrisqué, mais ils l’ont mis dans leur tête et rien ne les arrêteraplus.

« Toi, dit Itchoua à Raymond, avec samanière à lui qui n’admet pas de réplique, toi, mon petit, tu serascelui qui gardera la barque, puisque tu n’es jamais venu dans lechemin où nous allons ; tu l’amarreras tout contre terre, maisd’un tour pas trop solide, tu m’entends, pour être prêt à filersans bruit si les carabiniers arrivent. »

Donc, ils s’en vont, tous les autres, lesépaules courbées sous les lourdes charges ; les frôlements àpeine perceptibles de leur marche se perdent tout de suite sur lequai désert et si noir, au milieu des monotones bruissements del’averse. Et Ramuntcho, resté seul, s’accroupit au fond de soncanot pour moins paraître, s’immobilise à nouveau, sous l’arrosageincessant d’une pluie qui tombe maintenant régulière ettranquille.

Ils tardent à revenir, les camarades, – et pardegrés, dans cette inaction et ce silence, un engourdissementirrésistible le gagne, presque un sommeil.

Mais voici qu’une longue forme, plus sombreque tout ce qui est sombre, passe à ses côtés, passe très vite, –toujours dans ce même absolu silence qui demeure comme lacaractéristique de cette entreprise nocturne : une des grandesbarques espagnoles !… Cependant, songe-t-il, puisque toutessont à l’ancre, puisque celle-ci n’a ni voiles ni rameurs…, alors,quoi ?…, c’est que c’est moi-même qui passe !… Et il acompris : son canot était trop légèrement amarré, et lecourant, très rapide ici, l’entraîne, – et il est déjà loin, filantvers l’embouchure de la Bidassoa, vers les brisants, vers lamer…

Une anxiété vient l’étreindre, presque uneangoisse… Que faire ?… Et, ce qui complique tout, il faut agirsans un cri d’appel, sans un bruit, car, tout le long de cette côtequi semble le pays du vide et des ténèbres, il y a des carabiniers,échelonnés en cordon interminable et veillant chaque nuit surl’Espagne comme sur une terre défendue… Il essaie, avec une deslongues rames, de pousser du fond pour revenir en arrière ; –mais il n’y en a plus de fond ; il ne trouve que1’inconsitance de l’eau fuyante et noire, il est déjà dans la passeprofonde… Alors, ramer coûte que coûte, et tant pis !…

A grand-peine, la sueur au front, il ramèneseul contre le courant la barque pesante, inquiet, à chaque coupd’aviron, du petit grincement révélateur, qu’une ouïe fine là-baspourrait si bien percevoir. Et puis, on n’y voit plus rien, àtravers la pluie plus épaisse qui brouille les yeux ; il faitnoir, noir comme dans les entrailles de la terre où le diabledemeure. Il ne reconnaît plus le point de départ où doiventl’attendre les autres, dont il aura peut-être causé la perte ;il hésite, il s’arrête, l’oreille tendue, les artères bruissantes,et se cramponne, pour réfléchir, à l’une des grandes barquesd’Espagne… Quelque chose alors s’approche, glissant comme avec desprécautions infinies à la surface de l’eau à peine remuée :une ombre humaine, dirait-on, une silhouette debout, – uncontrebandier, sûrement, pour faire si peu de bruit ! L’unl’autre ils se devinent, et, Dieu merci ! c’est bienArrochkoa ; Arrochkoa, qui a détaché un frêle canot espagnolpour aller à sa rencontre… Donc, la jonction entre eux est opéréeet ils sont probablement sauvés tous, encore une fois !

Mais Arrochkoa, en l’abordant, profère d’unevoix sourde et mauvaise, d’une voix serrée entre ses dents de jeunefélin, une de ces suites d’injures qui appellent la répliqueimmédiate et sonnent comme une invitation à se battre… C’était siimprévu, que la stupeur d’abord immobilise Raymond, retarde lamontée du sang à sa tête vive. Est-ce bien cela que son ami vientde dire, et sur un tel ton d’indéniable insulte !…

« Tu as dit ?

– Dame !… » reprend Arrochkoa, unpeu radouci tout de même, et sur ses gardes, observant dans lesténèbres les attitudes de Ramuntcho. »Dame ! tu as manquénous faire prendre tous, maladroit que tu es !… »

Cependant les silhouettes des autressurgissent d’un canot voisin.

« Ils sont là, continue-t-il, arme tonaviron, rapprochons-nous d’eux ! »

Et Ramuntcho se rassied à sa place de rameur,les tempes chaudes de colère, les mains tremblantes… Non,d’ailleurs…, c’est le frère de Gracieuse : tout serait perdus’il se battait avec lui ; à cause d’elle, il courbera la têteet ne répondra rien.

Maintenant leur barque s’éloigne à force derames, les emmenant tous ; le tour est joué. Il étaittemps ; deux voix espagnoles vibrent sur la rive noire :deux carabiniers, qui sommeillaient dans leur manteau et que lebruit a réveillés !… Et ils commencent à héler cette barquefuyante et sans fanal, moins aperçue que soupçonnée, perdue tout cesuite dans l’universelle confusion nocturne.

« Trop tard, les amis ! ricaneItchoua, en ramant à outrance. Hélez à votre aise, à présent, etque le diable vous réponde ! »

Le courant aussi les aide ; ilss’éloignent dans l’épaisse obscurité avec la vitesse despoissons.

Ouf ! Maintenant ils sont dans les eauxfrançaises, en sécurité, non loin sans doute de la vase desberges.

« Arrêtons-nous pour souffler unpeu », propose Itchoua.

Et ils lèvent leurs avirons, tout haletants,trempés de sueur et de pluie. Les voici de nouveau immobiles sousl’ondée froide qu’ils ne semblent pas sentir. On n’entend plus,dans le vaste silence, que le souffle peu à peu calmé despoitrines, la petite musique des gouttes d’eau qui tombent et leursruissellements légers.

Mais tout à coup, de cette barque qui était sitranquille et qui n’avait plus que l’importance d’une ombre à peineréelle au milieu de tant de nuit, un cri s’élève, suraigu,terrifiant ; il remplit le vide et s’en va déchirer leslointains… Il est parti de ces notes très hautes quin’appartiennent d’ordinaire qu’aux femmes, mais avec quelque chosede rauque et de puissant qui indique plutôt le mâle sauvage ;il a le mordant de la voix des chacals et il garde quand même on nesait quoi d’humain qui fait davantage frémir ; on attend avecune sorte d’angoisse qu’il finisse, et il est long, long, iloppresse par son inexplicable longueur… Il avait commencé comme unhaut bramement d’agonie, et voici qu’il s’achève et s’éteint en unesorte de rire, sinistrement burlesque, comme le rire des fous…

Cependant, autour de l’homme qui vient decrier ainsi à l’avant de la barque, aucun des autres ne s’étonne nine bouge. Et, après quelques secondes d’apaisement silencieux, unnouveau cri semblable part de l’arrière, répondant au premier etpassant par les mêmes phases, – qui sont de tradition infinimentancienne.

Et c’est simplement 1’irrintzina, legrand cri basque, qui s’est transmis avec fidélité du fond del’abîme des âges jusqu’aux hommes de nos jours, et qui constituel’une des étrangetés de cette race aux origines enveloppées demystère. Cela ressemble au cri d’appel de certaines tribusPeaux-Rouges dans les forêts des Amériques ; la nuit, celadonne la notion et l’insondable effroi des temps primitifs, quand,au milieu des solitudes du vieux monde, hurlaient des hommes augosier de singe.

On pousse ce cri pendant les fêtes, ou bienpour s’appeler le soir dans la montagne, et surtout pour célébrerquelque joie, quelque aubaine imprévue, une chasse miraculeuse ouun coup de filet heureux clans l’eau des rivières.

Et ils s’amusent, les contrebandiers, à ce jeudes ancêtres ; ils donnent de la voix pour glorifier leurentreprise réussie ils crient par besoin physique de se dédommagerde leur silence de tout à l’heure.

Mais Ramuntcho reste muet et sans un sourire.Cette sauvagerie soudaine le glace, bien qu’elle lui soit depuislongtemps connue ; elle le plonge dans les rêves quiinquiètent et ne se démêlent pas.

Et puis, il a senti ce soir une fois de pluscombien était incertain et changeant son seul appui au monde,l’appui de cet Arrochkoa sur qui il aurait pourtant besoin depouvoir compter comme sur un frère ; ses audaces et ses succèsau jeu de paume le lui rendront sans doute, mais une défaillance,un rien, peut à tout moment le lui faire perdre. Alors il luisemble que l’espoir de sa vie n’a plus de base, que tout s’évanouitcomme une inconsistante chimère.

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