Ramuntcho

IV

A midi, il remonta vers sa maison isolée pourretrouver sa mère.

Le mieux fébrile et un peu artificiel du matins’était continué. Gardée par la vieille Doyamburu, elle lui affirmaqu’elle se sentait guérir, et, dans sa crainte de le voir inoccupéet songeur, le fit redescendre vers la place pour assister à lapartie de pelote du dimanche.

L’haleine du vent redevenait chaude, soufflaità nouveau du Sud ; plus rien des frissons de tout àl’heure ; au contraire, un soleil et une atmosphère d’été, surles bois roussis, sur les fougères rouillées, sur les chemins oùcontinuait de tomber la jonchée triste des feuilles. Mais le ciels’emplissait d’épais nuages, qui soudainement sortaient de derrièreles montagnes, comme s’ils s’étaient tenus là embusqués pourapparaître tous au même signal.

La partie de pelote n’était pas encorecombinée et des groupes discutaient violemment, quand il arriva surla place. Vite, on l’entoura, on lui fit fête, le désignant paracclamations pour entrer dans le jeu et soutenir l’honneur de sacommune. Il n’osait pas, lui, n’ayant plus joué depuis trois annéeset se méfiant de son bras déshabitué. A la fin, il céda pourtant etcommença de se dévêtir… Mais, à qui confier sa veste àprésent ?… L’image lui réapparaissait tout à coup deGracieuse, assise sur les gradins les plus avancés et tendant lesmains pour la recevoir. A qui donc jeter sa vesteaujourd’hui ? On la confie d’ordinaire à quelqu’un d’ami, unpeu comme font les toréadors pour leur manteau de soie dorée… Il lalança au hasard, cette fois, n’importe où, sur le granit des vieuxbancs fleuris de tardives scabieuses…

La partie s’engagea. Désorienté d’abord,incertain aux premiers coups, il manqua plusieurs fois la petitechose folle et bondissante qu’il s’agissait d’attraper dansl’air.

Puis, il s’y remit avec rage, reprit sonaisance d’autrefois et se retrouva superbement. Ses muscles avaientgagné en force ce que peut-être ils avaient perdu en adresse ;de nouveau, il fut acclamé, connut l’enivrement physique de semouvoir, de sauter, de sentir ses membres jouer comme de souples etviolents ressorts, d’entendre autour de soi l’ardente rumeur de lafoule…

Mais ensuite vint l’instant de repos qui couped’ordinaire les longues parties disputées ; le moment où l’ons’assied haletant, le sang en ébullition, les mains rougies,tremblantes, – et où l’on reprend le cours des pensées que le jeusupprime.

Alors, il retrouva la détresse d’êtreseul.

Au-dessus des têtes assemblées, au-dessus desbérets de laine et des jolis chignons noués de foulards,s’accentuait ce ciel en tourmente qu’ici les vents de Sud amènenttoujours, quand ils vont finir. L’air avait pris une limpiditéabsolue, comme s’il s’était raréfié, raréfié jusqu’au vide. Lesmontagnes semblaient s’être avancées extraordinairement ; lesPyrénées écrasaient le village ; les cimes espagnoles ou lescimes françaises étaient là, toutes également proches, commeplaquées les unes sur les autres, exagérant leurs bruns calcinés,leurs violets intenses et sombres. De grandes nuées, quiparaissaient consistantes comme des choses terrestres, sedéployaient en forme d’arc, voilant le soleil, jetant une obscuritéd’éclipse. Et çà et là, par quelque déchirure bien nette, bordéed’argent éclatant, on apercevait le profond bleu vert d’un cielquasi africain. Toute cette contrée, dont le climat instable changeentre un matin et un soir, se faisait pour quelques heuresétrangement méridionale d’aspect de température et de lumière.

Ramuntcho humait cet air sec et suave, arrivéde l’extrême Midi pour vivifier les poitrines. C’était bien untemps de son pays, cela. Même, c’était le temps caractéristique dece fond du golfe de Biscaye, le temps qu’il aimait le plusautrefois, et qui aujourd’hui l’emplissait de bien-être physique –autant que de trouble d’âme, car tout ce qui se préparait, tout cequi s’amassait là-haut, avec des airs de si farouche menace, luidonnait le sentiment d’un ciel sourd aux prières, sans penséesd’ailleurs comme sans maître, simple foyer d’orages fécondants, deforces aveugles pour créer, recréer et détruire. Et, pendant cesminutes de songerie encore haletante, où des hommes en béret, d’uneautre essence que la sienne, l’entouraient pour le féliciter, il nerépondait pas, n’écoutait rien, sentait surtout la plénitudeéphémère de sa vigueur à lui, de sa jeunesse, de sa volonté, et sedisait qu’il voulait jouir âprement et désespérément de touteschoses, essayer n’importe quoi, sans s’entraver de vaines craintes,de vains scrupules d’église, pour ressaisir la jeune fille quiétait a longuement désirée de son âme et de sa chair, qui étaitl’unique et la fiancée…

La partie glorieusement finie, il s’enretourna seul, triste et résolu, – fier d’avoir gagné ainsi,d’avoir su conserver son adresse agile, et comprenant bien quec’était un moyen dans la vie, une source d’argent et une force,d’être resté l’un des premiers joueurs du pays basque.

Sous le ciel noir, toujours ces mêmes teintesoutrées par tout, ces mêmes horizons nets et sombres. Et toujoursces mêmes grands souffles du Sud, secs et chauds, excitateurs desmuscles et de la pensée.

Cependant les nuages étaient descendus,descendus, et bientôt ce temps, ces apparences allaient changer etfinir. Il le savait, lui, comme tous les campagnards habitués àregarder le ciel : ce n’était que l’annonce d’une bourrasqued’automne pour clore la série des vents tièdes, – d’une secouéedécisive pour achever d’effeuiller les bois. Aussitôt après,viendraient les longues ondées refroidissant tout, les brumesrendant les montagnes confuses et lointaines. Et ce serait le règnemorne de l’hiver, arrêtant les sèves, alanguissant les témérairesprojets, éteignant les ardeurs et les révoltes…

Maintenant les premières gouttes d’eaucommençaient à tomber dans le chemin, espacées et lourdes sur lajonchée des feuilles.

Comme hier, quand il rentra, au crépuscule, samère était seule.

Monté pas de loup, il la trouva endormie d’unmauvais sommeil, agitée, brûlante.

Errant dans son logis, il essaya, pour que cefût moins sinistre, d’allumer dans la grande cheminée d’en bas unfeu de branches, mais cela s’éteignit en fumant. Dehors, c’étaientdes torrents de pluie qui tombaient. Par les fenêtres, comme àtravers des suaires gris, le village apparaissait à peine, effacésous une rafale d’hiver. Le vent et l’averse fouettaient les mursde la maison isolée, autour de laquelle, une fois de plus, allaits’épaissir le grand noir des campagnes par les nuits pluvieuses –ce grand noir, ce grand silence, dont Raymond s’était longuementdéshabitué. Et dans son cœur d’enfant filtrait peu à peu un froidde solitude et d’abandon ; voici qu’il perdait même sonénergie, la conscience de son amour, de sa force et de sajeunesse ; il sentait s’évanouir, devant le brumeux soir, tousses projets de lutte et de résistance. Son avenir entrevu tout àl’heure devenait misérable ou chimérique à ses yeux, son avenir dejoueur de pelote, de pauvre amuseur des foules, la merci d’unemaladie ou d’une défaillance… Ses espoirs du jour s’anéantissaient,basés sans doute sur d’instables riens en fuite à présent dans lanuit…

Alors il eut un élan, comme jadis dans sonenfance, vers ce refuge très doux qu’était pour lui sa mère ;il remonta, sur la pointe du pied, afin de la voir, même endormie,et de rester au moins là, près de son lit, tandis qu’ellesommeillerait.

Et, quand il eut allumé dans la chambre, loind’elle, une lampe discrète, elle lui parut plus changée qu’hier parla fièvre ; la possibilité se présenta, plus affreuse, à sonesprit, de la perdre, d’être seul, de ne plus jamais, jamais sentirsur la joue la caresse de cette tète appuyée… En outre, pour lapremière fois elle lui parut vieille, et, au souvenir de tant dedéceptions qu’elle avait eues à cause de lui, il sentit surtout unepitié pour elle, une pitié tendre et infinie, devant ses ridesqu’il n’avait pas encore vues, devant ses cheveux blancs encorenouveaux à ses tempes. Oh ! une pitié désolée et sans aucuneespérance, avec la conviction que c’était trop tard à présent pourarranger mieux la vie… Et quelque chose de douloureux, qui étaitsans résistance possible, commença de secouer sa poitrine,contracta son jeune visage ; les objets devinrent troubles àsa vue, et, dans un besoin irréfléchi d’implorer, de demandergrâce, il se laissa tomber à genoux, le front sur ce lit de samère, pleurant enfin, pleurant à chaudes larmes…

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