Ramuntcho

VIII

Huit jours après.

 

A la tombée du soir, tandis qu’une mauvaiserafale de montagne tordait les branches des arbres, Raymondrentrait dans sa maison déserte où le gris de la mort semblaitépandu partout. Un peu d’hiver avait passé sur le pays basque, unepetite gelée, brûlant les fleurs annuelles, mettant fin àl’illusoire été de décembre. Devant la porte de Franchita, lesgéraniums, les dahlias venaient de mourir, et le sentier d’arrivée,qu’on ne soignait plus, disparaissait sous l’entassement desfeuilles jaunies.

Pour Ramuntcho, cette première semaine dedeuil avait été occupée par les mille soins qui bercent la douleur.Orgueilleux lui aussi, il avait voulu que tout fût fait d’une façonluxueuse, suivant les vieux usages de la paroisse. Sa mère avaitété emportée dans un cercueil garni de velours noir et de clousd’argent. Puis, il y avait eu les messes mortuaires, auxquellesétaient venus les voisins en grande cape, les voisines enveloppéeset encapuchonnées de noir. Et tout cela représentait beaucoup dedépenses pour lui qui était pauvre.

De la somme donnée jadis, au moment de sanaissance, par son père inconnu, très peu de chose lui restait, lamajeure partie ayant été perdue chez des notaires infidèles. Et àprésent, il faudrait quitter la maison, vendre les chers meublesfamiliers, réaliser le plus d’argent possible pour la fuite auxAmériques…

Cette fois, il rentrait chez lui avec untrouble particulier, parce qu’il allait faire une chose, remise dejour en jour, et sur laquelle sa conscience n’était pas en repos.Il avait déjà visité, trié tout ce qui venait de sa mère ;mais la boîte contenant ses papiers et ses lettres demeurait encoreintacte – et ce soir il l’ouvrirait peut-être.

Il n’était pas bien sûr que la mort, commetant de gens le pensent, donne le droit à ceux qui restent de lireles lettres, de pénétrer les secrets de ceux qui viennent de s’enaller. Brûler sans regarder lui semblait plus respectueux, plushonnête. Mais aussi, c’était détruire à tout jamais le moyen deretrouver celui dont il était le fils délaissé… Alors, quefaire ?… Et d’ailleurs, de qui prendre conseil, quand on n’apersonne au monde ?

Au fond de la grande cheminée, il alluma laflambée des soirs ; puis il alla chercher dans une chambred’en haut l’inquiétante boîte, la posa sur une table près du feu, àcôté de sa lampe, et s’assit pour réfléchir encore. En face de cespapiers presque sacrés, presque défendus, qu’il allait toucher etque la mort seule avait pu mettre entre ses mains, il avait en cemoment conscience, d’une façon plus déchirante, de l’irrévocabledépart de sa mère ; voici que des larmes lui revenaient, etqu’il pleurait là, seul, dans ce silence…

A la fin, il l’ouvrit cette boîte…

Ses artères battaient lourdement. Sous lesarbres d’alentour, dans l’obscure solitude du dehors, il croyaitsentir que des formes se précisaient, s’agitaient pour venir leregarder aux vitres. Il entendait des souffles étrangers à sapropre poitrine, comme si l’on respirait derrière lui. Des ombress’assemblaient, intéressées à ce qu’il allait faire… La maisons’emplissait de fantômes.

C’étaient des lettres, conservées là depuisplus de vingt ans, toutes de la même écriture, – une de cesécritures à la fois négligées et faciles comme en ont les gens dumonde et qui, aux yeux des simples, sont un indice de grandedifférence sociale. Et tout d’abord, un vague rêve de protection,d’élévation et de richesse détourna le cours de ses penséestristes… Il ne gardait aucun doute sur la main qui les avaitécrites, ces lettres-là, et il les tenait en tremblant, n’osantencore les lire, ni même regarder le nom dont elles étaientsignées.

Une seule avait conservé son enveloppe ;alors il déchiffra l’adresse « A madame FranchitaDuval »… Ah ! oui, il se souvenait d’avoir entendu direque sa mère, à l’époque de sa disparition du pays basque, avaitpour quelque temps pris ce nom-là… Suivait une indication de rue etde numéro, qui lui fit mal à lire sans qu’il pût comprendrepourquoi, qui lui fit monter le rouge aux joues ; puis le nomde cette grande ville, dans laquelle il était né… Les yeux fixes,il restait là, ne regardant plus… Et tout à coup, il eut l’horriblevision de ce ménage clandestin dans un appartement de faubourg, samère, jeune, élégante, maîtresse de quelque riche désœuvré, ou biende quelque officier peut-être !… Etant au régiment, il enavait connu, de ces ménages-là, qui sans doute se ressemblent tous,et il y avait rencontré pour lui-même des bonnes fortunesinespérées… Un vertige le prenait, à entrevoir ainsi sous un aspectnouveau celle qu’il avait tant vénérée ; le cher passéchancelait derrière lui, comme pour s’effondrer dans un désolantabîme. Et sa désespérance se tournait en une exécration soudainecontre celui qui lui avait par caprice donné la vie…

Oh ! les brûler, les brûler au plus tôt,ces lettres de malheur !… Et il commença de les jeter les unesaprès les autres dans le feu, où elles se consumaient avec desubites flammes.

Une photographie pourtant s’en dégagea, tombaà terre ; alors il ne put se tenir de l’approcher de sa lampepour la voir.

Et son impression fut poignante, pendant lesquelques secondes où ses yeux, à lui, se croisèrent avec ceux àdemi effacés de l’image jaunie !… Cela luiressemblait !… Il retrouvait, avec un effroi profond,quelque chose de lui-même dans cet inconnu. Et instinctivement ilse retourna, s’inquiétant si les fantômes des coins obscurs nes’étaient pas approchés par-derrière pour regarder aussi.

Elle eut à peine une appréciable durée, cetteentrevue silencieuse, unique et suprême, avec son père. Au feuaussi, l’image ! Il la jeta, d’un geste de colère et deterreur, parmi les cendres des dernières lettres, et tout ne laissabientôt plus qu’un petit amas de poussière noire, éteignant laflambée claire des branches.

Fini ! La boîte était vide. Il lança àterre son béret qui lui donnait mal à la tête et se redressa, lasueur au front, un bourdonnement aux tempes.

Fini ! Anéantis, tous ces souvenirs defaute et de honte. Et à présent les choses de la vie luiparaissaient reprendre leur équilibre d’avant ; il retrouvaitsa vénération douce pour sa mère, dont il lui semblait avoirpurifié, un peu vengé aussi la mémoire par cette exécutiondédaigneuse.

Donc, son destin venait d’être fixé ce soir àtout jamais. Il resterait le Ramuntcho d’autrefois, le « filsde Franchita », joueur de pelote et contrebandier, libre,affranchi de tout, ne devant ni ne demandant rien à personne. Et ilse sentait rasséréné, sans remords, sans frayeur non plus, danscette maison mortuaire, d’où les ombres venaient de disparaître,apaisées maintenant et amies…

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