Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 2

 

Après que le rassemblement se fut dispersé, sedirigeant, par petits groupes fortuits, dans différentesdirections, il ne resta plus, sur le lieu de la scène du dernierévénement, qu’un homme ; c’était Gashford. Tout meurtri de sachute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de laflétrissure qu’il venait de subir, il s’en allait boitant de droiteet de gauche, ne respirant que malédictions, menaces etvengeance.

Le secrétaire n’était pas homme à épuiser sacolère en vaines paroles. Tout en évaporant, dans ces effusionsviolentes, les premières bouffées de sa haine, il suivait d’un œilferme deux hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quandon avait sonné l’alarme, étaient revenus depuis, et se montraient àprésent au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelquedistance, sur la place.

Il ne fit pas un mouvement pour s’avancer verseux, mais il attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue,qu’ils fussent las de se promener de long en large et qu’ilsfussent partis de compagnie. Alors il les suivit, mais d’un peuloin, ne les perdant pas de vue, mais sans le faire paraître, etsurtout sans se laisser voir à ces deux personnages.

Ils montèrent dans la rue du Parlement,passèrent devant l’église Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles,gagnèrent la route de Tottenham-Court, derrière laquelle setrouvait alors, à l’ouest, une place appelée les Cheminsverts. C’était un endroit retiré, assez mal famé, quiconduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des maresd’eau stagnante, une végétation de mouron et de chiendent ;des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades encore fichésen terre, après que les gens en avaient, depuis longtemps, emportéles barreaux pour faire du feu avec, et menaçant d’accrocher deleurs clous rouillés le promeneur distrait qui passait parlà : voilà les traits les plus remarquables du tableau queprésentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet ou une rossedécrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se régaler desmisérables touffes d’herbe rabougrie qu’ils pourraient disputer ausol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le reste etannonçaient clairement, quand les maisons ne l’auraient pas assezfait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaientlà dans les buttes crevassées du voisinage, et la témérité qu’il yaurait à un homme qui aurait de l’argent dans ses poches, ou unemise cossue, de s’aventurer par là tout seul, autrement qu’en pleinjour.

Les pauvres sont, à certains égards, comme lesriches : ils ont aussi leurs caprices en fait de goût. Il yavait de ces cabanes avec de petites tourelles ; il y en avaitd’autres qui avaient de fausses fenêtres peintes sur leursmurailles en ruine. L’une d’elles soutenait un joujou de clochersur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à déroberaux yeux la cheminée. Il n’en était pas une qui n’eût, dans lepetit morceau de terre devant la maison, un banc rustique ou unberceau. La population du lieu faisait le commerce d’os, dechiffons, de verres cassés, de vieilles roues, de chiens etd’oiseaux. Tous ces divers objets, distribués sans ordre,emplissaient les jardins et répandaient un parfum qui n’était pasdes plus délicieux, dans l’air agité d’ailleurs par des aboiements,des cris, des hurlements.

C’est dans ce refuge que le secrétaire suivitles deux hommes qu’il n’avait pas perdus de vue ; c’est làqu’il les vit entrer chez eux dans une des maisons les plusmisérables, qui ne se composait que d’une chambre, et encore assezpetite. Il attendit dehors, jusqu’à ce que le bruit de leurs voix,mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître qu’ilsétaient en belle humeur ; et alors, s’approchant de la porte,au moyen d’une planche vacillante placée en travers sur le fossé,il frappa avec la main.

« Monsieur Gashford ! dit l’hommequi vint ouvrir, retirant sa pipe de ses dents avec une surpriseévidente. Par exemple, nous ne nous serions jamais attendus à tantd’honneur. Entrez, monsieur Gashford… entrez, monsieur. »

Gashford, sans se le faire dire deux fois,entra d’un air gracieux. Il y avait du feu dans la grille couvertede rouille ; car, en dépit du printemps qui était déjà bienavancé, les nuits étaient fraîches, et Hugh s’y chauffait, enfumant sa pipe sur un tabouret, Dennis approcha une chaise, sonunique chaise, pour le secrétaire, devant le foyer, et repritlui-même sa place sur le tabouret qu’il avait quitté pour allerouvrir au visiteur nocturne.

« Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau,monsieur Gashford ? dit-il en reprenant sa pipe et leregardant de côté. Est-il venu des ordres du quartiergénéral ? Allons-nous nous mettre en train ? Contez-nousça, monsieur Gashford.

– Oh ! rien, rien, dit le secrétaireen lui faisant un signe de tête amical. Mais c’est égal, voilà laglace rompue ; nous avons commencé la danse aujourd’hui…n’est-ce pas, Dennis ?

– Un bien petit commencement !répondit en grognant le bourreau ; il n’y en a pas pour madent creuse.

– Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nousseulement quelque chose à faire où il y ait une vie au bout… oui,une vie au bout, notre bourgeois. Ha ! ha !… à la bonneheure !

– Mais, dit le secrétaire, de sonexpression de physionomie la plus hideuse et de son ton de voix leplus doux, vous ne voudriez pas que je vous donnasse quelque choseà faire avec la mort… la mort d’un homme au bout ?

– Je ne connais pas tout ça, répliquaHugh. Je ne connais que ma consigne. Je m’en moque pas mal,moi.

– Et moi donc ? vociféra Dennis.

– Les braves garçons ! dit lesecrétaire, d’une voix aussi pastorale que s’il recommandait auprône quelque rare merveille de valeur et de générosité. Àpropos… » Et ici il s’arrêta un moment, pour se chauffer lesmains ; puis les regardant en face soudainement :« Qui est-ce donc qui a jeté cette pierreaujourd’hui ?

M. Dennis toussa et branla la tête, commepour dire : « Ça, c’est un mystère. » Hugh restaitassis et fumait en silence.

« Pas mal visé, dit le secrétaire, sechauffant encore les mains devant le feu. Je voudrais bienconnaître le gaillard qui a fait ce coup-là.

– Est-ce vrai ? dit Dennis aprèsl’avoir regardé en face, pour s’assurer qu’il parlait sérieusement.Est-ce que réellement vous tenez à le connaître, monsieurGashford ?

– Certainement, répliqua lesecrétaire.

– Eh bien ! sur l’honneur, dit lebourreau en riant de la gorge, et en montrant Hugh du bout de sapipe, vous le voyez assis là : voilà votre gaillard. Millepipes ! monsieur Gashford, ajouta-t-il tout bas, en approchantde lui sa chaise et le poussant du coude, c’est une fine lame,allez ! On a autant de peine à le retenir qu’un bouledogue àla niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas ce catholiqueromain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.

– Et pourquoi pas ? cria Hugh d’unevoix hargneuse, attrapant à la volée cette dernière observation.Qu’est-ce qu’on gagne à remettre toujours les choses ? Il fautbattre le fer tandis qu’il est chaud ; je ne connais queça.

– Ah ! reprit Dennis, secouant latête avec une espèce de pitié pour la candeur de son jeuneami ; vous supposez donc que le fer est chaud, mon cherfrère ? Il faut échauffer le sang des gens avant de frapper lepremier coup ; il faut les mettre en humeur. Ce n’est pas letout, voyez-vous, que d’aller faire quelques provocations, commeaujourd’hui. Si je vous avais laissé faire, vous alliez nous gâtertout pour demain, et ruiner nos affaires.

– Dennis a parfaitement raison, ditGashford d’un air doucereux. Parfaitement raison. Dennis a unegrande connaissance du monde.

– Comment ne connaîtrais-je pas le monde,moi qui aide tant de gens à en sortir ? » fit le bourreauen riant avec une grimace, et prononçant sa plaisanterie àdemi-voix derrière sa main.

Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faireplaisir à Dennis ; puis après, se tournant versHugh :

« Vous avez pu voir, dit-il, que lapolitique de Dennis est aussi la mienne. Vous avez vu, par exemple,comme je me suis laissé tomber dès la première attaque. Je n’aifait aucune résistance ; je n’ai rien fait pour provoquer uneéchauffourée. Grand Dieu ! je m’en suis bien gardé.

– Ma foi ! c’est vrai, cria Dennisavec un rire bruyant ; vous êtes tombé tout tranquillement,monsieur Gashford, et tout de votre long, qui plus est. Je me suisdit sur le moment : « Voilà M. Gashford fini. »Je n’ai jamais vu personne mieux étendu sur le dos, ni plustranquillement que vous, à moins que ça ne fût un cadavre. C’estque c’est un rude jouteur, ce papiste-là ; ça, c’estvrai. »

La figure de secrétaire, pendant que Denniséclatait de rire en tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh,qui en faisait autant de son côté, aurait pu servir de modèle pourun portrait du diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu’à ceque les autres eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regardautour de lui :

« On est très agréablement ici, dit-il,si agréablement, Dennis, que, n’était le désir particulier que m’atémoigné milord que j’allasse souper avec lui, et voilà le momentd’y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d’êtrearrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pourune petite affaire… oui… vous vous en doutez bien. Et vous nepouvez manquer d’être flatté que j’aie pensé à vous pour cela. Sinous devions un jour être obligés… on ne peut pas répondre de ça,vous savez… La vie du monde est quelque chose de si incertain…

– Je crois bien, monsieur Gashford, diten l’interrompant le bourreau avec un signe de tête plein degravité ; en ai-je assez vu, moi, d’incertitudes en ce quiregarde l’existence de la vie du monde ! en ai-je assez vu, deces chances inattendues comme il en arrive ! nom d’unepipe ! »

Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoiry suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.

« Je disais donc, reprit le secrétairelentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pasrépondre de ce qui arrivera ; et, si nous devions un jour êtreobligés d’avoir recours à la violence, milord (qui a souffertaujourd’hui toutes les impertinences qu’on peut souffrir) a faitchoix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme debraves et solides garçons, sur lesquels on peut compter, pour vousdonner l’agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vousavec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l’entendrez, pourvuque vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiezpas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis lecharpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais quetout ça dégringole ; rasez-moi la place. Lui et tous ceux quil’intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés queleurs mères viennent d’exposer sans abri. Vous m’entendez ?dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mainsl’une contre l’autre.

– Vous comprendre ? notrebourgeois ! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement àprésent ; à la bonne heure, voilà qui s’appelleparler !

– Je savais que cela vous ferait plaisir,dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j’en étais sûr.Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien monchemin tout seul. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que jereviendrai vous faire visite, et j’aime mieux aller et venir sansvous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin.Bonsoir. »

Et il était parti : il avait fermé laporte derrière lui. Les deux camarades s’entre-regardèrent avec unsigne de satisfaction. Dennis, ranimant le feu :

« Ça m’a l’air, dit-il, de prendretournure.

– Oui-da ! cria Hugh. Ça me va.

– J’avais toujours entendu dire quemaître Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et uneconstance surprenante, qu’il ne savait pas ce que c’était qu’oubliet pardon… Buvons à sa santé. »

Hugh ne se fit pas prier ; et, sansverser une goutte du liquide sur le plancher, en manière delibation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l’hommeselon leur cœur.

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