Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 20

 

Le prisonnier, laissé à lui-même, s’assit surson grabat, et, les coudes sur ses genoux, son menton dans sesmains, resta plusieurs heures de suite dans cette attitude. Ilserait difficile de dire quelle était, pendant ce temps, la naturede ses réflexions. Elles n’étaient point distinctes ; et, saufquelques éclairs de temps en temps, elles n’avaient pas trait à sacondition présente, ni à la suite de circonstances qui l’avaitamené là. Les craquelures des dalles de son cachot, les rainuresqui séparaient les pierres de taille dont se composait la muraille,les barreaux de sa fenêtre, l’anneau de fer rivé dans le parquet…tout cela se confondait à sa vue d’une manière étrange, et luicréait un genre inexplicable d’amusement et d’intérêt quil’absorbait tout entier. Et, quoique au fond de chacune de sespensées il y eût un sentiment pénible de son crime et une crainteconstante de la mort, ce n’était que la douleur vague qu’éprouve lemalade dans son sommeil, lorsque son mal le poursuit au milieu mêmede ses songes, lui ronge le cœur au sein de ses plaisirsimaginaires, lui gâte les meilleurs banquets, prive de toute sadouceur la musique la plus suave, empoisonne son bonheur même, sansêtre cependant une sensation palpable et corporelle ; fantômesans nom, sans forme, sans présence visible ; corrompant toutsans avoir d’existence réelle ; se manifestant partout, sanspouvoir être perçu, saisi, touché nulle part, jusqu’à l’heure où lesommeil s’en va et laisse la place à l’agonie qui s’éveille.

Longtemps après, la porte de son cachots’ouvrit. Il leva les yeux, vit entrer l’aveugle, et retomba danssa première attitude.

Guidé par le souffle de sa respiration, levisiteur s’avança vers son lit, s’arrêta près de lui, et, étendantla main pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, resta longtempssilencieux.

« Ce n’est pas bien, Rudge. Ce n’est pasbien, » finit-il par dire.

Le prisonnier trépigna du pied en sedétournant de lui, sans rien répondre.

« Comment donc vous êtes-vous laisséprendre ? demanda-t-il, et où cela ? Vous ne m’avezjamais confié tout votre secret. N’importe, je le sais maintenant.Eh bien ! lui demanda-t-il encore en se rapprochant de lui,comment cela est-il arrivé et dans quel endroit ?

– À Chigwell, dit l’autre.

– À Chigwell ? pour quoi fairealliez-vous là ?

– Parce que, répondit-il, je voulaisjustement visiter l’homme sur lequel je suis tombé ; parce quej’y étais entraîné par lui et par le Destin ; parce que j’yétais poussé par quelque chose de plus fort que ma volonté. Quandje l’ai vu veiller dans la maison où elle demeurait, tant de nuitsde suite, j’ai reconnu sur-le-champ que je ne pourrais jamais luiéchapper… jamais ! et quand j’ai entendu la cloche… »

Il frissonna ; il marmotta entre sesdents qu’il faisait un froid glacé ; il se promena à grandspas de long en large dans son étroit cachot, se rassit, et repritson ancienne posture.

« Vous disiez donc, reprit l’aveugleaprès quelque temps de silence, que, lorsque vous avez entendu lacloche…

– Laissez la cloche tranquille,voulez-vous ? répliqua l’autre d’une voix précipitée. Il mesemble l’entendre encore. »

L’aveugle tourna vers lui sa figure attentiveet curieuse, pendant que l’autre, sans y faire attention, continuade parler.

« J’étais allé à Chigwell pour y trouverl’émeute. J’avais été tellement traqué et poursuivi par cet homme,que je n’espérais plus de salut qu’en me cachant dans la foule. Ilsétaient déjà partis ; je me suis mis à les suivre, quand ellea cessé…

– Quand elle a cessé ? quidonc ?

– La cloche. Ils avaient quitté la place.J’espérais trouver encore quelque traînard attardé là, et j’étais àchercher dans les ruines, quand j’entendis… (Il tira péniblementson souffle de sa poitrine et passa sa manche sur son front)… quandj’entendis sa voix.

– Qu’est-ce qu’elle disait ?

– N’importe : je ne sais pas ;j’étais alors au pied de la tour où j’ai commis le…

– Oui, dit l’aveugle en agitant la têteavec un calme parfait… je comprends.

– Je grimpai l’escalier, ou du moins cequ’il en restait, dans l’intention de me cacher jusqu’à sondépart ; mais il m’entendit et me suivit au moment même où jemettais le pied sur les cendres encore chaudes.

– Vous auriez dû vous cacher contre lemur, ou jeter l’homme en bas, ou le poignarder, dit l’aveugle.

– Vous croyez ça ; vous ne savezdonc pas qu’entre cet homme et moi il y en avait un autre qui leguidait (je le voyais, moi, s’il ne le voyait pas, lui), et quidressait sur sa tête une main sanglante. C’était justement dans lachambre du premier, où lui et moi nous nous sommes regardés en facela nuit du meurtre, et, où avant de tomber il a levé sa main commecela, fixant sur moi les yeux. Je savais bien que c’était là aussique je finirais par être traqué.

– Vous avez l’imagination forte, ditl’aveugle avec un sourire.

– Vous n’avez qu’à baigner la vôtre dansle sang, et vous verrez si elle ne deviendra pas aussi forte que lamienne. »

En même temps il poussa un gémissement, il sebalança sur son lit, et levant les yeux pour la première fois, ildit d’une voix basse et caverneuse :

« Vingt-huit ans ! vingt-huitans ! Et dans tout ce temps-là il n’a jamais changé ; iln’a pas vieilli ; il est resté toujours le même. Il n’a pascessé d’être devant moi ; la nuit, dans l’ombre ; lejour, au grand soleil ; à la lueur du crépuscule, au clair dela lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, etaussi dans les ténèbres les plus profondes : toujours lemême ! En compagnie, dans la solitude, à terre, à bord ;quelquefois il me laissait des mois, quelquefois il ne me quittaitplus. Je l’ai vu, sur mer, venir se glisser, dans le fort de lanuit, le long d’un rayon de la lune sur l’eau paisible. Et je l’aivu aussi, sur les quais, sur les places, la main levée, dominant,au centre de la foule empressée, qui allait à ses affaires sanssavoir l’étrange compagnon qu’elle avait avec elle dans ce revenantsilencieux. Imagination ! dites-vous. N’êtes-vous pas un hommeen chair et en os ? Et moi, ne le suis-je pas ? Nesont-ce pas des chaînes de fer que je porte là, rivées par lemarteau du serrurier ? ou bien croyez-vous que ce soient desimaginations que je puisse dissiper d’un souffle ? »

L’aveugle l’écoutait en silence.

« Imagination ! c’est donc enimagination que je l’ai tué ? c’est donc en imagination qu’enquittant la chambre où il gisait, j’ai vu la figure d’un hommeregarder derrière une porte obscure, et montrer clairement, dansson expression d’effroi, qu’elle me soupçonnait du coup ! Jene me rappelle donc pas bien que j’ai commencé par lui parlerdoucement, que je me suis approché de lui tout doucement, toutdoucement, le couteau encore tout chaud dans ma manche ! C’estdonc une imagination qu’il est mort, comme je le vois encore !Il n’a donc pas chancelé contre l’angle du mur où je l’avais faitreculer ? Et là, le sang lui noyait le cœur ; il n’estpeut-être pas resté debout dans le coin, roide mort, sans tomberpar terre ? Je ne l’ai donc pas vu un instant, comme je vousvois, droit sur ses pieds… mais mort ? »

L’aveugle, qui entendit qu’en disant ces motsil venait de se lever tout debout, lui fit signe de se rasseoir surson lit ; mais l’autre n’y prit seulement pas garde.

« C’est alors que me vint la premièreidée de faire retomber sur lui le soupçon du crime ; c’estalors que je le revêtis de mes habits, et que je le tirai tout dulong de l’escalier jusqu’à la pièce d’eau. Je ne me rappelle doncpas bien encore le bruit crépitant des bulles d’eau qui montèrent àla surface quand je l’eus roulé dedans ? Je ne me rappelledonc pas avoir essuyé sur ma figure l’eau qu’il fit rejaillirjusque sur moi en tombant, et qui me semblait sentir lesang ?

« Je ne suis peut-être pas retourné chezmoi après ce temps-là ? Et, grand Dieu ! que cela me pritde temps !… Je ne me suis pas présenté à ma femme, et je nelui ai pas raconté la chose ? Je ne l’ai pas vue tomber à larenverse, et, quand j’ai voulu la relever, elle ne m’a donc pasrepoussé avec force, comme si je n’avais été qu’un enfant, tachantde sang la main dont elle m’avait serré le poignet ? Tout ça,c’est donc de l’imagination ?

« Elle ne s’est peut-être pas jetée àgenoux pour appeler le ciel à témoin qu’elle et son enfant… encoreà naître, ils me reniaient à jamais ? Elle ne m’a pas ordonné,en termes si solennels que j’en devins froid comme glace, moi toutbouillant encore des horreurs que venait d’accomplir ma main… ellene m’a pas ordonné de fuir pendant qu’il en était temps encore,décidée, disait-elle, malgré le silence qu’elle me devait comme mafemme infortunée, à ne plus me donner d’abri ? Je ne suispeut-être pas allé, cette nuit-là même, abandonné des hommes et desdieux, promis en proie à l’enfer, commencer sur la terre mon longpèlerinage de torture, à la longueur du câble dont le démon tenaitle bout, toujours sûr de me ramener au gîte quand ilvoudrait ?

– Pourquoi y êtes-vous retourné ?dit l’aveugle.

– Pourquoi le sang est-il rouge ? Jene pouvais pas plus m’en empêcher que je ne peux vivre sansrespirer. J’ai lutté contre la force qui m’entraînait ; maiselle me tirait en dépit de tout obstacle et de toute résistance,comme un dragueur de la force de cent chevaux. Rien n’était capablede m’arrêter. Ni l’heure ni le jour n’étaient de mon choix.Dormant, veillant, il y avait de longues années que je revisitaisle vieux théâtre de la chose, que je hantais mon tombeau. Pourquoij’y suis retourné ! parce que Newgate ouvrait sa geôle béantepour me recevoir, et que lui, il était à la porte à me faire signed’entrer.

– On ne vous reconnaissait pas ! ditl’aveugle.

– Comment vouliez-vous qu’on mereconnût ? Il y avait vingt-deux ans que j’étais mort.

– Vous auriez dû garder mieux votresecret.

– Mon secret ? Vous croyez quec’était le mien ? C’était un secret que le premier soufflepouvait à son gré répandre et faire circuler dans l’air. Lesétoiles le trahissaient dans leur lueur scintillante, l’eau dans lemurmure de son cours, les feuilles dans leur frémissement, lessaisons dans le retour de leurs quartiers. On l’aurait vu percerdans les traits ou dans la voix du premier venu. Est-ce que toutechose n’avait pas des lèvres où il tremblait à chaque instant,impatient de se trahir… mon secret !

– Dans tous les cas, dit l’aveugle, c’estbien vous qui l’avez révélé de vous-même.

– De moi-même ! c’est bien moi quil’ai fait, mais non pas de moi-même. Je me sentais forcé d’aller,de temps en temps, errer tout autour, tout autour de l’endroit.Quand ça me prenait, vous m’auriez mis à la chaîne, que je l’auraisbrisée pour y aller tout de même. Aussi vrai que l’aimant attire lefer, lui, dans le fond de son tombeau, il m’attirait aussi quand illui en prenait fantaisie. Ah ! vous appelez ça del’imagination ! Ah ! vous croyez que c’était pour monplaisir que j’y allais, quand je luttais et résistais au contrairede toutes mes forces contre un pouvoirirrésistible ! »

L’aveugle haussa les épaules, et sourit d’unair incrédule. Le prisonnier reprit sa première attitude, et ilsrestèrent là muets tous les deux pendant longtemps.

« Alors, je suppose, dit le visiteurrompant enfin le silence, que vous voilà pénitent et résigné ;que vous n’avez plus d’autre désir que de faire votre paix avectout le monde, et en particulier avec votre femme qui vous aconduit où vous êtes : en un mot que vous ne demandez pasd’autre faveur que d’être mené à Tyburn[6] le plus tôtpossible ; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisserlà, car je sens que, dans ces dispositions, vous n’auriez pas enmoi une compagnie bien agréable.

– Ne vous ai-je pas dit, reprit l’autreavec rage, que j’ai lutté et résisté de toutes mes forces contre lepouvoir qui m’a entraîné ici ? Ma vie a-t-elle été autre chosedepuis vingt-huit ans qu’un combat perpétuel, qu’une résistanceincessante, et pouvez-vous croire que je sois disposé à me coucherpar terre pour y attendre le coup de la mort ? La mort faithorreur à tous les hommes… à moi surtout.

– Ah ! voilà qui s’appelle parler, àla bonne heure, Rudge (mais je ne vous donnerai plus ce nom), c’estce que vous avez dit de mieux depuis longtemps, répondit l’aveugled’un ton plus familier et en lui mettant la main sur l’épaule.Voyez-vous, moi, je n’ai jamais tué personne, parce que je n’aijamais été dans une situation à en avoir besoin. Je vais plusloin : je ne trouve pas cela bien de tuer un homme, et je necrois pas que j’en donnasse le conseil ou que j’en eusse le goût,dans l’occasion… parce que c’est très hasardeux. Mais puisque vous,vous avez eu le malheur de passer par là avant notre connaissance,et que vous êtes devenu mon camarade, que vous m’avez été utiledepuis longtemps déjà, je passe là-dessus, et je ne pense qu’à unechose, c’est que vous n’avez que faire d’aller mourir sansnécessité. Or, pour le moment, je ne vois pas du tout que ce soitnécessaire.

– Et comment voulez-vous que je fasseautrement ? répondit le prisonnier. Ne voulez-vous pas que jegrignote ces murs avec mes dents, comme une souris, pour me faireun trou par où je m’échappe ?

– Il y a des moyens plus faciles queça ; promettez-moi de ne plus me parler de toutes vosimaginations, de toutes ces idées sottes et folles, qui ne sont pasdignes d’un homme… et moi je vous dirai ce que je pense.

– Eh bien ! dites.

– Votre honorable dame, à la consciencesi délicate, votre scrupuleuse, votre vertueuse, votrepointilleuse, je voudrais pouvoir dire votre affectueuse femme…

– Après ?

– Elle est en ce moment à Londres.

– Qu’elle soit où elle voudra, que lediable l’emporte !

– Je trouve ce souhait naturel. Si elleavait accepté sa pension comme d’habitude, vous ne seriez pas ici,et nous serions mieux tous les deux dans nos affaires. Mais cela nefait rien à la chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur,je suppose, de mes représentations la dernière fois que je suisallé la voir, et surtout de l’assurance que je lui ai donnée,sachant bien quel en serait l’effet, que vous étiez là tout prèsd’elle, et elle aura quitté son gîte pour venir à Londres.

– Comment le savez-vous ?

– Je le sais de mon ami, le noblecapitaine, l’illustre général de blaguerie, M. Tappertit.C’est lui qui m’a dit, la dernière fois que je l’ai vu,c’est-à-dire pas plus tard qu’hier au soir, que votre fils que vousappelez Barnabé… je ne pense pas que ce soit du nom de sonpère…

– Malédiction ! à quoi bon…

– Comme vous êtes vif ! dit aveccalme le bon aveugle. C’est bon signe, cela sent la vie… Il medisait donc que votre fils Barnabé avait été entraîné loin de samère par un de ses anciens amis de Chigwell, et qu’il est parti,pour le moment, avec les émeutiers.

– Et qu’est-ce que cela me fait ? sion doit pendre en même temps le père et le fils, la belleconsolation pour moi !

– Doucement, doucement l’ami, répliqual’aveugle d’un air narquois ; vous allez trop vite au but. Jesuppose que je déterre votre douce dame, et que je lui dise quelquechose comme ceci : « Vous voudriez bien retrouver votrefils, madame ; bien. Comme je connais les personnes qui leretiennent auprès d’elles, je puis vous le faire rendre,madame ; bien. Seulement il faut payer pour le ravoir :c’est toujours bien. Et cela ne vous coûtera pas cher, madame…c’est encore le meilleur de l’affaire. »

– Qu’est-ce que c’est que cette mauvaiseplaisanterie ?

– Très probablement c’est ce qu’elle medira ; mais moi je lui répondrai ; « Ce n’est pas dutout une plaisanterie ; un monsieur qu’on dit votre mari,madame, quoique l’identité ne soit pas facile à constater après unlaps de temps si considérable, est en prison. Sa vie est endanger ; il est accusé d’assassinat. Or, madame, vous savezque votre mari est mort depuis bien, bien longtemps. Le monsieurdont il s’agit ne pourra donc pas être pris pour lui, pour peu quevous ayez la bonté de déclarer en justice, sous serment, quand ilest mort et comment ; mais que, quant au monsieur qu’on vousreprésente, et qui lui ressemble assez, à ce qu’il paraît, il n’estpas plus votre mari que moi. Une pareille déposition décideral’affaire. Promettez-moi de la faire, madame, et je vais essayer demettre en sûreté votre fils (un joli garçon, ma foi !) enattendant que vous nous ayez rendu ce petit service, après quoi jevous le ferai rendre sain et sauf. Si, au contraire, vous vousrefusez à ce que je vous demande, j’ai grand’peur qu’il ne soittrahi, livré à la justice, qui, sans aucun doute, le condamnera àmort. Vous avez donc le choix ; c’est à vous qu’il devra lavie ou la mort. Si vous refusez, le voilà pendu. Si vous consentez,le chanvre dont on doit faire la corde qui lui sera passée autourdu cou n’est pas encore près de pousser. »

– Il y a là une lueur d’espérance, criale prisonnier.

– Une lueur ! répliqua sonami ; dites une aurore radieuse, un beau et glorieux soleil.Chut ! j’entends des pas à distance. Comptez sur moi.

– Quand viendrez-vous me reparler deça ?

– Aussitôt que je pourrai. Je voudraispouvoir vous dire que ce sera demain. On vient nous dire que letemps de ma visita est expiré. J’entends tinter le trousseau declefs. Pas un mot de plus là-dessus ; on pourrait ensurprendre quelque chose. »

Comme il finissait ces mots, la serruretourna, et un guichetier apparut à la porte pour annoncer qu’ilétait l’heure pour les visiteurs de sortir.

« Déjà ! dit Stagg d’un air patelin.C’est bien dommage ; mais qu’y faire ? Allons ! ducourage, mon ami ; ce n’est qu’une méprise qui sera bientôtreconnue, et alors vous remonterez sur votre bête. Si ce charitablegentleman veut voir la complaisance de conduire seulement jusqu’auporche de la prison un pauvre aveugle, qui n’a d’autre récompense àlui offrir que ses prières, et de lui tourner la figure dans ladirection de l’ouest, il fera un acte de charité. Merci, mon bonmonsieur, je vous suis bien obligé. »

En disant ces mots, et, après s’être un momentarrêté à la porte pour tourner vers son ami son visage ricanant, ilpartit.

Le guichetier le reconduisit jusqu’au porche,puis il revint ouvrir et débarrer la porte du cachot, et, la tenanttoute grande ouverte, il informa le prisonnier qu’il avait laliberté de se promener, pendant une heure, dans la cour voisine, sicela lui faisait plaisir.

Celui-ci répondit par un signe de tête qu’ilacceptait, et, quand il se retrouva seul, il se mit à ruminer cequ’il venait d’entendre dire à l’aveugle, et à peser la valeur desespérances que cette conversation récente avait éveillées dans sonâme, tout en regardant machinalement et tour à tour, pendant cetemps-là, la clarté du jour au dehors, ou l’ombre projetée par unmur sur l’autre, et s’allongeant sur les dalles. La cour dont iljouissait n’était qu’un petit carré, rendu plus froid et plussombre par la hauteur des murs dont il était entouré, et capable enapparence de donner le frisson au soleil même. La pierre dont elleétait formée, nue, rude et dure, donnait, par contraste, même àRudge, des pensées de campagne, de prairies et d’arbres verdoyants,avec un désir brûlant de prendre la clef des champs. Cependant ilse leva, alla s’appuyer contre le chambranle de la porte et regardal’azur éclatant du ciel, qui semblait sourire même à cet affreuxrepaire du crime. À voir le prisonnier, on pouvait croirequ’oubliant un moment sa prison, il se trouvait, par souvenir,étendu sur le dos dans quelque champ embaumé, où ses yeuxpoursuivaient les rayons du soleil à travers le mouvement desbranches étendues sur sa tête… il y avait bien longtemps.

Tout à coup son attention fut attirée par unbruit de ferraille… il savait bien ce que c’était, car il avaittressailli tout à l’heure de s’entendre lui-même faire un bruitpareil en marchant pour sortir du cachot. Puis une voix se mit àchanter, et il vit l’ombre d’une personne se dessiner sur lesdalles. Cette ombre s’arrêta… se tut brusquement, comme si lechanteur s’était rappelé tout à coup, après l’avoir un momentoublié, qu’il était en prison… puis le même bruit de ferraille, etl’ombre disparut.

Il se promena dans la cour de long en large,effarouchant les échos du tintement sonore de ses fers. Il y avaitauprès de la porte de son cachot une autre porte, entr’ouvertecomme la sienne.

Il n’avait pas fait une demi-douzaine de foisle tour de sa cour qu’en s’arrêtant à regarder cette porte. Ilentendit encore le bruit de ferraille ; puis il vit à lafenêtre grillée une figure, bien indistincte (le cachot était sisombre et les barreaux si épais !) puis, immédiatement après,parut un homme qui vint vers lui.

La solitude lui pesait, comme s’il y avait unan qu’il fût en prison. L’espoir d’avoir un camarade lui fitdoubler le pas. pour faire la moitié du chemin au-devant du nouveauvenu.

Qui était cet homme ? C’était sonfils.

Ils s’arrêtèrent face à face, se dévisageantl’un l’autre. Lui, il recula tout honteux, malgré lui : quantà Barnabé, en proie à des souvenirs imparfaits et confus, il sedemandait, où il avait déjà vu cette figure-là. Il ne fut paslongtemps incertain : car tout à coup, portant sur lui lesmains, et le colletant pour le jeter à terre, il luicria :

« Ah ! je sais, c’est vous levoleur ! »

Rudge d’abord, au lieu de répondre, baissa latête et soutint la lutte en silence ; mais, voyant quel’agresseur était trop jeune et trop fort pour lui, il releva latête, le regarda fixement entre les deux yeux, et luidit :

« Je suis ton père. »

Cette parole produisit un effet magique :Barnabé lâche prise à l’instant, recule, et le regardeeffrayé ; puis, par un élan subit, il lui passe les brasautour du cou, et lui presse la tête contre ses joues.

Oui, oui, c’était son père : il n’enpouvait douter. Mais où donc était-il resté si longtemps, laissantsa mère toute seule, ou, ce qui était bien pis, seule avec sonpauvre idiot d’enfant ? Était-elle réellement maintenantheureuse et à son aise, comme on avait voulu le lui fairecroire ? Où était-elle ? N’était-elle pas prèsd’eux ? Ah ! bien sûr elle n’était pas heureuse, lapauvre femme, si elle savait son fils en prison Oh ! non.

À toutes ces questions précipitées, l’autre nerépondit pas un mot : il n’y eut que Grip qui croassa detoutes ses forces, sautillant autour d’eux, tout autour, comme s’illes enveloppait dans un cercle magique, pour invoquer sur euxtoutes les puissances du mal.

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