Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 29

 

Toute la journée du lendemain, Emma Haredale,Dolly et Miggs restèrent claquemurées ensemble dans cette prison oùelles avaient déjà passé tant de jours, sans voir personne, sansentendre d’autre voix que les murmures d’une conversation chuchotéedans une chambre voisine entre les hommes chargés de lessurveiller. Il paraissait y en avoir un plus grand nombre depuisquelque temps, et on n’entendait plus du tout les voix de femmesqu’elles avaient pu clairement distinguer d’abord. Il semblaitaussi qu’il régnât parmi eux un peu plus d’agitation, car ilsétaient toujours à entrer et à sortir avec mystère, et ne faisaientque questionner les nouveaux arrivants. Ils avaient commencé par nepoint se gêner le moins du monde dans leur conduite : cen’était que tapage, querelles entre eux, batailles, danses etchansons. À présent, ils étaient réservés et silencieux, necausaient plus qu’à demi-voix, entraient ou sortaient sur la pointedu pied, au lieu de ces pas bruyants et de ces démarchesfanfaronnes dont le fracas annonçait leur arrivée ou leur départ àleurs captives tremblantes.

Ce changement venait-il de ce qu’il y avaitmaintenant quelque personne d’autorité parmi eux, dont la présenceleur imposait, ou bien fallait-il l’attribuer à d’autrescauses ? elles n’en pouvaient rien savoir. Quelquefois elless’imaginaient qu’il fallait en imputer la raison à ce qu’il y avaitdans cette chambre un malade, parce que la nuit précédente on avaitentendu un piétinement de gens qui paraissaient apporter unfardeau, et, après cela, un bruit semblable à un gémissement. Maiselles n’avaient aucun moyen de s’en assurer ; les moindresquestions, les moindres prières de leur part ne leur attiraientqu’un orage de jurements, ou d’insultes pires encore ; etelles ne demandaient qu’une chose, c’était qu’on les laissâttranquilles, sans avoir à subir de menaces ou de compliments ;trop heureuses de cet isolement pour risquer de compromettre lapaix qu’elles y trouvaient par quelque communication aventureuseavec ceux qui les tenaient en captivité.

Il était bien évident, pour Emma et même pourla pauvre petite fille du serrurier, que c’était elle, Dolly, quiétait le grand objet de convoitise de ces brigands ; etqu’aussitôt qu’ils auraient le loisir de s’occuper de soins plustendres, Hugh et M. Tappertit ne manqueraient pas d’en veniraux coups pour elle, auquel cas il n’était pas difficile de prévoirà qui tomberait cette jolie prise. En proie à son ancienne horreurpour ce misérable, ravivée maintenant par le danger et devenue unsentiment indicible d’aversion et d’épouvantable dégoût ; enproie à mille souvenirs, à mille regrets, à mille sujetsd’angoisse, d’anxiété, de crainte, qui ne lui laissaient aucunrepos, la pauvre Dolly Varden… la suave, la florissante, la folâtreDolly, commençait à pencher la tête, à se faner et se flétrir commeune belle fleur. Les roses s’éteignaient sur ses joues, son couragel’abandonnait, son triste cœur était en défaillance. Adieu tous sescaprices provocants, ses goûts de conquête et d’inconstance, toutesses petites vanités séduisantes : il n’en restait plus rien.Elle demeurait blottie tout le long du jour contre le sein d’EmmaHaredale ; tantôt appelant son cher père, son vieux père encheveux gris, tantôt sa mère ; tantôt soupirant même après sonlogis, si précieux à sa mémoire ; elle dépérissait lentement,comme un pauvre oiseau dans sa cage.

Cœurs légers, cœurs légers, qui vous laissezdoucement entraîner au courant paisible de la vie, étincelant etflottant gaiement sur ses eaux aux rayons du soleil… duvet de lapêche, fleur des fleurs, vapeur purpurine du jour d’été, âme del’insecte ailé qui ne vit qu’un jour… ah ! qu’il faut peu detemps pour vous plonger au fond du torrent, quand il est troublépar l’orage ! Le cœur de la pauvre Dolly, cette petite chosesi gentille, si insouciante, si mobile, toujours dans le vertiged’une agitation sans fin et sans repos, qui ne connaissait deconstance que dans ses regards pénétrants, son sourire gracieux etles éclats de sa joie… le cœur de Dolly allait se briser.

Emma, qui avait connu la douleur, était pluscapable de la supporter. Elle n’avait pas grandes consolations àdonner ; mais elle pouvait toujours calmer et soigner sacompagne. Elle n’y manquait pas, et Dolly ne la quittait pas plusque l’enfant ne quitte sa nourrice. En essayant de lui rendrequelque courage, elle augmentait le sien, et, quoique les nuitsfussent bien longues, les jours bien pénibles, et qu’elle ressentitla funeste influence de la veille et de la fatigue, quoiqu’elle eûtpeut-être une idée plus claire et plus distincte de leur isolementet des périls effrayants qui en étaient la suite, elle ne laissaitpas échapper une plainte. Devant les bandits qui les tenaient enleur pouvoir, elle avait à la fois dans sa tenue tant de calme etde dignité ; au milieu même de ses terreurs, elle montrait sibien sa conviction secrète qu’ils n’oseraient pas la toucher, qu’iln’y en avait pas un parmi eux qui ne la regardât avec un certainsentiment de crainte : il y en avait même qui la soupçonnaientde porter sur elle quelque arme cachée, toute prête à en faireusage.

Telle était leur condition lorsqueMlle Miggs vint les rejoindre, leur donnant à entendre qu’elleaussi elle avait été emprisonnée avec elles pour ses charmes, etleur comptant par le menu tant d’exploits de sa résistancehéroïque, dont elle avait puisé la force surnaturelle dans savertu, qu’elles regardèrent comme un bonheur d’avoir avec elles unpareil champion. Et ce ne fut pas la seule consolation qu’ellestirèrent d’abord de la présence de Miggs et de sa société :car cette jeune demoiselle déploya tant de résignation et delonganimité, tant de patience céleste dans ses peines ; enfintous ses chastes discours respiraient tant de pieuse confiance etde soumission, tant de dévote assurance de voir tout cela finirbien, qu’Emma se sentit encouragée par ce brillant exemple, sansmettre en doute la vérité de tout ce qu’elle disait, et bienpersuadée que c’était, comme elles, une victime arrachée à tout cequ’elle aimait, en proie à toutes les souffrances de l’inquiétudeet de la crainte. Quant à la pauvre Dolly, elle fut un peu raniméed’abord à la vue d’une personne qui lui rappelait la maisonpaternelle ; mais en apprenant dans quelles circonstances ellel’avait quittée, et dans quelles mains était tombé son père, ellese remit à verser des larmes plus amères que jamais, et à refusertoute consolation.

Mlle Miggs se donnait bien du mal à luifaire des remontrances sur ces dispositions d’esprit, à la supplierde prendre exemple sur elle :

« Voyez-moi, disait-elle ; voyezcomme je recueille à présent, à de gros intérêts, dix fois lemontant de mes souscriptions à la petite maison rouge, par la paixde l’âme et la tranquillité de conscience qu’elles meprocurent.

Et, pendant qu’elle en était sur ces sujetssérieux, elle crut de son devoir d’essayer la conversion de missHaredale. Pour son édification, elle se lança dans une polémiqueassez confuse, dans le cours de laquelle elle se comparait à unmissionnaire d’élection, et mademoiselle à un cannibale réprouvé.Enfin, elle revint si souvent là-dessus, elle les conjura tant defois de prendre exemple sur elle, avec un suave mélange de vanterieet de modestie, en songeant à son mérite indigne et à l’énormité deses péchés, qu’elle ne tarda pas à les ennuyer plutôt qu’à lesconsoler dans cet étroit réduit, et les rendit encore plusmalheureuses, s’il était possible, qu’elles ne l’avaient été avantsa venue.

Cependant la nuit était arrivée, et, pour lapremière fois, car leurs geôliers avaient toujours mis beaucoupd’exactitude à leur apporter le soir des lumières et leurnourriture, on les laissa dans l’obscurité. Tout changementd’habitudes, dans leur situation et dans un pareil lieu, leurinspirait naturellement de nouvelles craintes, et, au bout dequelques heures qu’on les eut laissées ainsi dans les ténèbres,Emma ne put réprimer plus longtemps ses inquiétudes.

Elles prêtèrent une oreille attentive.C’étaient toujours les mêmes chuchotements dans la chambre voisine,avec un gémissement de temps en temps, poussé, à ce qu’il semblait,par une personne très souffrante, qui faisait, mais en vain, toutce qu’elle pouvait pour étouffer ses plaintes. Ces hommessemblaient aussi dans l’obscurité de leur côté, car on ne voyaitpas briller la moindre lueur à travers les fentes de laporte : ils ne remuaient pas comme à l’ordinaire, ils avaientl’air de se tenir cois ; c’est tout au plus si l’on entendaitpar hasard rompre le silence par quelque chose comme le craquementd’un buffet qu’on ouvrait.

Dans les commencements, Mlle Miggss’étonnait grandement en elle-même de ce que ce pouvait être quecette personne malade ; mais, après réflexion, elle en vint àpenser que c’était sans doute un stratagème qui rentrait dans leplan en exécution, un artifice habile, destiné, selon elle, à ungrand succès, pour apporter à miss Haredale quelqueconsolation : ce devait être un mécréant de papiste qui avaitété blessé ; et cette heureuse supposition l’encouragea à direplusieurs fois à mi-voix : « Dieu soitlié ! Dieu soit lié ! »

« Est-il possible, dit Emma avec quelqueindignation, vous qui avez vu ces hommes commettre tous lesoutrages dont vous nous avez parlé, et qui avez fini par tomberentre leurs mains, que vous veniez louer Dieu de leurscruautés !

– Les considérations personnelles,mademoiselle, répliqua Miggs, sont moins que rien devant une sinoble cause. Dieu soit lié ! Dieu soitlié ! mes bons messieurs. »

On aurait cru, à entendre la voix perçante deMlle Miggs, répétant obstinément cet alléluia d’un nouveaugenre, qu’elle le criait jusque par le trou de la serrure ;mais il faisait trop noir pour qu’on pût la voir.

« S’il doit venir un temps, et Dieu saitque cela peut être d’un moment à l’autre, où ils voudront mettre àexécution les projets, quels qu’ils soient, pour lesquels ils nousont amenées ici, pouvez-vous encore les encourager comme vousfaites, et avoir l’air de prendre leur parti ? demandaEmma.

– Si je le puis ? certainement oui,grâces en soient rendues à mes bonnes étoiles du bon Dieu,certainement je le puis et je le fais, reprit Miggs avec unredoublement d’énergie… Dieu soit lié ! Dieu soitlié ! mes bons messieurs. »

Dolly elle-même, tout abattue, tout anéantiequ’elle était, se ranima à ce cri, et ordonna à Miggs de se tairesur-le-champ.

« À qui faites vous l’honneur d’adressercette observation, miss Varden ? » dit Miggs, en appuyantavec une attention marquée sur le pronom interrogatif.

Dolly lui répéta son ordre.

« Oh ! bonté divine, cria Miggs ense tenant les côtes à force de rire, bonté divine ! Bien sûrque je vais me taire, ô mon Dieu oui ! Ne suis-je pas une vileesclave qui n’est bonne qu’à travailler, peiner, se fatiguer, sefaire gronder, vilipender, qui n’a seulement pas le temps de sedébarbouiller, en un mot le vaisseau du potier, n’est-ce pas,mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! ma position est humble,mes capacités bornées, et mon devoir est de m’humilier devant lesfilles dégénérées, dénaturées, de bonnes et dignes mères, de vraiessaintes qui souffrent le martyre à voir toutes les persécutionsqu’elles ont à souffrir de leur famille corrompue : mon devoirest peut-être aussi de courber l’échine devant elles, ni plus nimoins que les infidèles devant leurs idoles… n’est-ce pas,mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! je ne suis bonne qu’àaider de jeunes coquettes païennes à se brosser, à se peigner, à setransformer en sépulcres blanchis, pour faire croire aux jeunesgens qu’il n’y a pas seulement là-dessous un morceau de ouate pourremplir les vides, ni cosmétiques, ni pommades, ni aucune inventionde Satan et des vanités terrestres. N’est-ce pas,mademoiselle ? Oh certainement ! mon Dieuoui ! »

Après avoir débité cette tirade ironique avecune volubilité étonnante, et surtout avec une voix perçante quiétourdissait les oreilles, surtout quand elle lançait comme autantde fusées chaque interjection, Mlle Miggs, par pure habitude,et non pas parce que les larmes pouvaient être justifiées par lacirconstance, puisqu’il s’agissait pour elle d’un vrai triomphe,termina en répandant un ruisseau de pleurs et en appelant, du tonle plus pathétique, le nom, le doux nom de Simmuns.

Qu’est-ce que Emma Haredale et Dolly allaientfaire, et où se serait arrêtée Mlle Miggs, une fois qu’elleavait arboré franchement son drapeau et qu’elle se disposait à lebalancer victorieusement sous leurs yeux étonnés, c’est ce qu’ilest impossible de savoir ; mais, d’ailleurs, il serait inutiled’approfondir cette question, car il y eut sur le moment même unincident saisissant qui vint interrompre le cours de l’éloquence deMiggs et enlever d’assaut leur attention tout entière.

C’était un violent coup de marteau frappé à laporte de la maison, qu’on entendit immédiatement s’ouvrirbrusquement ; puis tout de suite une bagarre dans l’autrechambre et un bruit d’armes. Transportée par l’espérance quel’heure de la délivrance était enfin arrivée, Emma et Dollyappelèrent à grands cris au secours, et leurs cris reçurent bientôtune réponse. Au bout d’un moment à peine d’intervalle, un homme,portant d’une main une épée nue et de l’autre au flambeau, seprécipita dans la chambre qui leur servait de prison.

Leurs premiers transports furent réprimés parla vue d’un étranger, car elles ne connaissaient pas l’homme qui seprésentait alors à leurs yeux ; cependant elles s’adressèrentà lui pour le supplier, dans les termes les plus pathétiques, deles rendre à leurs familles.

« Et croyez-vous que je sois ici pourautre chose ? répondit-il en fermant la porte, contre laquelleil appuya son dos, comme pour en défendre le passage. Pourquoi doncvous imaginez-vous que je me sois frayé un passage jusqu’à vous àtravers tant de dangers et tant d’obstacles, si ce n’est pas pourvous sauver ? »

Avec une joie impossible à décrire, ellestombèrent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le ciel dece secours inespéré. Leur libérateur s’avança de quelques pas pourmettre le flambeau sur la table ; et retournant sur-le-champprendre sa première position, il ôta son chapeau et les regardad’un air souriant.

« Vous avez des nouvelles de mon oncle,monsieur ? dit Emma, se tournant vivement de ce côté.

– Et de mes père et mère ? ajoutaDolly.

– Oui, dit-il, de bonnes nouvelles.

– Ils sont vivants et sains etsaufs ? crièrent-elles à la fois.

– Vivante et sains et saufs,répéta-t-il.

– Et tout près de nous ?

– Je ne puis pas dire cela, répondit-ild’un air doucereux ; ils sont, au contraire, bien loin. Lesvôtres, ma mignonne, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, ne sontqu’à quelques heures d’ici : vous pourrez leur être rendue,j’espère, cette nuit.

– Mon oncle, monsieur ?… balbutiaEmma.

– Votre oncle, chère demoiselle Haredale,heureusement… je dis heureusement, parce qu’il s’est tiré mieuxqu’un grand nombre de nos coreligionnaires de ce conflit… est enlieu de sûreté… Il a traversé la mer et s’est réfugié sur lecontinent.

– Dieu soit béni ! dit Emma presquedéfaillante.

– Vous avez bien raison ; il y a dequoi le bénir plus que vous ne pouvez l’imaginer peut-être, n’ayantpas eu la douleur de voir une seule de ces nuits de cruelsoutrages.

– Désire-t-il, dit Emma, que j’aille lerejoindre ?

– Comment pouvez-vous le demander ?cria l’étranger d’un air de surprise. S’il le désire ! Maisvous ne savez donc pas le danger qu’il y aurait pour vous à resteren Angleterre, la difficulté d’échapper, tous les sacrifices queferaient volontiers des milliers de personnes pour en acheter lesmoyens ! sans cela vous ne me feriez pas pareille question.Mais pardon ! j’oubliais que vous ne pouviez pas vous douterde tout cela, étant restée ici prisonnière.

– Je m’aperçois, monsieur, dit Emma aprèsun moment de silence, par tout ce que vous venez de me faireentendre sans oser me le dire, que je n’ai vu que la première et lamoins violente des scènes de désordre dont nous pouvions êtremenacés, et que leur furie ne s’est pas encore ralentie. »

Il haussa les épaules, secoua la tête, levales mains au ciel, et toujours avec le même sourire doucereux, quin’était pas agréable à voir, abaissa ses yeux à terre et restasilencieux.

« Vous pouvez hardiment, monsieur, repritEmma, me dire toute la vérité : les maux par lesquels nousvenons de passer nous ont préparées à tout entendre. »

Mais ici Dolly s’entremit, pour la prier de nepas insister pour savoir tout, le mal comme le bien, et supplia legentleman de ne dire que le bien, et de garder le reste pour lemoment où elles seraient réunies avec leurs parents et leursamis.

« Cela peut se dire en deux mots,répondit-il en lançant à la fille du serrurier un regard de dépit.Le peuple s’est levé comme un homme contre nous. Les rues sontremplies de soldats qui soutiennent l’insurrection et font causecommune avec elle. Nous n’avons aucun secours à attendre d’eux, etpoint d’autre salut que la fuite. Encore est-ce une pauvreressource, car on nous épie de tous côtés, et on veut nous retenirici par la force ou par la fraude. Miss Haredale, il m’est pénible,croyez-le bien, de vous parler de moi, ou de ce que j’ai fait ou dece que je suis disposé à faire ; j’aurais trop l’air de vousvanter mes services. Mais comme j’ai des connaissances puissantesparmi les protestants, et que toute ma fortune est embarquée dansleur navigation et leur commerce, j’ai eu le bonheur de trouver làle moyen de sauver votre oncle. Je puis vous sauver de même, etc’est pour acquitter la promesse sacrée que je lui ai faite de nepas vous quitter avant de vous avoir remise dans ses bras, que vousme voyez ici. La trahison ou le repentir d’un des hommes qui vousentourent m’a fait découvrir votre retraite, et vous voyez commentje m’y suis frayé un chemin l’épée à la main.

– Vous m’apportez sans doute, dit Emmadéfaillante, quelque lettre ou quelque gage de la part de mononcle ?

– Non, il n’en a pas, cria Dolly en luimontrant l’étranger avec vivacité. Je suis sûre à présent qu’iln’en a pas. Pour tout au monde n’allez pas avec lui.

– Taisez-vous, petite sotte, taisez-vous,répliqua-t-il en fronçant le sourcil avec colère ; non,mademoiselle Haredale, je n’ai ni lettre ni gage d’aucune espècecar, en vous montrant de la sympathie, à vous et à ceux d’entrevous qui vous trouvez victimes d’un malheur si accablant et si peumérité, je ne me dissimule pas que j’expose ma vie ; et jen’avais pas envie, par conséquent, d’apporter sur moi une lettrequi m’aurait valu une mort certaine. Je n’ai pas songé un moment àdemander, ni M. Haredale à me proposer le moindre gage de lafidélité de mon message… peut-être aussi n’en a-t-il pas eu l’idée,se fiant à la parole, à la sincérité d’un homme à qui il devait lavie. »

Il y avait dans cette réponse un reproche quine pouvait manquer son effet sur un caractère confiant et généreuxpomme celui de miss Haredale ; mais Dolly, qui n’était pas sicandide, n’en fut pas touchée le moins du monde, et continua de laconjurer, dans les termes de l’affection et de rattachement lesplus tendres, de ne pas s’y laisser prendre.

« Le temps presse, dit leur visiteur,qui, malgré ses efforts pour leur témoigner le plus vif intérêt,avait jusque dans son langage une certaine froideur qui glaçaitl’oreille, et le danger nous menace. Si je m’y suis exposé pourvous en vain, à la bonne heure ; seulement promettez-moi, sinous nous retrouvons jamais, de me rendre témoignage. Si vous êtesdécidée à rester, comme je le suppose, rappelez-vous, mademoiselleHaredale, que je n’ai pas voulu vous quitter sans vous donner unavertissement solennel, sans me laver les mains de toutes lesconséquences dont vous voulez courir les risques.

– Arrêtez, monsieur, cria Emma… encore unmoment, je vous prie. Ne pouvez-vous pas, et elle tenait Dollyserrée plus près encore de son cœur, ne pouvez-vous pas nousemmener ensemble ?

– C’est déjà une tâche assez difficile,répondit-il, d’emmener une femme en toute sûreté, au milieu desscènes que nous allons rencontrer, sans compter que nous devonséviter d’attirer l’attention de la foule rassemblée dans les rues.Je vous ai dit qu’elle sera rendue cette nuit à ses parents. Sivous acceptez mon offre de services, mademoiselle Haredale, je vaisla faire à l’instant placer sous bonne garde pour acquitter mapromesse. Êtes-vous décidée à rester ? Il y a, en ce moment,des gens de tout rang et de toute religion qui cherchent à sesauver de la ville, saccagée d’un bout à l’autre. Permettez-moid’aller voir si je ne puis pas me rendre utile à quelques autres.Partez-vous ou restez-vous ?

– Dolly, dit Emma d’un ton précipité, machère enfant, nous n’avons plus que cette seule espérance. Si nousnous séparons à présent, c’est seulement pour nous retrouver plustard heureuses et honorées. Je me confie à ce gentleman.

– Non… non… non, criait Dolly, qui nevoulait pas la lâcher ; je vous en prie, je vous en supplie,n’en faites rien.

– Vous l’entendez, dit Emma ; cettenuit… cette nuit même… dans quelques heures… songez-y… vous allezêtre au milieu de ceux qui mourraient de chagrin loin de vous, etque votre absence plonge en ce moment dans le plus profonddésespoir. Vous prierez pour moi, chère enfant comme je prierai demon côté pour vous ; n’oubliez jamais les heures de douce paixque nous avons passées ensemble. Dites-moi : « Que Dieuvous bénisse ! » et séparons-nous avec cesouhait. »

Mais Dolly ne voulut rien dire : non,malgré tous les baisers qu’Emma déposait sur sa joue, qu’ellecouvrait en même temps de ses larmes, tout ce que Dolly pouvaitfaire, c’était de se pendre à son col, de sangloter, de l’étreindresans vouloir la lâcher.

« Voyons ! nous n’avons plus detemps pour tout cela, cria l’homme en lui desserrant les mains etla repoussant rudement, en même temps qu’il attirait Emma Haredaledu côté de la porte. À présent, dehors, vite. Sommes-nousprêts ?

– Oui-da, cria une voix retentissante quile fit tressaillir, tout prêts. Arrière, ou vous êtesmort. »

Et au même instant il fut jeté par terre commeun bœuf dans l’abattoir ; il fut terrassé du coup, comme si unbloc de marbre venait de se détacher du toit pour l’écraser sur laplace ; puis on vit entrer à la fois une lumière éclatante etdes visages rayonnants… et Emma se sentit étreindre dans lesembrassements de son oncle, et Dolly avec un cri qui perça l’air,tomba dans les bras de son père et de sa mère.

Comme on se pâmait, comme on riait aux éclats,comme on pleurait, comme on sanglotait, comme on se souriait commeon s’adressait une foule de questions dont on n’attendait pas laréponse, parlant tous ensemble, sans savoir ce qu’on disait dansces transports de joie ! Et puis après, comme on s’embrassait,comme on se félicitait, comme on se serrait dans les bras les unsdes autres, comme on s’abandonnait à tous les ravissements dubonheur, encore et encore et toujours ! Il n’y a pas moyen dedépeindre cette scène-là.

Enfin, après bien longtemps, le vieuxserrurier, par souvenir, alla accoler bel et bien deux étrangersqui s’étaient tenus à part tout seuls devant ce tableau ; etalors qu’est-ce qu’on vit là ?… qui ça ? C’étaient ma foibien Edward Chester et Joseph Willet.

« Regardez ! cria le serrurier.Regardez par ici. Où serions-nous tous sans ces deux-là ?Eh ! monsieur Édouard, monsieur Édouard…Oh ! Joe, Joe,comme vous avez soulagé mon cœur ce soir ! et pourtant il estencore bien plein.

– C’est M. Édouard qui l’a flanquépar terre, dit Joe. J’en avais grande envie pour mon compte, maisje lui en fais le sacrifice… Allons, mon brave et honnêtegentleman, reprenez vos sens, car vous n’avez pas longtemps à vousdorloter comme ça par terre. »

En même temps il avait le pied sur la poitrinedu faux libérateur, et le roulait tout doucement. Gashford, carc’était bien lui, et pas un autre, bas et rampant, mais aussiméchant que jamais, souleva sa face malfaisante, comme dans letableau du péché terrassé par l’ange, et demanda qu’on le traitâtdoucement.

« Je sais où trouver tous les papiers demilord, monsieur Haredale, dit-il d’une voix soumise, pendant queM. Haredale lui tournait le dos, sans le regarder seulementune fois ; et il y a dans le nombre, des documents trèsimportants. Il y en a beaucoup dans des tiroirs secrets, et dansd’autres endroits, qui ne sont connus que de milord et de moi. Jepuis fournir à l’accusation des renseignements précieux et rendrede grands services à l’enquête. Vous aurez à répondre de cela, sivous me faites subir de mauvais traitements.

– Pouah ! cria Joe avec un profonddégoût. Levez-vous, eh ! l’homme de bien On vous attenddehors, voyons ! debout !m’entendez-vous ? »

Gashford se releva lentement, ramassa sonchapeau, et regardant tout autour de la chambre d’un air demalveillance déconfite, mais en même temps d’humilité méprisable,se glissa dehors furtivement.

« Et à présent, messieurs, dit Joe, quiparaissait être l’orateur de la troupe, car tous les autresgardaient le silence, plus tôt nous serons revenus au LionNoir, mieux cela vaudra, je crois. »

M. Haredale fit un signe d’assentiment,et passant sous son bras le bras de sa nièce, en prenant une de sesmains qu’il pressa dans les siennes, il sortit tout droit, suivi duserrurier, de Mme Varden et de Dolly, qui, vraiment, quandelle aurait été, à elle toute seule, une douzaine de Dolly,n’aurait pas présenté assez de surface pour contenir tous lesencrassements et les caresses dont elle était comblée par sesparents. Édouard Chester et Joe fermaient la marche.

Et vous me demanderez peut-être si c’est queDolly ne retourna pas une fois la tête pour regarder derrière elle…pas même une pauvre fois ? s’il n’y eut pas comme un petitclignotement égaré de ses cils d’ébène, presque à fleur de sa jouerougissante, comme un petit éclair de l’œil étincelant, quoiqueabattu, qu’ils voilaient à demi ? Dame ! Joe le crut, etil est bien probable qu’il ne s’était pas trompé, car il n’y avaitpas beaucoup d’yeux comme ceux de Dolly : c’est une justice àleur rendre.

La chambre voisine, qu’il leur fallaittraverser, était pleine de gens, parmi lesquels M. Dennis, quiétait sous bonne garde, et près de là, depuis la veille, dans unecachette dont on avait tiré la coulisse, Simon Tappertit, l’amusantapprenti, couvert de brûlures et de contusions, avec un coup de feudans le côté, et des jambes… ces jolies jambes que vous savez,l’orgueil et la gloire de son existence… d’une laideur difforme,grâce aux meurtrissures dont elles avaient été victimes. Comprenantà présent les gémissements qui l’avaient tant étonnée, Dolly seserra contre son père, toute frissonnante à cette vue. Mais lescontusions, les brûlures, les meurtrissures, le coup de feu, toutela torture enfin qu’il subissait dans chacun de ses membresdétraqués, ne causèrent pas au cœur de Simmuns la moitié de ladouleur qu’il éprouva en voyant passer Dolly pour sortir avec Joeson libérateur.

Il y avait une voiture toute prête à la portepour le voyage, et Dolly fut tout heureuse de s’y trouver enliberté dans l’intérieur, accompagnée de son père, de sa mère,d’Emma Haredale et de son oncle, en personnes naturelles, assisvis-à-vis d’elle. Mais point de Joe, ni d’Édouard, qui n’avaientrien dit. Ils s’étaient contentés de leur faire un salut, ets’étaient tenus à distance. Le voyage allait lui paraître bien longpour arriver au Lion Noir !

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