Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 27

 

On était au cœur de la nuit, et d’une nuittrès noire quand Barnabé, avec son trébuchant ami, s’approcha del’endroit où il avait laissé son père ; cependant il put levoir se dérobant dans les ténèbres, car il ne se fiait pas même àson fils, et se retirant d’un pas rapide. Après lui avoir crié deuxou trois fois, mais sans succès, qu’il pouvait revenir, qu’il n’yavait rien à craindre, il laissa tomber Hugh sur le sol et se mit àla recherche de son père pour le ramener.

L’autre continua de se glisser furtivementdans l’ombre, jusqu’à ce que Barnabé l’eût rattrapé. Alors il seretourna, et lui dit d’une voix terrible, quoiqueétouffée :

« Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tul’as dit à ta mère, et vous vous êtes entendus pour metrahir. »

Barnabé le regarda en silence.

« Tu as vu ta mère ?

– Non, cria Barnabé avec ardeur.Oh ! non, il y a bien longtemps… plus longtemps que je ne puisdire. Il doit bien y avoir un an. Est-ce qu’elle estici ? »

Son père le regarda fixement quelquesinstants, puis il lui dit en se rapprochant de lui, car, rien qu’àvoir sa figure et à l’entendre parler, il était impossible dedouter de sa sincérité :

« Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ?

– Hugh… c’est Hugh. Pas davantage, voussavez bien. Ce n’est pas celui-là qui vous fera du mal.Comment ! vous aviez peur de Hugh ! ha ! ha !ha ! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh !

– Je vous demande qui il est, repritl’autre d’un ton si farouche que Barnabé s’arrêta au beau milieu deses éclats de rire, et recula quelques pas, le regardant d’un airde stupéfaction et de terreur.

– Dieu ! êtes-vous sévère !vous me faites trembler, comme si vous n’étiez pas mon père.Pourquoi donc me parlez-vous comme cela ?

– Je veux, répondit-il en repoussant lamain que son fils, d’un air timide, posait, pour l’apaiser, sur samanche, je veux une réponse, et au lieu de cela vous me répliquezpar les plaisanteries et des questions. Quel est l’homme que vousvenez d’amener dans notre cachette, pauvre imbécile ? et oùest l’aveugle ?

– Je ne sais pas où il est. Sa maisonétait fermée. J’ai attendu, sans voir personne venir : cen’est pas ma faute. Quant à celui-ci, c’est Hugh… le brave Hugh,qui a enfoncé cette odieuse prison pour nous délivrer. Ah !dites à présent que vous ne l’aimez pas, hein ? n’est-ce pasque vous l’aimez ?

– Pourquoi est-il couché parterre ?

– Il a fait une chute, et puis il a tropbu. Les champs, les arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autourde lui, et la terre lui manque sous les pieds. Vous le connaissezbien ! vous vous le rappelez ! Tenez !regardez-le. »

En effet ils étaient revenus à l’endroit où ilétait couché, et ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voirsa figure.

« Bien ! je me le rappelle, murmurale père. Pourquoi l’avez-vous amené ici ?

– Parce qu’il aurait été tué, si jel’avais laissé là-bas. Si vous aviez vu comme on tirait des coupsde fusil et comme le sang coulait ! La vue du sang ne vousfait-elle pas trouver mal, mon père ? Je vois bien que si, àvotre figure. C’est comme moi… qu’est-ce que vous regardezdonc ?

– Rien, dit l’assassin doucement, aprèsavoir reculé un pas ou deux pour regarder avec les lèvres serréeset l’œil fixe par-dessus la tête de son fils. Rien. »

Il resta dans la même attitude et avec la mêmeexpression dans ses traits pendant quelques minutes ; puis ilpromena lentement son regard autour du lui, comme s’il avait perduquelque chose, et revint en frissonnant vers le hangar.

« Voulez-vous que je l’emporte là-dedans,père ? » demanda Barnabé qui était resté, pendant cetemps-là, à regarder aussi, sans savoir ce que cela voulaitdire.

Il ne répondit que par un gémissement étouffé,en se couchant par terre enveloppé de son manteau jusque par-dessusla tête, et se retira dans le coin le plus obscur.

Voyant qu’il n’y avait pas moyen, pour lemoment, d’éveiller Hugh ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabéle traîna sur l’herbe et le coucha sur un petit tas de foin et depaille de rebut, dont il avait déjà lui-même fait son lit, aprèsavoir commencé par apporter un peu d’eau d’un ruisseau voisin, pourlaver sa blessure et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuiteil se coucha lui-même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et,la face tournée vers les étoiles, il tomba dans un profondsommeil.

Réveillé de bonne heure, le lendemain matin,par l’éclat du soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement desinsectes, il laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller sepromener un peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentitque ses sens harassés, accablés, alourdis par les terribles scènesde la veille et des autres soirées précédentes, se refusaient àjouir des beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûtéla douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinéesheureuses où il allait avec ses chiens, bondissant comme lui, autravers des plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit lesyeux de larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse !d’avoir fait le moindre mal, et il n’avait pas changé de sentimentsur la justice de la cause où il s’était engagé, ou des hommes quila défendaient : mais il était, en ce moment, plein de soucis,de regrets, de souvenirs effrayants ; il souhaitait, pour lapremière fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, etqu’on eût épargné à bien des gens tant de chagrins et desouffrances. Il commença aussi à songer combien ils seraientheureux, son père, sa mère, Hugh et lui, s’ils s’en allaientensemble demeurer dans quelque endroit solitaire, où il n’y eûtaucun de ces troubles à craindre ; peut-être l’aveugle, quiparlait de l’or en connaisseur, et qui lui avait confié qu’il avaitde grands secrets pour en gagner, pourrait-il leur apprendre àvivre sans ressentir l’aiguillon de la faim et du besoin. À cepropos, il regretta encore davantage de ne pas l’avoir vu la nuitdernière, et il méditait encore là-dessus, quand son père vint luitoucher l’épaule.

« Ah ! cria Barnabé, tressaillant ausortir de sa rêverie. Ce n’est que vous !

– Qui donc vouliez-vous que cefût ?

– Je croyais presque que c’étaitl’aveugle. Il faut, père, que j’aie avec lui un bout deconversation.

– Et moi aussi : car, si je ne levois pas, je ne sais plus où fuir ni que faire, et j’aimerais mieuxla mort que de perdre mon temps ici. Il faut que vous alliez toutde suite le voir et que vous me l’ameniez ici.

– Vraiment ? s’écria Barnabé charmé.À la bonne heure, mon père. C’est tout ce que je demandais.

– Mais c’est lui qu’il faut me ramener,et pas d’autre. Surtout, quand vous devriez l’attendre à sa portependant vingt-quatre heures, attendez toujours, et ne revenez passans lui.

– N’ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Jevous l’amènerai, je vous l’amènerai.

– Mettez bas ces babioles, dit le père enlui arrachant les bouts de ruban et les plumes qu’il portait à sonchapeau, et jetez mon manteau par-dessus vos habits. Faites bienattention à votre démarche ; du reste, on est trop occupéd’autre chose dans les rues pour qu’on vous remarque. Quant à votreretour, ne vous en inquiétez pas ; il saura bien y pourvoir entoute sûreté.

– Je crois bien ! dit Barnabé,certainement qu’il y pourvoira. C’est ça un habile homme, n’est-cepas, mon père, et bien capable de nous apprendre le moyen dedevenir riches ? Oh ! je le connais bien, je le connaisbien. »

Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguiséque possible. Cette fois il avait le cœur plus léger enentreprenant ce second voyage, et en laissant Hugh, encore abrutipar l’ivresse, étendu par terre sous le hangar, avec son père quise promenait devant, de long en large.

L’assassin, en proie aux plus tristes pensées,le regarda partir, et se remit à marcher comme tout à l’heure,troublé par le moindre murmure de l’air dans les branches, et parl’ombre la plus légère que les nuages en passant jetaient sur lesprés émaillés de marguerites. Il était impatient de voir son filsrevenu sain et sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté endépendissent, il n’était pas fâché de le voir parti. Le profondsentiment d’égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujoursprésents à ses yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures,absorbait et faisait entièrement disparaître toute pensée deBarnabé, comme étant son fils. Bien plus, la présence de cemalheureux était pour lui un reproche pénible et cruel ; ilretrouvait dans ses yeux égarés les terribles images de cette nuitcriminelle. Son visage de l’autre monde, son esprit informe,représentaient à l’assassin une créature qui avait pris naissancedans le sang de sa victime. Il ne pouvait supporter son regard, savoix, son toucher. Et pourtant il se voyait forcé, par sa conditiondésespérée. et son unique chance d’échapper au gibet, de l’avoir àses côtés et de reconnaître qu’il ne pouvait sans lui songer à sesoustraire à la mort.

Il se promena donc de long en large, sansrepos, tout le jour, roulant ces pensées dans son esprit, et Hughétait encore étendu, sans le savoir, sous le hangar. À la fin, aumoment où le soleil allait se coucher, Barnabé revint, amenantl’aveugle et causant avec lui d’un air animé tout le long duchemin.

L’assassin s’avança à leur rencontre, etordonnant à son fils d’aller parler à Hugh qui venait de se dressersur ses pieds, il le remplaça près de l’aveugle, et le suivit à paslents du côté du hangar.

« Pourquoi l’avoir envoyé,lui ? dit Stagg. Ne saviez-vous pas que c’était lemoyen de le perdre, sitôt qu’on l’aurait reconnu ?

– Ne vouliez-vous pas que j’y allassemoi-même ? répliqua l’autre.

– Hem ! peut-être que non. J’étaisdevant la prison mardi soir ; mais, dans la foule, je vous aimanqué. On a fait hier soir de fameuse besogne… oh ! mais dela jolie besogne !… une besogne profitable, ajouta-t-il enfaisant sonner l’argent dans son gousset.

– Avez-vous…

– Vu votre bonne dame ?…Certainement.

– Eh bien ! n’avez-vous rien à medire de plus ?

– Oh ! je vais vous dire tout,reprit l’aveugle en éclatant de rire. Pardon, mais j’aime à vousvoir si impatient : c’est signe d’énergie.

– Consent-elle à dire le mot qui peut mesauver ?

– Non, répondit l’aveugle d’un tondécidé, en tournant vers lui son visage. Non ; voici ce quec’est : elle a été à deux doigts de la mort, depuis qu’elle aperdu son cher fils… elle est restée privée de sentiment, enfin, jene sais pas quoi. Je l’ai été chercher dans un hôpital, et me suisprésenté (sauf votre permission) au chevet de son lit. Notreconversation n’a pas été longue ; elle était trop faible, etpuis il y avait là tant de monde auprès de nous, que je n’étais pasà mon aise. Mais je lui ai dit tout ce dont j’étais convenu avecvous ; je lui ai fait toucher au doigt, et dans les termes lesplus forts, la situation du jeune gentleman. Elle a voulum’attendrir ; mais, comme je lui ai dit, c’était peine perdue.Alors elle s’est mise à pleurer et à gémir, bien entendu :c’est toujours comme ça avec les femmes Puis, ne voilà-t-il pas quetout d’un coup elle a retrouvé sa force et sa voix pour me direqu’elle se mettait, elle et son fils, sous la garde de Dieu ;que c’était à lui qu’elle en voulait appeler contre nous… et ellele fit, ma foi ! dans un langage tout à fait gentil, je vousassure. Je lui conseillai, en ami, de ne pas trop compter sur uneassistance aussi éloignée ; je lui recommandai d’y songer àdeux fois ; je lui laissai mon adresse, en lui disant quej’étais sûr qu’elle enverrait chez moi le lendemain avant midi, etje la quittai pâmée ou faisant semblant de l’être. »

Après ce beau récit, qu’il interrompit detemps à autre pour casser et croquer à son aise quelques noix, dontil paraissait avoir sa poche pleine, l’aveugle tira d’une autrepoche un flacon dont il commença par boire une gorgée, et qu’iloffrit ensuite à son compagnon.

« Vous n’en voulez pas, n’est-cepas ? dit-il en sentant que l’autre repoussait le flacon.Comme il vous plaira. Le brave gentleman qui loge là à côté de vousne me refusera peut-être pas, lui. Eh, sacripant !

– Au nom du diable ! dit l’assassinen le retenant par la basque ; ne me direz-vous pas ce qu’ilfaut que je fasse ?

– Ce que vous fassiez ! Il n’y arien de plus aisé : une petite course de deux heures, pasplus, au clair de la lune, avec le jeune gentleman, qui ne demandepas mieux ; je l’ai catéchisé en chemin, et éloignez-vous deLondres tant que vous pourrez. Vous me ferez savoir où vous êtes,et je me charge du reste. Il faudra bien qu’elle revienne :elle ne peut pas résister longtemps ; et en attendant, quantaux chances de vous voir rattraper, songez que ce n’est pas unprisonnier seulement qui s’est échappé de Newgate, il y en a troiscents. Cela ne doit-il pas vous rassurer ?

– Mais enfin, il faut que nous vivions.Comment cela ?

– Comment ! répliqual’aveugle ; en buvant et en mangeant. Et comment boire etmanger ? Il faut payer. C’est donc de l’argent qu’il faut,cria-t-il en tapant sur son gousset ; c’est de l’argent quevous voulez dire, n’est-ce pas ? Bah ! les rues enétaient pavées. Ce serait diablement dommage que ça fût déjà fini,car c’est un bien joli moment : un moment d’or, comme on n’envoit guère, pour pêcher en eau trouble dans tout ce remue-ménage.Eh ! holà ! Veux-tu boire, sacripant ? Voyons, bois.Où est-tu donc ? eh ! »

En proférant ces vociférations d’un tontapageur qui montrait sa parfaite confiance dans le désordregénéral et, la licence des temps, il alla à tâtons vers le hangar,où Hugh et Barnabé étaient assis par terre.

« Prends-moi ça, cria-t-il en passant àHugh son flacon. Il ne coule plus maintenant que du vin et de l’ordans les ruisseaux de Londres. Les pompes mêmes ne versent plus quede l’eau-de-vie et des guinées. Prends-moi ça, et ne l’épargnepas. »

Épuisé, sale, la barbe longue, barbouillé defumée et de suie, les cheveux emmêlés par le sang, la voix presqueéteinte, et ne parlant que par chuchotements ; la peaudesséchée par la fièvre, tout le corps en capilotade, couvert deplaies et de meurtrissures, Hugh eut pourtant encore la force deprendre le flacon et de le porter à ses lèvres. Il était en trainde boire, quand le devant du hangar fut tout à coup obscurci parune ombre : c’était Dennis qui venait là se planter devanteux.

« Je ne vous dérange pas ? dit cepersonnage d’un ton railleur, au moment où Hugh cessait de boire,pour le toiser d’un air peu agréable des pieds à la tête. Je nevous dérange pas, camarade ? Tiens, Barnabé ici avecvous ? Comment ça va-t-il, Barnabé ? Et ces deux autresmessieurs aussi ? votre serviteur très humble, messieurs. Jene vous dérange pas non plus, j’espère ? n’est-ce pas,camarades ? »

Malgré le ton amical et l’air confiant dont illeur tenait ce langage, on voyait qu’il éprouvait quelquehésitation à entrer, et qu’il restait volontiers dehors, il étaitun peu mieux mis que de coutume : c’était toujours le mêmehabillement noir usé jusqu’à la corde ; mais il avait autourdu col une cravate d’assez mauvaise mine, d’un blanc jaune, et àses mains des gants de peau, comme les jardiniers en portent dansl’exercice de leur état. Ses souliers étaient tout frais graissés,et décorés d’une paire de boucles d’acier rouillé ; lesrosettes des genoux de sa culotte courte avaient été renouvelées,et, à défaut de boutons, il avait ses vêtements attachés avec desépingles. En somme, il avait l’air d’un recors ou d’un aide degarde du commerce, terriblement fané, mais encore jaloux deconserver les apparences de son rôle officiel, et faisant bonnemine à mauvais jeu.

« Vous êtes joliment bien ici, ditM. Dennis, tirant de sa poche un mouchoir moisi quiressemblait plutôt à un licou en décomposition, et s’en frottant lefront de toutes ses forces.

– Pas assez bien, pourtant, pour vousempêcher de nous trouver, à ce qu’il parait, répondit Hugh demauvaise humeur.

– Écoutez donc, je vais vous dire,camarade, reprit Dennis avec un sourire amical ; quand vousvoudrez que je ne sache pas de quel côté vous êtes à chevaucher,vous ferez bien de ne pas attacher de pareils grelots au cou devotre cheval. Ah ! je les ai assez entendus la nuit dernièrepour ne pas les oublier ; il me semble que je les ai encoredans l’oreille ; voilà la vérité. Mais, voyons ! commentça va-t-il, camarade ?

Pendant ce temps-là il s’était approché, et ils’était même risqué à s’asseoir à côté de lui.

« Comment je vais ? répondit Hugh.Dites-moi d’abord ce que vous avez fait hier. Où donc êtes-vousallé quand vous m’avez quitté dans la prison ? Pourquoim’avez-vous quitté ? Et qu’est-ce que vous aviez à rouler vosyeux comme vous faisiez, et à me montrer le poing, hein ?

– Moi, montrer le poing… à vous,camarade ! dit Dennis, arrêtant doucement la main que Hughvenait de lever d’un air menaçant.

– Alors c’était votre bâton : c’esttoujours la même chose.

– Que le bon Dieu vous bénisse !camarade ; je n’avais rien du tout. Vous me connaissez bienmal. Je ne serais vraiment pas étonné maintenant, ajouta-t-il duton découragé d’un homme qui se sent calomnié, que vous vousfussiez mis dans la tête, parce que je vous demandais de me laisserces drôles-là en prison, que j’allais déserter le drapeau.

– Eh bien, oui ! je me l’étais misdans l’idée, répondit Hugh en jurant.

– Quand je vous disais ! répliquaM. Dennis tristement. En vérité, il y a de quoi dégoûter de laconfiance. Déserter le drapeau, moi, Ned, Dennis, comme m’a baptiséfeu mon père… Est-ce à vous, cette hache-là, camarade ?

– Oui, c’est à moi, dit Hugh du même tonde mauvaise humeur. Vous l’auriez bien sentie, si vous vous étiezseulement trouvé sur son chemin cette nuit. Posez-la par terre.

– Je l’aurais sentie ! ditM. Dennis sans la lâcher, et examinant d’un air distrait sielle avait bien le fil. Je l’aurais sentie ! Et moi qui,pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux ! Voilà bien lemonde ! Vous n’auriez seulement pas le cœur de me demander sije ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille,hein ? »

Hugh la lui passa. Comme l’autre l’approchaitde ses lèvres, Barnabé fit un bond et, lui recommandant de setaire, regarda dehors d’un air sérieux.

« Qu’est-ce que vous avez, Barnabé ?dit Dennis, observant Hugh et laissant tomber le flacon, mais nonpas la hache, qu’il gardait toujours à la main.

– Chut ! répondit tout bas Barnabé.Qu’est-ce que je vois briller là, derrière la haie ?

– Ce que c’est ? cria le bourreau àtue-tête, en se saisissant de lui et de Hugh, ce ne seraient pas…ce ne seraient pas les soldats, peut-être ? »

Au même instant, le hangar se remplit de gensarmés, et un détachement de cavalerie arriva, à travers champs, augrand galop.

« Là ! dit Dennis, qui était restélibre pendant qu’ils s’étaient saisis de leurs prisonniers ;voici, messieurs, les deux jeunes gens que la proclamation a mis àprix. L’autre, là-bas, est un criminel échappé… J’en suis bienfâché, camarade, ajouta-t-il d’un ton résigné, en s’adressant àHugh, mais c’est votre faute ; c’est vous qui m’y avez forcé.Vous n’avez pas voulu respecter les plus fermes principesconstitutionnels, vous savez : vous êtes venu violer etébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais pas ce queje n’aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça, ma paroled’honneur… Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme, je crois queje ne serai pas embarrassé pour les lier plus solidement que vousne pourriez le faire. »

Cependant, cette opération fut suspendue pourquelques moments par un autre événement. L’aveugle, dont lesoreilles étaient plus clairvoyantes que les yeux de bien des gens,avait été alarmé, avant Barnabé, par un bruit de frottement dansles buissons à l’abri desquels les soldats s’étaient avancés. Ilavait fait immédiatement bonne retraite, et s’était tapi dans uncoin quelques minutes ; mais, dans son trouble, s’étant trompésans doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleinevue, courant à travers la plaine.

Un officier cria aussitôt qu’il lereconnaissait pour avoir aidé la nuit précédente à piller unemaison. On lui ordonna à haute voix de se rendre. Il n’en courutque plus fort ; encore quelques secondes, et il était troploin pour qu’un coup de feu pût l’atteindre. L’ordre donné, lessoldats tirèrent.

Il y eut un moment de profond silence, chacunretenant son haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Onl’avait vu tressaillir au moment de la décharge, comme s’il avaiteu seulement peur du bruit. Mais il ne s’était pas arrêté : iln’avait seulement point ralenti son pas ; au contraire, ilavait continué sa course encore une quarantaine de mètres plusloin. Mais là, sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe defaiblesse ou de frémissement dans ses membres, il tomba comme unplomb.

Quelques soldats coururent à l’endroit où ilétait étendu. Le bourreau les accompagnait. Tout cela s’était passési vivement, que la fumée n’était pas tout à fait dissipée etserpentait encore dans l’air en un léger nuage, qu’on aurait puprendre pour l’esprit que venait de rendre le défunt et quidésertait son corps d’un air solennel. Il n’y avait que quelquesgouttes de sang sur l’herbe ; un peu plus de l’autre côté,quand on l’eût retourné… Voilà tout.

« Venez voir un peu ! venez voir unpeu ! dit le bourreau se baissant, un genou en terre, à côtédu corps, et regardant d’un air désolé l’officier avec seshommes : voilà qui est joli !

– Ôtez-vous de là, répliqua l’officier.Sergent, voyez ce qu’il avait sur lui. »

Le sergent retourna les poches de l’aveugle,les vida sur l’herbe, et trouva, sans compter quelques pièces demonnaie étrangère et deux bagues, quarante-cinq guinées en or. Onles emporta enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour lemoment, le cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de letransporter au poste le plus voisin.

« À présent, si vous voulez partir, ditle sergent en donnant une tape sur l’épaule de Dennis et en luimontrant l’officier qui retournait vers le hangar. »

À quoi M. Dennis réponditseulement : « Je vous défends de me parler. Et en mêmetemps il répéta ce qu’il avait déjà dit, en terminant encorepar : « Voilà qui est joli !

– Il me semble que c’était un homme quine vous intéressait pas beaucoup ? remarqua le sergentfroidement.

– Et qui donc intéresserait-il, répliquaM. Dennis en se relevant, si ce n’est pas moi ?

– Oh ! je ne savais pas que vousaviez le cœur si tendre, dit le sergent : voilà tout.

– Le cœur si tendre ! répétaDennis ; le cœur si tendre ! Regardez-moi cethomme-là ! Trouvez-vous ça constitutionnel ? Voyez-vouscomme on l’a percé d’une balle de part en part, au lieu del’exécuter comme un bon Anglais ? Le diable m’emporte si jesais maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pasmieux que l’autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militairese permet de se substituer comme ça aux autorités civiles ?Qu’avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature,notre semblable, en le privant du privilège de m’avoir, moi, pourl’assister à ses derniers moments ? Est-ce que je n’étais paslà ? Je ne demandais pas mieux que de le servir. J’étais toutprêt. Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier commeça les morts contre nous, et que nous allions nous couchertranquillement par là-dessus : c’est dupropre ! »

Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelqueconsolation à garrotter les autres prisonniers ; il fautl’espérer pour lui. Dans tous les cas, la sommation qu’on lui fitde se mettre à la besogne parut le distraire, pour le moment, deses pénibles réflexions, en donnant à ses pensées une occupationqui les flattait davantage.

On ne les emmena pas tous troisensemble : on en fit deux escouades. Barnabé et son pèreallèrent d’un côté, au centre d’un peloton d’infanterie, et Hugh,bien attaché sur un cheval, suivit un autre chemin, avec une bonneescorte de cavaliers.

Ils n’eurent pas occasion d’avoir ensemble lamoindre communication pendant le court intervalle qui précéda leurdépart, parce qu’on eut soin de les tenir rigoureusement séparés.Hugh s’aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse aumilieu de ses gardes, et qu’en passant devant lui il soulevadoucement, en signe d’adieu, sa main chargée de chaînes, sans leverles yeux. Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long duchemin, persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, oùqu’il fût, pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrésdans Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère lequartier général de l’émeute, et qu’il y vit les soldats occupés àpoursuivre jusqu’à la dernière trace du rassemblement, il vit qu’ilfallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu’il marchait à lamort.

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