Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 17

 

Il nous faut maintenant retourner à Hugh, quenous avons laissé dispersant les émeutiers de la Garenne, avec unmot d’ordre pour se trouver à un autre rendez-vous, et rentrantfurtivement dans l’ombre dont il venait de sortir un moment pour neplus reparaître de la nuit.

Il s’arrêta dans le taillis, se dérobant à lavue de ses compagnons furieux qui attendaient encore dansl’incertitude, ne sachant s’ils devaient lui obéir et se retirer,ou s’ils ne feraient pas mieux de rester là quelque temps encore,dans l’espérance de revenir avec lui. Il en vit même quelques-unsqui n’étaient point du tout disposés à s’en retourner sans lui, etqui se dirigeaient du côté où il se tenait caché, pour aller à sarencontre et le presser encore de leur tenir compagnie au retour.Mais ces traînards, s’entendant à leur tour presser par leurs amisde partir, et ne se sentant pas bien braves pour s’aventurer dansl’obscurité du bois, où ils avaient peur d’une surprise, et où ilspouvaient tomber entre les mains des voisins ou des serviteurs dela famille qui peut-être les épiaient derrière les arbres,renoncèrent bientôt à leur premier projet, et, formant une petitetroupe de ceux de leurs compagnons qu’ils trouvèrent disposés à semettre en route à l’instant, ils décampèrent.

Après s’être assuré que la grande majorité desperturbateurs avaient pris ce parti, et que le jardin allaitbientôt être évacué tout à fait, il plongea dans le plus épais dufourré, cassant les branches sur son passage, et marchant toutdroit vers une lumière lointaine qui lui servait à se guider, ainsique les dernières et sombres lueurs de l’incendie par derrière.

À mesure qu’il approchait du fanal vacillantvers lequel il dirigeait sa course, il commença à voir apparaîtrela flamme rougeâtre de quelques torches, et à entendre des hommesdont la voix contenue rompait le silence de la nuit, troubléseulement à présent par quelques cris rares et lointains. Il finitpar sortir du bois, et, sautant un fossé, il se trouva dans unsentier obscur où un groupe de bandits d’assez mauvaise mine, qu’ilavait laissés là un quart d’heure auparavant, attendaient sonretour avec impatience.

Ils étaient réunis autour d’une vieille chaisede poste, menée par l’un d’eux assis en postillon sur le porteur.Les stores étaient baissés, et les deux fenêtres gardées par M,Tappertit et Dennis. C’est le premier qui commandait la troupe, etqui, en cette qualité, adressa la parole à Hugh quand il le vitrevenir. Pendant le dialogue, les autres, qui s’étaient couchés parterre, en attendant, autour de la voiture, se levèrent et serangèrent près de lui.

« Eh bien ! dit Simon à voix basse,tout va-t-il bien ?

– Pas mal, répliqua Hugh sur le même ton.Les voilà qui s’en vont ; ils étaient déjà en train de sedisperser quand je les ai quittés pour venir.

– Et la route est-elle sûre ?

– Oh ! pour les camarades, je vousen réponds. ils ne rencontreront pas beaucoup de gens disposés àvenir leur chanter pouille, après la besogne qu’on sait qu’ilsviennent de faire ce soir… Quelqu’un a-t-il quelque chose à medonner à boire ici ? »

Chacun d’eux avait fait sa provision dans lescaves, et on lui offrit aussitôt une demi-douzaine de flacons et debouteilles. il choisit la plus grande, la mit à sa bouche, et fitdégringoler le vin gargouillant dans sa gorge. Quand il l’eutvidée, il la jeta par terre, et tendit la main pour en prendre uneautre qu’il vida d’un trait comme la première. On lui en passa unetroisième qu’il ne vida qu’à moitié, réservant le reste pour lecoup de l’étrier.

« Ah çà ! demanda-t-il, vous autres,n’avez-vous pas quelque chose à me donner à manger ? J’ai unefaim de loup. Qui est ce qui a rendu visite au garde-manger ?…Allons !

– Moi, camarade, dit Dennis, ôtant sonchapeau pour chercher quelque chose, si ça peut vous aller ;j’ai là dedans un bout de pâté de venaison.

– Bon, cria Hugh en s’asseyant sur lechemin. Aboule, et dépêchons ; qu’on m’éclaire et qu’onm’entoure. Je veux faire mon gala en grande cérémonie, mes gars,ha ! ha ! ha ! »

Ils n’avaient pas besoin d’être excitésdavantage à partager ses dispositions tapageuses ; ils avaienttous bu plus que de raison, et il n’y en avait pas un qui eût latête plus saine que lui dans tous ceux qui vinrent se grouperautour de lui. Il y en avait deux qui lui tenaient une torche dechaque côté pour illuminer son grand couvert. M. Dennis qui,pendant ce temps-là, était parvenu à aveindre dans le fond de sonchapeau un gros morceau de pâté, si serré dans la forme que cen’était pas une petite affaire de l’en extraire, le servit devantHugh. Celui-ci emprunta à un honorable membre de la société uneustache ébréché, et se mit vigoureusement à l’ouvrage.

« Dites donc, frère, lui cria Dennisaprès quelques moments, si vous m’en croyez, vous ferez biend’avaler tous les jours un petit incendie comme cela une heureavant votre dîner, pour vous ouvrir l’appétit : c’est étonnantcomme ça vous réussit. »

Hugh le regarda, ainsi que les figuresnoircies dont il était entouré, et, arrêtant un moment l’exercicede ses mâchoires pour faire voltiger son couteau au-dessus de satête, il répondit par un grand éclat de rire.

« Tenez-vous tranquille, hein, si vousvoulez bien, dit Simon Tappertit.

– Ah ! voilà-t-il pas, nobleofficier, qu’il ne sera plus permis de se régaler à présent !répliqua Hugh, en écartant avec son couteau les gens quil’empêchaient de voir le capitaine… Il ne sera donc plus permis dese régaler un brin, après avoir travaillé comme j’ai fait ? Envoilà un capitaine mal commode ! Diable de capitaine ! Cen’est pas un capitaine, c’est un tyran. Hal ha ! ha !

– Je voudrais qu’il y eût là un camaradequi tînt constamment une bouteille à la bouche du lieutenant pourl’empêcher de crier ; du moins nous n’aurions pas à craindrede voir bientôt les militaires sur notre dos.

– Eh bien, après ! quand nous lesaurions sur notre dos ? répondit Hugh. Qu’est-ce que ça nousfait ? Croyez-vous qu’on en ait peur ? Qu’ils y viennent,je ne leur dis que ça, qu’ils y viennent. Le plus tôt sera lemieux. Mettez-moi seulement Barnabé à côté de moi, et à nous deuxnous vous les arrangerons, les militaires, sans vous donner lapeine de vous en occuper. À la santé de Barnabé ! »

Cependant, comme la majorité des camarades làprésents en avaient assez pour cette nuit, et ne demandaient pasd’autre affaire, dans l’état de fatigue et d’épuisement où ilsétaient déjà, ils se rangèrent du parti de M. Tappertit, etpressèrent l’autre de se dépêcher de souper, disant qu’on n’avaitdéjà que trop différé le départ. Hugh, de son côté, au milieu mêmede son ivresse frénétique, ne pouvait s’empêcher de reconnaîtrequ’ils courraient de gros risques à rester là sur le théâtre desviolences récentes ; il finit donc son repas sans autreréplique, se leva, s’approcha vers M. Tappertit, et luidonnant une lape sur le dos :

« Là, maintenant, cria-t-il, on est prêt.Il y a de jolis oiseaux dans cette cage, hein ? des petitsoiseaux bien délicats ? de tendres et amoureusescolombes ? C’est moi qui les ai mises en cage. C’estmoi ; voyons que j’y regarde encore. »

En disant cela, il jeta de côté le petithomme, monta sur le marchepied qui était à moitié baissé, leva deforce le store, et mit l’œil à la fenêtre de la chaise, commel’ogre qui regarde dans son garde-manger.

« Ha ! ha ! ha ! c’estdonc vous qui m’avez égratigné, pincé, battu, ma joliebourgeoise ? se mit-il à crier en saisissant une petite mainqui cherchait en vain à se dégager de ses griffes. Voyez-vousça ? avec des yeux si pétillants ! des lèvres sivermeilles ! une taille si appétissante ! Eh bien !je ne vous en aime que mieux, madame. Vrai, ma parole. Je veux bienque vous me poignardiez, si ça vous fait plaisir, pourvu que cesoit vous qui me guérissiez après. Ah ! que j’aime à vous voircette mine fière et dédaigneuse ! Vous n’avez jamais été sijolie ; et, pourtant qui est-ce qui peut se vanter d’avoirjamais été aussi jolie que vous, ma belle petite ?

– Allons, dit M. Tappertit, quiavait entendu ces complimenta avec une impatience manifeste, envoilà assez : partons. »

La petite main, du fond de la voiture, vint enaide à ce commandement, en repoussant de toutes ses forces lagrosse vilaine tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu durire bruyant du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieuxqu’il lui fallait encore un petit coup d’œil dans la voiture, parceque le dernier l’avait mis en appétit. Cependant, en voyantl’impatience longtemps contenue de la bande éclater enfin enmurmures ouverts, il renonça à son dessein et s’assit surl’avant-train, se contentant de taper de temps en temps au carreaude devant et d’essayer d’y jeter furtivement un regard.M. Tappertit, monté sur le marchepied, et suspendu comme unbeau page à la portière, donnait de là ses ordres au postillon,dans l’attitude du commandement, et d’une voix militaire ; lesautres venaient par derrière ou voltigeaient sur les flancs, commeils pouvaient. Il y en avait qui, à l’exemple de Hugh, essayaientd’apercevoir à la dérobée le visage dont il avait tant vanté labeauté ; mais ils voyaient bientôt leur indiscrétion répriméepar un coup de gourdin de M. Tappertit. C’est ainsi qu’ilspoursuivirent leur voyage par des routes détournées et des circuitsnombreux, gardant en résumé un ordre passable et un silence assezdiscret, excepté quand ils faisaient une halte pour reprendrebaleine, ou qu’ils se disputaient sur le meilleur chemin à prendrepour gagner Londres.

Pendant ce temps-là, que faisait Dolly ?…la belle, la charmante, la séduisante petite Dolly ! Lescheveux en désordre, sa robe déchirée, ses cils noirs tout humectésde larmes, son sein palpitant, le visage tantôt pâle de crainte,tantôt cramoisi de colère et d’indignation, mais après tout, danscet état d’excitation, mille fois plus jolie que jamais, ellefaisait tout ce qu’elle pouvait, mais vainement, pour remettreMlle Haredale, et lui donner un peu de cette consolation dontelle aurait eu tant de besoin elle-même. Les soldats allaientvenir, bien sûr. Elles allaient retrouver leur liberté. Il étaitimpossible qu’on les conduisît à travers les rues de Londres sansque, en dépit des menaces de leurs ravisseurs, elles appelassentpar leurs cris les passants à leur secours. Si elles choisissaientpour cela le moment où elles seraient dans les endroits les plusfréquentés, comment vouliez-vous qu’on ne vînt point lesdélivrer ? Voilà ce que disait la pauvre Dolly, ce qu’elleessayait même de se persuader ; mais tous ses beauxraisonnements finissaient toujours par un déluge de larmes :elle pleurait, elle se lamentait, elle se tordait les mains en sedemandant ce qu’on faisait, ce qu’on pensait, ce qu’on souffraitlà-bas, à la Clef d’or ; et elle sanglotait à fendre lecœur.

Miss Haredale, dont les sentiments étaienttoujours d’une nature moins turbulente que ceux de Dolly, mais plusprofonds, éprouvait de cruelles alarmes ; elle était à peineremise d’un évanouissement qui lui avait encore laissé la figuretoute pâle ; sa main, dans celle de sa compagne, était froidecomme la glace. Néanmoins, elle lui rappelait qu’après Dieu toutdépendait de leur prudence ; que si elles se tenaienttranquilles, pour endormir la vigilance des misérables qui lestenaient entre leurs mains, elles auraient bien plus de chances depouvoir obtenir du secours quand elles seraient arrivées enville ; qu’à moins de supposer que la société tout entière fûtbouleversée, on devait déjà s’être mis à leur recherche avecardeur, et qu’elle était bien sûre que son oncle ne se donneraitpas de repos qu’il ne fût parvenu à les découvrir et à lesdélivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles d’espérance, àl’idée malheureusement trop vraisemblable, après tout ce qu’ellevenait de voir et de souffrir elle-même, qu’il avait pu succomberdans un massacre général des catholiques, elle redevint muette defrayeur ; et, abîmée dans le souvenir des horreurs dont ellevenait d’être témoin, dans la crainte de celles qu’elle pouvaitavoir à subir encore, elle se sentait incapable de rien penser nide rien dire ; elle n’osait même laisser un libre cours à sadouleur : elle était roide, froide et blanche comme unmarbre.

Ah ! que de fois, pendant ce long voyage,Dolly songea à son ancien amoureux, au pauvre Joe, si bon pourelle, et si peu digne de ses dédains ! Que de fois elle serappela le soir où elle s’était précipitée dans ses bras pouréchapper à l’homme qui, en ce moment même, plongeait son regardinsolent dans les ténèbres où elle était assise dans sonaffliction, lançant d’odieuses œillades d’une admirationdégoûtante ! Et quand elle pensait à Joe, qu’elle sereprésentait ce brave garçon, tout prêt, s’il était là, à venirhardiment se jeter au milieu de ces brigands, sans calculer leurnombre… son petit poing se fermait de colère, ses petits piedstrépignaient d’impatience, et l’orgueil qu’elle avait un momentressenti d’avoir conquis un si grand cœur s’éteignait dans unruisseau de larmes, et elle poussait des soupirs plus amers quejamais.

Cependant la nuit avançait, et on leur faisaitprendre des chemins qui leur étaient tout à fait inconnus, dont lavue redoublait leur inquiétude, car elles cherchaient vainement àreconnaître sur la route les objets qui pouvaient y avoir frappéquelquefois leurs regards en passant. Et cette inquiétude n’étaitque trop fondée. Comment deux belles filles comme ellespouvaient-elles se voir emportées, Dieu sait où, par une bande debrigands qui les poursuivaient de leurs yeux effrontés, sanscraindre tout ce qu’il y avait de pis ? Enfin, quand ellesentrèrent dans Londres, par un faubourg qu’elles ne connaissaientpas le moins du monde, il était plus de minuit, et les rues étaientsombres et vides. Encore si ce n’eût été que cela ! mais lachaise s’étant arrêtée dans un endroit isolé, Hugh vint tout à coupouvrir la portière, sauta dans la voiture, et s’assit entre ellesdeux.

Elles eurent beau crier au secours : ilpassa un bras autour du col de chacune d’elles, en jurant par tousles diables de les étouffer de ses baisers si elles n’étaient passilencieuses comme la tombe.

« Je suis venu ici pour vous faire tenirtranquilles, dit-il, et c’est comme ça que je m’y prendrai. Ainsi,ne vous tenez pas tranquilles, mes belles demoiselles, si cela vousfait plaisir ; criez tant que vous voudrez, j’en serai bienaise, je ne puis qu’y gagner. »

Elles avancèrent alors au grand trot, etprobablement avec un cortège moins nombreux que tout à l’heure,quoique l’obscurité de la nuit, maintenant qu’ils avaient éteintleurs torches, ne leur permît pas de s’en assurer par leurs yeux.Elles se reculaient pour ne point le toucher, chacune dans soncoin ; mais Dolly avait beau se reculer, elle n’en sentait pasmoins sa taille enlacée dans le bras hideux qui la serrait. Elle necriait plus, elle ne parlait plus ; la terreur et le dégoûtlui en ôtaient la force : seulement, elle lui repoussait lebras avec une telle énergie qu’elle espérait mourir dans cesefforts suprêmes pour se dégager de ses étreintes, et se glissaitau fond de la voiture en détournant la tête, et continuant à sedébattre avec une vigueur qui l’étonnait elle-même autant que sonpersécuteur. La voiture s’arrêta de nouveau.

« Emportez celle-là, dit Hugh à l’hommequi vint ouvrir la portière, en prenant la main de miss Haredale etla sentant retomber inanimée ; elle est pâmée.

– Tant mieux, grogna Dennis, car c’étaitcet aimable gentleman : elle en sera plus tranquille. J’aimeça, quand elles se pâment, à moins qu’elles ne soient calmes etdouces comme des colombes.

– Pouvez-vous la prendre à vous toutseul ? demanda Hugh.

– Je ne peux pas le savoir avantd’essayer. Mais je dois pouvoir en venir à bout. J’en ai déjàenlevé bien d’autres dans ma vie, dit le bourreau. Allons !hop. Elle n’est pas légère, camarade. Ces jolies filles sont toutescomme ça. Allons ! encore un petit coup de main !là ! je la tiens. »

Pendant ce temps-là il avait pris à bras lajeune demoiselle, et s’en allait chancelant sous son fardeau.

« À votre tour, ma jolie poulette, ditHugh, attirant à lui Dolly. Vous vous rappelez ce que je vous aidit : « Chaque cri, chaque baiser. » À présent,criez bien fort, si vous m’aimez, ma mignonne. Un petit cri,seulement, mademoiselle. Ma belle demoiselle, un petit criseulement pour l’amour de moi. »

Repoussant sa face de toutes ses forces, et serenversant la tête en arrière, Dolly se laissa transporter hors dela chaise, à la suite de miss Haredale, dans une méchante cabane,où son ravisseur, qui la serrait contre sa poitrine, la déposadoucement par terre.

Pauvre Dolly ! elle avait beau faire,elle n’en était que plus jolie et plus attrayante. Quand ses yeuxpétillaient de colère et qu’elle entrouvrait ses lèvres de pourprepour laisser casser le souffle rapide de sa fureur, commentvouliez-vous qu’on résistât à cela ? Quand elle pleurait, etsanglotait à se fendre le cœur, et qu’elle se lamentait de sespeines de la plus douce voix qui eût jamais charmé une oreille,comment vouliez-vous qu’on restât insensible à cette charmantemauvaise humeur qu’elle montrait de temps en temps d’un airrevêche, dans la franche et sincère expansion de sa douceur ?lorsque, s’oubliant elle-même et ses propres peines, elles’agenouillait devant son amie pour se pencher sur elle, pourapprocher ses joues de la sienne, pour lui passer ses bras autourdu col, quels sont donc les yeux mortels qui auraient pu sedétacher de cette taille délicate et souple, de cette chevelureabondante, de ce négligé de toilette, de cet abandon complet etnaturel, qui faisaient mieux valoir encore ses charmes et sabeauté ? Qui donc aurait pu la regarder prodiguant et samaîtresse ses tendresses et ses caresses, sans souhaiter d’être àla place d’Emma Haredale, ou au moins à la place de l’une oul’autre, de celle qui tenait son amie dans ses bras, ou de cellequi était dans les bras de son amie ? Ce n’était toujours pasHugh ; ce n’était toujours pas Dennis.

« Tenez ! mes jeunes demoiselles,dit M. Dennis, je vais vous dire. Je ne suis pas un homme àbeaucoup songer aux dames pour moi-même, et je ne suis pas ici pourmon compte : je n’y suis que pour donner un coup de main à desamis. Mais s’il faut que j’en voie beaucoup comme ça, je sens queje vais changer de rôle, et que je ne jouerai pas longtemps unpersonnage secondaire, je vous le dis franchement.

– Pourquoi nous avez-vous amenéesici ? dit Emma. Est-ce pour nous tuer ?

– Vous tuer ! cria Dennis ens’asseyant sur un tabouret, et la regardant de l’air le plusaimable. Mais, mon chéri, qui donc voudrait couper le col à dejolis petits poulets comme vous ? Demandez-moi plutôt si onvous a amenées ici pour y trouver des maris, à la bonneheure ! »

Et ici il échangea un rire affreux avec Hugh,qui faisait exprès de détourner modestement ses yeux du visage deDolly.

« Que non, que non, mes petits amours,qu’on ne vous tuera pas. Il n’est pas question de ça : c’esttout le contraire.

– Vous qui êtes plus âgé que votrecamarade, monsieur, dit Emma toute tremblante, est-ce que vousn’aurez pas pitié de nous ? Vous voyez pourtant que nous nesommes que des femmes.

– Je le vois bien, ma chère,répliqua-t-il : il faudrait donc que je fusse aveugle de nepas le voir, avec deux pareils échantillons de votre sexe sous lesyeux ! Ha ! ha ! certainement, je le vois bien, etje ne suis pas seul à le voir, mademoiselle. »

Il secoua la tête d’un air de mauvais sujet etfit des yeux en coulisse à Hugh, comme s’il avait dit la plus bellechose du monde, et qu’il s’applaudît de se voir si bien enverve.

« Non, non, on ne vous tuera pas le moinsdu monde. Eh bien ! pourtant, continua-t-il en retroussant sonchapeau pour se gratter plus commodément la tête, et en regardantgravement son compagnon, n’est-il pas bien remarquable, à l’honneurde l’égalité des sexes devant la loi, qu’elle n’admet pas dedistinction là-dessus dans la pénalité entre un homme et unefemme ? J’ai souvent entendu le juge dire à un voleur de grandchemin, ou à quelque malfaiteur qui avait pénétré dans les maisons,et qui avait garrotté des femmes pieds et poings liés pours’assurer d’elles (pardon, excuse, mesdemoiselles, de cetépisode) : « Malheureux ! vous n’aviez donc passeulement de respect pour leur sexe ? » Or, je vous diraique ce juge-là ne savait pas son métier, mon camarade, et que, sij’avais été à la place des accusés, je n’aurais pas été embarrassépour lui répondre : « Qu’est-ce que vous me chantez là,milord ? J’ai montré pour le sexe le même respect que la loi,pouvais-je faire mieux ? » Vous n’avez qu’à faire dansles journaux le relevé du nombre de femmes qui ont été exécutées,dans cette ville-ci seulement, depuis dix ans, dit M. Dennisd’un ton pensif, et vous serez étonné du total… mais très étonné.C’est une belle chose que l’égalité, et bien honorable pour ladignité de la loi. Malheureusement, il n’est pas sûr du tout quecela dure. Les voilà qui commencent déjà à ménager lespapistes : je m’attends, du train dont on y va, à voir un deces jours réformer même cette égalité. Ma foi ! oui, je m’yattends. »

Ce sujet de conversation sentait trop sonbourreau pour intéresser un profane comme Hugh, qui ne devait pasavoir la même partialité pour la profession ; mais,d’ailleurs, Dennis n’eut pas le temps de continuer sesdoléances : car, à l’instant même, M. Tappertit entraprécipitamment, et sa vue arracha un cri de joie à Dolly, qui sejeta de bonne foi dans ses bras.

« Je le savais bien, j’en étais sûre,cria-t-elle. Mon cher père est à la porte. Merci, ô merci, grandDieu ! Qu’il vous bénisse, Simon ! Que le ciel vousbénisse d’être venu ici ! »

Simon Tappertit, qui s’était d’abord imaginédans son for intérieur que la fille du serrurier, ne pouvant plusréprimer sa passion pour lui, allait y donner un libre cours, etdéclarer qu’elle était à lui pour toujours, parut déconcerté enentendant cette méprise ; d’autant plus que Hugh et Dennisl’accueillirent par un grand éclat de rire qui la fit reculer, etporter sur son prétendu libérateur un regard fixe et inquiet.

« Miss Haredale, dit Simon après unsilence plein d’embarras, j’espère que vous êtes aussi bien ici quele permettent les circonstances. Dolly Varden, ma chérie, montendre et délicieux amour, j’espère que vous n’êtes pas mal nonplus. »

Pauvre petite Dolly ! elle vit tout desuite ce qu’il en était, se cacha la face dans ses mains, et se mità pousser encore des sanglots plus amers que jamais.

« Vous voyez en moi, miss Varden, ditSimon, la main sur le cœur, vous voyez en moi non pas un apprenti,un ouvrier, un esclave, la victime du joug tyrannique de votrepère ; mais le chef d’un grand peuple, le capitaine d’unenoble troupe dont ces messieurs sont, comme qui dirait, lescaporaux et les sergents. Vous voyez en moi, non pas un individucomme tout le monde, mais un homme public ; non pas unrapiéceur de serrures, mais un médecin des plaies vives de samalheureuse patrie. Dolly Varden, charmante Dolly Varden, combien ya-t-il d’années que j’attends cette rencontre d’aujourd’hui !Combien y a-t-il d’années que j’aspire à vous relever et vousennoblir par mon choix ! Mais me voici payé de mes peines.Voyez en moi désormais… votre mari. Oui, belle Dolly, charmanteenchanteresse, Simon Tappertit est à vous pour toujours. »

En disant ces mots il s’avança vers elle.Dolly recula jusqu’au pied de la muraille ; et là, ne pouvantaller plus loin, elle tomba par terre. Persuadé que ce n’étaitqu’une frime pudique, Simon essaya de la relever. Mais alors Dolly,poussée au désespoir, lui saisit la crinière à deux mains, et,s’écriant tout en larmes que ce n’était qu’un misérable petitpolisson, et qu’il n’avait jamais été que ça, le secoua, le tira,le battit si bien, que c’était plaisir de la voir, et d’entendre lemalheureux appeler au secours. Jamais elle n’avait paru si belle àHugh que dans ce moment.

« Il faut qu’elle ait les nerfs bienagacés ce soir, dit Simon en rajustant ses plumes toutesfripées ; elle ne sait pas ce qu’elle fait. Il faut la laisserseule jusqu’à demain matin, cela va la remettre un peu. Emportez-ladans la maison voisine. »

À l’instant, Hugh la prit dans ses bras. Mais,soit que M. Tappertit se sentit réellement attendrir le cœur àla vue de sa douleur, soit qu’il ne trouvât pas bienséant qu’on vitsa future se débattre dans les bras d’un autre homme, il ordonna àHugh, réflexion faite, de la déposer là, et la regarda de mauvaisœil, pendant qu’elle allait bien vite se réfugier auprès de missHaredale, s’attachant après son amie, et cachant dans les plis desa robe la rougeur de son front.

« Elles vont rester ensemble ici jusqu’àdemain matin, dit Simon, qui avait eu le temps de reprendre toutesa dignité… jusqu’à demain matin. Partez.

– Bah ! cria Hugh, comment,capitaine ? Partez ! Ha ! ha ! ha !

– Qu’est-ce qui vous fait rire ?demanda Simon d’un air sévère.

– Rien, capitaine, rien, » réponditHugh ; et en même temps il tapait de sa main l’épaule du petithomme et recommençait à rire dix fois plus fort sans en expliquerla raison.

M. Tappertit le toisa des pieds à la têteavec une expression de dédain suprême (ce qui fit rire l’autre deplus belle), et se tournant vers les belles captives :

« Mesdames, leur dit-il, vous n’oublierezpas que cette maison est surveillée de tous côtés, et que lemoindre bruit qu’on y entendrait serait suivi à l’instant des plusfunestes conséquences. Demain, nous vous ferons connaître, à l’uneet à l’autre, nos intentions. En attendant, tâchez de ne pas vousmontrer à la fenêtre, et de ne pas appeler à votre aide lespassants : car, au premier mot, le public verra que vous venezd’une maison catholique, et tous les efforts de nos gens pourdéfendre votre vie seraient impuissants à vous sauver. »

Après cet avertissement, qui ne manquait pasde vraisemblance, il s’en retourna vers la porte, suivi de Hugh etde Dennis. Ils s’arrêtèrent un moment, avant de sortir, à lescontempler enlacées dans les bras l’une de l’autre ; puis ilsquittèrent la cabane, verrouillèrent la porte en dehors et y mirentbonne garde, ainsi qu’autour de la maison.

« Savez-vous, grommela Dennis en s’enallant avec ses compagnons, que nous avons là deux jolis brins defilles ? Celle de maître Gashford vaut bien l’autre, qu’endites-vous ?

– Chut ! dit Hugh avecprécipitation ; n’appelez pas les gens par leurs noms :c’est une mauvaise habitude.

– Eh bien ! je ne voudrais pas êtreà sa place, au monsieur dont vous ne voulez pas qu’on dise le nom,quand il viendra lui faire sa déclaration : voilà tout, ditDennis. C’est une de ces brunes à l’œil noir, orgueilleuses etfières, auxquelles je ne me fierais pas, si je leur voyais uncouteau sous la main. J’en ai déjà vu plus d’une. Mais il y en aune surtout que je me rappelle qui a été exécutée, il y a bien desannées (il y avait aussi un gentleman dans l’affaire) : elleme dit d’une lèvre tremblante, mais d’un cœur aussi ferme que celuide Judith devant Holopherne : « Dennis, je suis près dema fin, mais je voudrais avoir au bout de mes doigts une lame et levoir, lui, devant moi, pour le frapper roide mort. » Ah !mais, c’est qu’elle l’aurait fait comme elle le disait.

– Qui donc, roide mort ? demandaHugh.

– Comment voulez-vous que je vous ledise, camarade ? répondit Dennis. Elle ne l’a pas nommé, mafoi ! »

Hugh parut un moment tenté de demander encorequelques renseignements sur ce souvenir incohérent ; maisSimon Tappertit, qui, pendant ce temps-là, était plongé dans sesméditations profondes, donna à ses pensées une nouvelledirection.

« Hugh, lui dit-il, vous avez bientravaillé aujourd’hui. Vous serez récompensé. Et vous aussi,Dennis… vous n’avez pas quelque jeune beauté à faire enlever pourvotre compte ?

– N-o-n, répondit le gentleman passant samain sur sa barbe grise, longue au moins de deux pouces, je ne voispas que j’en aie une qui me tienne au cœur.

– Très bien ! dit Simon ; alorsnous trouverons quelque autre moyen de vous indemniser. Quant àvous, mon brave garçon (en se tournant vers Hugh), vous aurezMiggs, vous savez, celle que je vous ai promise, et cela avantqu’il soit trois jours. Comptez là-dessus : je vous en donnema parole ; c’est comme si vous la teniez. »

Hugh le remercia de tout son cœur, et de toutson cœur aussi se mit à rire, si bien et si fort qu’il s’en tenaitles côtes, et qu’il était obligé de s’appuyer sur l’épaule de sonpetit capitaine, pour ne pas se rouler par terre, car il n’auraitpas pu s’en empêcher sans cela.

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