Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 3

 

Pendant que les passions les plus perversesdes hommes les plus pervers travaillaient ainsi dans l’ombre, etque le manteau de la religion, dont ils se couvraient pour cacherles difformités les plus hideuses, menaçait de devenir le linceulde tout ce qu’il y avait d’honnête et de paisible dans la société,il y eut une circonstance qui changea la position de deux de nospersonnages, dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans lecours de cette histoire, et que nous sommes obligés d’allerretrouver maintenant.

Dans une petite ville de province, enAngleterre, dont les habitants soutenaient leur existence par letravail de leurs mains, à tresser et préparer la paille pour lesfabricants de chapeaux et autres articles de toilette et d’ornementde ce genre, vivaient sous un nom supposé, dans une pauvretéobscure, étrangers aux variations, aux plaisirs, aux soucis de cemonde, occupés seulement de gagner, à la sueur de leur front, leurpain quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d’un visiteur n’avaitpas franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu’ils yavaient passés, depuis qu’ils étaient venus y chercher unasile ; et jamais, dans cet intervalle, ils n’avaient renouéconnaissance avec le monde auquel ils s’étaient dérobés à cetteépoque. La triste veuve n’avait pas d’autre pensée que detravailler en paix, et de se sacrifier corps et âme pour son pauvrefils. Si le bonheur avait pu jamais être le partage d’une femme enproie aux chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu secroire heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l’amourdévoué qu’elle portait à un être auquel elle était si nécessaire,formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles ; et ellene demandait qu’une chose : c’était de n’en pas voir lafin.

Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour luiavec la rapidité du vent. Les jours et les années avaient passésans éclaircir les nuages de sa raison, sans que l’aube qui devaitdissiper la nuit, la sombre nuit de son intelligence, se fût encorelevée pour lui. Souvent il restait assis des jours entiers, sur sonpetit banc, auprès du feu ou à la porte de la chaumière, occupésans relâche du travail que lui avait enseigné sa mère, et prêtantl’oreille aux contes qu’elle lui répétait, pour le retenir sous sesyeux par l’appât de cette ruse innocente. Il ne se les rappelaitjamais. Le conte de la veille était nouveau pour lui le lendemain,il l’entendait toujours avec le même plaisir ; et, dans sesmoments de tranquillité, il restait patiemment à la maison,écoutant les histoires de sa mère comme un petit enfant, ettravaillant gaiement depuis le lever du soleil jusqu’au moment oùla nuit l’empêchait de continuer son ouvrage.

D’autres fois, et dans ces moments-là elleavait bien du mal à gagner leur pain grossier, il allait errer àl’aventure depuis les premières heures du jour jusqu’à l’heure oùle crépuscule avait fait place à la nuit. Presque personne dans lepays, même les petits enfants, n’avait de temps à perdre dansl’oisiveté, et il n’avait pas de camarade pour l’accompagner dansses excursions sans but. D’ailleurs, quand il y en aurait eu unelégion, ils n’auraient pas été tentés de le suivre. Mais il y avaitbien dans le voisinage une vingtaine de chiens errants dont ilaimait tout autant la compagnie. Il en prenait deux ou trois,quelquefois une demi-douzaine, qui l’escortaient en aboyantderrière ses talons, quand il partait pour quelque expédition quidevait durer tout le jour. Et le soir, quand ils rentraientensemble, ils étaient tous fatigués de leur course boitillant outirant la langue. Barnabé seul, debout le lendemain dès le lever dusoleil, comme si de rien n’était, reprenait, avec un cortège plusfrais, le cours de ses promenades lointaines, et revenait de même.Dans tous ses voyages, Grip, au fond de son petit panier, sur ledos de son maître, ne manquait pas une partie ; et, quand lebeau temps les mettait de belle humeur, il n’y avait pas un chiendans la bande qui criât plus haut que le corbeau.

Leurs plaisirs étaient bien simples : unecroûte de pain, avec une bouchée de viande, l’eau de la source oudu ruisseau, suffisaient à leurs repas. Barnabé s’amusait àmarcher, à courir, à sauter, jusqu’à ce qu’il fut las ; alorsil se couchait sur l’herbe, ou le long du blé, ou à l’ombre dequelque grand chêne, suivant des yeux les nuages qui flottaient surla surface d’un ciel d’azur, et écoutant le chant brillant del’alouette qui s’élevait dans l’air. Et puis il y avait des fleurschampêtres à cueillir, le coquelicot d’un rouge éclatant, lajacinthe parfumée, le coucou ou la rose. Il y avait des oiseaux àregarder ; des poissons, des fourmis, des insectes ; deslapins ou des lièvres qui traversaient comme une flèche l’allée dubois et disparaissaient au loin dans le fourré. Il y avait desmillions de créatures vivantes à étudier, à épier, qu’ilaccompagnait de ses battements de mains quand ils avaient fui de savue. À défaut de tout cela, ou pour varier son plaisir, il y avaitle gai soleil à poursuivre à travers les feuilles et les branchesdes arbres, où il jouait à cache-cache avec lui, descendant bienavant, bien avant dans des creux semblables à une mare d’argent, oùles rameaux frémissants baignaient leur feuillage en se jouant. Ily avait les douces senteurs de l’air par un soir d’été, quand ilavait traversé les chants de trèfle et de fèves ; le parfumdes feuilles ou de la mousse humides ; l’agitation vivante desarbres, dont les ombres changeantes suivaient tous les mouvements.Et puis après, quand il en avait assez de l’un ou de l’autre, oumême pour mieux savourer sa jouissance, il fermait les yeux, et ily avait un somme à faire au milieu de ces innocentes séductions dela campagne, avec le doux murmure du vent dont ses oreillesaimaient la musique, et tous les objets d’alentour dont lespectacle et le bruit se fondaient en un sommeil délicieux.

Leur hutte (car elle ne valait guère mieux)était placée sur les lisières de la ville, à une petite distance dela grande route, mais dans un endroit retiré, où il était bien rarequ’on rencontrât, dans aucune saison de l’année, quelques voyageurségarés. Il y avait un petit morceau de terre qui en dépendait, etque Barnabé, dans ses accès de travail, arrangeait ou soignait parboutades. En dedans comme en dehors, la mère ne cessait jamais detravailler pour leur commune subsistance : la grêle, la pluie,la neige ou le soleil, tout cela lui était bien égal.

Quoique déjà bien loin des scènes de sa viepassée, bien loin surtout de songer ou d’espérer qu’ellesrevinssent jamais, elle ressentait pourtant un désir étrange desavoir ce qui se passait dans le monde d’activité auquel elle étaitmaintenant étrangère. Sitôt qu’il lui tombait sous la main quelquevieux journal ou quelque bout de nouvelles de Londres, elle leslisait avec avidité. L’impression qu’elle en éprouvait n’était pastoujours agréable : car, dans ces moments-là, la plus viveanxiété et les angoisses de la crainte se peignaient quelquefoissur ses traits, mais sans lasser sa curiosité. Puis aussi, dans lesnuits de tempête, pendant l’hiver, quand le vent sifflait etfaisait rage, sa figure reprenait son expression d’autrefois, etelle tremblait de tous ses membres, comme dans un accès de fièvre.Mais Barnabé ne s’en apercevait guère : elle se contenait deson mieux, et finissait par recouvrer son calme apparent avantqu’il eût pu seulement remarquer chez elle le changement passagerqu’elle venait de subir.

Il ne faut pas croire que Grip fût le moins dumonde un membre oisif et inutile de l’humble communauté. Grâce auxleçons de Barnabé, grâce au développement d’une espaced’instruction naturelle commune à sa race, et à l’usage exercéqu’il faisait de ses rares facultés d’observation, il avait acquisun degré de sagacité qui l’avait rendu fameux à plusieurs milles àla ronde. Son esprit de conversation et ses à-propos surprenantsétaient le sujet de l’admiration générale, et, comme il venaitbeaucoup de monde voir l’oiseau merveilleux, et que chaque visiteurlaissait quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand illui plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu’il n’ya rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter unitem important aux revenus du ménage. Bien mieux, l’oiseau lui-mêmeavait l’air de savoir ce qu’il valait ; malgré la liberté sansréserve à laquelle il s’abandonnait en présence de Barnabé ou de samère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne s’abaissaitpas à donner jamais d’autres représentations gratis que d’allerbecqueter la cheville des petits vagabonds qui se trouvaient là(c’était un exercice, par parenthèse, qui paraissait lui faire unplaisir infini), ou bien de tuer, par occasion, quelque poulet, ouenfin d’avaler le dîner des chiens du voisinage, dont le plushargneux lui témoignait une crainte respectueuse.

Le temps s’était donc écoulé comme cela, sansqu’il fût rien survenu qui eût troublé ni changé l’uniformité deleur vie, lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensembledans leur petit jardin, prenant un peu de repos après les fatiguesdu jour. La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à sespieds la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout,appuyé sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dansle lointain, et chantonnant tranquillement.

« Une brave soirée, ma mère ! Sinous avions seulement, en espèces sonnantes dans nos poches,quelques morceaux de cet or qui est empilé là-bas dans le ciel,nous serions riches pour le restant de nos jours.

– Nous sommes mieux comme nous sommes,répondit la veuve avec un sourire paisible. Il faut nous trouvercontents, sans nous donner seulement le souci d’y penser, quandmême il serait là reluisant à nos pieds.

– Oui ! dit Barnabé croisant sesbras sur sa bêche, et regardant toujours avec attention le soleilcouchant, c’est bel et bon, ma mère ; mais l’or est bon àprendre. Je voudrais bien savoir où en trouver. Grip et moi noussaurions bien en faire notre profit, je vous en réponds.

– Qu’est-ce que vous en feriez ?

– Ce que j’en ferais ? un tas dechoses. Nous nous mettrions comme des princes… je veux dire vous etmoi, mère, je ne parle pas de Grip. Nous aurions des chevaux, deschiens, des habits de riches couleurs et des plumes à notrechapeau ; nous ne travaillerions plus, nous vivrionsdélicatement et à notre aise. Oh ! que oui, que nous entrouverions bien l’emploi. Si je savais seulement où endéterrer ! J’aurais cœur à la besogne, allez !

– Vous ne savez pas, dit la mère, selevant de son siège en lui mettant la main sur l’épaule, ce quebien des gens ont fait pour en gagner, qui ont reconnu, trop tard,qu’il n’est jamais plus brillant que de loin, mais qu’il perd toutson prix et son éclat quand une fois on l’a dans la main.

– Eh ! eh ! vous dites ça. Vouscroyez ça, répondit-il, toujours l’œil fixé dans la mêmedirection : c’est égal, mère, je voudrais bien en essayer.

– Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme ilest rouge ? Il n’y a rien au monde qui ait autant de taches desang que l’or. Évitez-le, Barnabé. Il n’y a personne qui ait plusde raison que moi d’en détester jusqu’au nom même. C’est lui qui aamassé sur votre tête et sur la mienne plus de misère et desouffrance que personne n’en a jamais connu, et que personne,j’espère, grâce à Dieu ! n’en connaîtra jamais. J’aimeraismieux que nous fussions morts et couchés dans la tombe que de vousvoir jamais aimer l’or. »

Il détourna un moment ses yeux pour regardersa mère avec étonnement ; puis, les portant alternativement durouge vif du ciel à la cicatrice de son poignet, comme pour encomparer la couleur, il allait lui adresser une question avecvivacité, lorsqu’un nouvel objet vint frapper son attention facileà distraire, et lui fit tout à fait oublier son dessein.

Il y avait là, debout, la tête nue, un hommedont les pieds et les vêtements étaient couverts de poussière, etqui se tenait derrière la baie de séparation entre leur jardin etle sentier. Il se penchait modestement en avant, comme pour semêler à leur conversation, quand il pourrait trouver l’occasion d’yplacer son mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de lalumière du soleil couchant ; mais ses yeux exposés à l’éclatdes derniers feux du soir montraient, par leur immobilité, qu’ilétait aveugle et qu’il n’en éprouvait aucune perception.

« Dieu bénisse les voix qui frappent monoreille ! dit le voyageur. La soirée m’en semble plus belleencore à les entendre. Les voix remplacent pour moi les yeux.Voudraient-elles bien parler encore, pour réjouir le cœur d’unpauvre pèlerin ?

– Est-ce que vous n’avez pas deguide ? demanda la veuve après un moment de silence.

– Je n’en ai pas d’autre que celui-ci (etil levait son bâton vers le soleil), et quelquefois la nuit unastre plus doux pour diriger mes pas ; mais en ce moment il serepose.

– Est-ce que vous venez de faire un longvoyage ?

– Bien long et bien fatigant, répondit-ilen secouant la tête ; fatigant, on ne peut plus. Tiens !je viens de heurter avec mon bâton la margelle de votre puits…Faites-moi donc le plaisir de me donner un verre d’eau,madame ?

– Pourquoi m’appeler madame ?répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus riche que vous.

– C’est que vous avez la parole douce etdistinguée, voilà pourquoi ; la bure ou la soie sont tout unpour moi, quand je ne peux les toucher. Je ne puis pas juger lesgens à leur mise.

– Tournez par ici, dit Barnabé, qui étaitsorti du jardin à sa rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes doncaveugle, et toujours dans l’obscurité, hein ? N’avez-vous paspeur de l’obscurité ? Est-ce que vous n’y voyez pas un tas defigures qui marmottent je ne sais quoi en faisant desgrimaces ?

– Hélas ! répliqua l’autre, je n’yvois rien du tout. Que je veille ou que je dorme, jamaisrien. »

Barnabé regarda ses yeux avec curiosité ;il les toucha da ses doigts, comme aurait pu le faire un enfantindiscret, en le conduisant à la maison.

« Si vous venez de si loin, dit la veuveallant au-devant de lui à la porte, comment avez-vous pu trouvervotre chemin tout le long de la route ?

– J’ai toujours entendu dire que le tempset le besoin sont de grands maîtres : ce sont bien lesmeilleurs, dit l’aveugle en s’asseyant sur la chaise vers laquellel’avait conduit Barnabé, et posant son bâton et son chapeau à terresur le carreau. Mais, c’est égal, puissiez-vous, vous et votrefils, vous passer de leurs leçons ! Ce sont de rudesmaîtres.

– Avec tout cela, vous vous êtes écartéde la route ? dit la veuve d’un ton de compassion.

– Cela se peut bien, cela se peut bien,reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce desourire dans ses traits. C’est très probable. Les poteaux et lesbornes militaires ne me disent rien, vous comprenez, je ne vous ensuis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, etun verre d’eau pour me rafraîchir. »

En même temps il leva le pot à l’eau vers sabouche. C’était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche,bien appétissante ; mais avec tout cela il fallait qu’il ne latrouvât pas à son goût, ou qu’il n’eût pas bien soif, car il ne fitqu’y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.

Il portait, suspendue à une longue courroieautour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre dela nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et dufromage ; mais il la remercia en disant que, grâce à quelquesâmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu’il n’avait plusfaim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendrequelques pence, la seule chose qu’il parût y avoir dedans.

« Voulez-vous bien me permettre de vousdemander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, lesyeux fixés sur lui, à vous qui n’êtes pas privé du don précieux dela vue, si vous ne voudriez pas aller m’acheter avec cela un peu depain pour me soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictionssur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à lamisère d’un pauvre aveugle ! »

Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signequ’il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans sonempressement charitable. L’aveugle, sur son siège, écouta d’un airattentif jusqu’à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas deson fils déjà loin, et changeant brusquement de ton :

« Voyez-vous, la veuve, il y a bien desespèces d’aveuglement, il y a l’aveuglement conjugal, madame ;celui-là, vous avez pu l’observer par vous-même dans le cours devotre propre expérience et c’est un aveuglement à peu prèsvolontaire, qui se met lui-même la bandeau sur les yeux. Il y al’aveuglement de parti, madame, et des hommes d’État :celui-là ressemble à celui d’un taureau furieux au milieu d’unrégiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la confiance aveuglede la jeunesse, qui ressemble à l’aveuglement des petits chatonsdont les yeux ne se sont pas encore ouverts à la lumière. Il y aencore cet aveuglement physique, madame, dont je suis, bien malgrémoi, un trop illustre exemple. Enfin, madame, il y a cetaveuglement de l’intelligence dont nous avons un échantillon danscet intéressant jeune homme, votre fils, et qui, malgré quelqueslueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas inspirer plus deconfiance que des ténèbres absolues. Voilà pourquoi, madame, j’aipris la liberté de le tenir à l’écart un bout de temps pendant queje vais avoir avec vous un petit entretien ; et, comme cetteprécaution ne peut que faire honneur à la délicatesse de messentiments envers vous, je suis sûr, madame, que vous voudrez bienm’excuser. »

Après avoir prononcé ce discours avec desmanières élégantes et dégagées, il tira de dessous sa blouse unebouteille de grès plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entreses dents, modifia d’une manière sensible le liquide du pot à l’eaupar une infusion plantureuse du breuvage de son cru. Il eut lapolitesse de le vider à la santé de la veuve et des dames engénéral ; puis, le déposant vide, il fit claquer ses lèvresavec une jouissance manifeste.

« Je suis, madame, un citoyencosmopolite, dit l’aveugle en rebouchant son flacon, et, si j’ail’air de me conduire franchement, comme vous voyez, en voilà laraison. Vous vous demandez qui je peux être, madame, et ce que jeviens faire ici. Je n’ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dansles vôtres ; il me suffit de l’expérience que j’ai de lanature humaine pour connaître tous les mouvements de votre âme,comme si je les voyais écrits dans vos traits féminins. Je vaissatisfaire immédiatement votre curiosité, madame,immédiatement. »

Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sabouteille, la remit en place sous sa blouse, passa les jambes l’unesur l’autre, se croisa les bras et s’installa bien dans sa chaise,avant de procéder à ses explications.

Ce changement de manières avait été si soudainet si inattendu ; l’astuce et l’audace de sa conduitefaisaient un tel contraste avec son infirmité (car nous sommesaccoutumés à voir, chez ceux qui ont perdu l’usage de quelque sens,ce vide rempli par je ne sais quoi de divin), et cette métamorphoseinspirait de telles craintes à celle qui en était témoin, qu’il luifut impossible de prononcer un mot. Le visiteur, après avoirattendu une réflexion ou une réponse, voyant qu’il attendaitvainement, reprit :

« Madame, je m’appelle Stagg. Un de mesamis, qui a passé ces cinq dernières années à espérer l’honneurd’un rendez-vous avec vous, m’a chargé de venir vous rendre visite.Je serais bien aise de vous dire dans le tuyau de l’oreille le nomde ce gentleman… Tudieu ! madame, êtes-vous sourde ? Vousn’entendez donc pas que je vous dis que je serais bien aise de vousglisser le nom de mon ami dans le tuyau de l’oreille ?

– Vous n’avez que faire de répéter ce quevous venez de dire, répondit la veuve avec un gémissementétouffé ; je ne sais que trop de quelle part vous venez.

– Mais, aussi vrai que je suis un hommed’honneur, madame, dit l’aveugle en se frappant sur la poitrine, etdont il n’y a pas à discuter les pouvoirs confidentiels, je vousdemande la permission de vous répéter que je veux absolument vousdire le nom du gentleman. Bien ! bien ! ajouta-t-il,comme s’il voyait avec son ouïe subtile jusqu’au mouvement desmains de la veuve repoussant cette confidence. Je ne vous le diraipas tout haut. Avec votre permission, madame, je désire la faveurde vous le dire tout bas. »

Elle s’approcha de lui et se baissa. Il luimurmura un nom dans l’oreille, et alors elle se tordit les mains etse promena de long en large dans la chambre, comme une femme audésespoir. L’aveugle, avec un calme parfait, fit une nouvelleexhibition de sa bouteille, se versa un autre grog à plein verre,leva le coude comme tout à l’heure, et, sirotant à petits coups, lasuivit du visage en silence.

« Vous n’avez pas la conversationprompte, la veuve, dit-il, pendant un petit intervalle qu’il mitentre deux gorgées. Est-ce que vous voulez que nous en parlionsdevant votre fils ?

– Que voulez-vous de moi ?répondit-elle. Que demandez-vous ?

– Nous sommes pauvres, la veuve ;nous sommes pauvres, répliqua-t-il en étendant sa main droite et ense frottant le pouce dans la paume de la main.

– Pauvres ! s’écria-t-elle. Et moi,qu’est-ce que je suis donc ?

– Les comparaisons sont toujoursodieuses, dit l’aveugle. Je n’en sais rien ; ça ne me faitrien ; ça ne me fait rien. Ce que je sais, c’est que noussommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pasbrillantes ; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ouun dédommagement. D’ailleurs, vous savez tout cela aussi bien quemoi ; à quoi bon tant de paroles ? »

Elle recommença à se promener d’un airterrifié, de long en large dans la chambre. À la fin, s’arrêtantbrusquement devant lui :

« Est-ce qu’il est près d’ici ?demanda-t-elle.

– Oui, tout près.

– Alors je suis perdue.

– Perdue, la veuve ! dit l’aveugleavec calme. Au contraire ; dites donc plutôt retrouvée.Voulez-vous que je l’appelle ?

– Pour rien au monde, répondit-elle enfrissonnant.

– Très bien, répliqua-t-il en croisant denouveau ses jambes, car il avait fait mine de se lever pour aller àla porte. Comme vous voudrez, la veuve ; sa présence n’est pasnécessaire, que je sache. Mais enfin, lui et moi, il faut bien quenous vivions. On ne peut pas vivre sans boire ni manger. On ne peutpas boire et manger sans avoir de l’argent… Je n’ai pas besoin devous en dire davantage.

– Vous ne savez donc pas, reprit-elle,que je ne vis moi-même que de privations ? Il faut que vousl’ignoriez apparemment. Si vous aviez des yeux et que vous pussiezles promener autour de vous dans ce pauvre réduit, vous auriezpitié de moi. Ah ! mon ami, que votre propre afflictionattendrisse aussi votre cœur en notre faveur et lui donne quelquesympathie pour ma misère ! »

L’aveugle fit claquer ses doigts etrépondit : « Vous n’êtes pas dans la question, madame,vous n’êtes pas dans la question. J’ai le cœur le plus tendre dumonde, mais ça ne suffit pas pour vivre. Au contraire, je connaisbien des gentlemen qui n’en vivent pas plus mal pour avoir la têtedure, mais qui ne feraient pas grand’chose d’un cœur tendre.Écoutez. Il s’agit ici d’une affaire qui n’a rien à voir avec lessympathies et le sentiment. En ma qualité d’ami commun, je désirearranger les choses d’une manière satisfaisante, si c’est possible,et c’est possible. Si vous êtes pauvre comme vous dites à présent,c’est que vous le voulez bien. Vous avez des amis qui ne vouslaisseraient pas dans le besoin s’ils le savaient. Mon ami, à moi,est dans une position plus gênée et plus misérable qu’on ne peutcroire, et, comme vous êtes l’un et l’autre les anneaux d’une mêmechaîne, il est tout naturel que ce soit de votre côté qu’il setourne pour obtenir aide et assistance. Il a partagé longtemps monlogis et ma table : car, je vous le disais tout à l’heure,j’ai le défaut d’avoir le cœur tendre, et je ne puis m’empêcher,comme ami, de trouver qu’il a tout à fait raison de s’adresser àvous. Vous avez toujours eu un abri sur votre tête ; lui, il atoujours erré sans asile. Vous avez votre fils pour vous aider etvous consoler ; lui, il n’a personne. Il ne faut pas que tousles avantages soient du même côté. Puisque vous êtes embarqués dansle même bateau, il faut vous partager le lest avec plusd’équité. »

Elle allait prendre la parole, lorsqu’il l’enempêcha pour continuer :

« Le seul moyen de le faire, c’est deboursicoter pour moi et mon ami ; et c’est le conseil que jevoulais vous donner. Il ne vous en veut pas, à ce que je peuxcroire, madame ; bien loin de là : car, malgré la duretéavec laquelle vous l’avez traité plus d’une fois, en le mettantpour ainsi dire à la porte, il a tant d’égards pour vous, je pense,que, même dans le cas où vous tromperiez aujourd’hui son attente,il consentirait à se charger de votre fils pour en faire unhomme. »

Il prononça ces derniers mots avec uneexpression particulière et se tut pour en voir l’effet. La pauvreveuve ne répondit que par des larmes.

« C’est un garçon, dit l’aveugle d’un airréfléchi, qui paraît avoir des dispositions : on pourra enfaire quelque chose. Il a l’air assez disposé, d’après ce que j’aientendu ce soir de sa conversation avec vous, à essayer de changerun peu l’uniformité de la vie qu’il mène ici… Mais ce n’est pastout ça. Mon ami a un besoin pressant de vingt livres sterling.Puisque vous refusez une pension pour vous, vous pouvez bien faireça pour lui. Il serait désagréable de vous exposer à voir troublerla paix de votre maison. Vous avez l’air d’être bien ici, et ilfaut faire un petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingtlivres, la veuve, ce n’est pas le diable. Vous savez bien où vousprocurer ça, quand vous voudrez : un petit mot à la poste ettout est dit… vous avez vos vingt livres. »

Elle allait encore lui répondre, lorsqu’ill’arrêta de nouveau pour lui dire :

« Ne vous pressez pas trop de me donnervotre réponse : vous pourriez vous en repentir. Pensez-y unpeu. Vingt livres… prises dans la poche d’un autre… ce n’est pasdifficile. Songez à tout ça. Je ne suis pas si pressé. Voici lanuit qui arrive, et, si vous ne me donnez pas à coucher ici, jen’irai toujours pas loin. Vingt livres ! je vous donne vingtminutes pour y réfléchir, madame, une guinée à la minute, c’estbien joli. En attendant, je vais prendre un peu l’air, qui est trèspur et très agréable dans ce pays. »

En même temps, il prit à tâtons le chemin dela porte, emportant avec lui sa chaise. Puis s’asseyant sous unchèvrefeuille touffu, et étendant ses jambes en travers de la portepour que personne ne pût entrer ni sortir sans qu’il en eûtconnaissance, il tira de sa poche une pipe, une pierre à fusil, unbriquet et de l’amadou, et se mit à fumer. La soirée étaitcharmante ; c’était dans la saison où le crépuscule est laplus jolie chose du monde. De temps en temps il s’arrêtait pourlaisser la fumée de sa pipe monter lentement en spirales dansl’air, et pour renifler le parfum délicieux des fleurs. Il était làsi à son aise ! il était comme chez lui : on aurait cruqu’il n’en avait pas bougé de sa vie ; et il attendait enmaître de céans la réponse de la veuve et le retour de Barnabé.

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