Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 23

 

Pendant tout le cours de la terrible scène quivenait de finir par ce succès, il y avait dans Newgate un homme enproie à une crainte et à une torture morale qui n’avait point depareille au monde, même celle des criminels condamnés à mort.

Lorsque les mutins s’étaient assemblés d’aborddevant les bâtiments, l’assassin avait été tiré de son sommeil… sile sien mérita ce nom béni… par l’éclat des voix et le tumulte dela foule. Il tressaillit en entendant ce bruit, et s’assit sur sonlit pour écouter.

Après un court intervalle de silence, le bruitredoubla. Écoutant toujours d’une oreille attentive, il finit parcomprendre que la prison était assiégée par une multitude furieuse.Aussitôt sa conscience coupable lui représenta ces gens commeanimés contre lui, et lui donna la crainte qu’ils ne vinssentl’arracher seul de sa cellule pour le mettre en pièces.

Une fois sous l’empire de cette terrible idée,tout semblait fait exprès pour la confirmer et la fortifier. Sondouble crime, les circonstances dans lesquelles il avait étécommis, la longueur du temps qui s’était écoulé depuis ladécouverte survenue en dépit de tout, faisaient de lui, pour ainsidire, l’objet visible de la colère du Tout-Puissant. Au milieu descrimes, des vices, de la peste morale de ce grand lazaret de lacapitale, il était là tout seul, marqué et désigné comme victimeexpiatoire de ses forfaits, un Lucifer au milieu des démons. Lesautres prisonniers n’étaient qu’une vile tourbe, occupés à secacher et à se dissimuler, une populace comme celle qui frémissaitdans la rue. Lui, il était l’homme, l’homme unique, en butte àtoutes ces fureurs réunies ; un homme à part, solitaire,isolé, dont les captifs eux-mêmes s’éloignaient et se reculaientavec effroi.

Soit que la nouvelle de sa capture ébruitée audehors les eût amenés tout exprès pour le tirer de là et le tuerdans la rue, soit que ce fussent les émeutiers qui, fidèles àquelque plan arrêté d’avance, étaient venus pour saccager laprison ; dans l’un comme dans l’autre cas, il n’avait aucuneespérance qu’on épargnât sa vie. Chaque cri qu’ils poussaient,chaque clameur qu’ils faisaient entendre, était un coup nouveau quile frappait au cœur ; à mesure que l’attaque avançait, ildevenait de plus en plus égaré par ses terreurs frénétiques ;il essayait de renverser les barreaux qui défendaient la cheminéepour l’empêcher de grimper par là ; il appelait à haute voixles guichetiers pour qu’ils vinssent se ranger autour de sa celluleet le sauver de la furie de la canaille.

« Mettez-moi si vous voulez dans uncachot souterrain, n’importe la profondeur, je me moque bien qu’ilsoit sombre ou dégoûtant, que ce soit un nid de rats ou de vipères,pourvu que je puisse m’y cacher et m’y dérober à touterecherche. »

Mais personne ne venait, personne ne répondaità ses cris. Ses cris mêmes lui faisaient craindre d’attirer sur luil’attention, et il retombait dans le silence. De temps en temps, enregardant par la grille de sa fenêtre, il voyait une étrange clartésur la muraille et sur le pavé de la cour ; cette clarté,d’abord assez faible, augmenta insensiblement ; c’était commesi des gardiens passaient et repassaient avec des torches sur letoit de la prison. Bientôt l’air était tout rouge, et des brandonsenflammés venaient en tourbillonnant tomber à terre, éparpiller lefeu sur le sol, et brûler tristement dans les coins. L’un d’euxroula sous un banc de bois et le mit en combustion. Un autreattrapa un tuyau et s’en vint tout du long grimper sur le mur,laissant derrière lui une longue traînée de feu. Le moment d’après,une pluie épaisse de flammèches commença à tomber petit à petitdevant la porte, du haut de quelque partie voisine de la toiture,apparemment incendiée.

Se rappelant que sa porte ouvrait en dehors,il reconnut que chaque étincelle qui venait tomber sur le tas et yéteindre sa force et sa vie, ne laissant en mourant qu’un saleatome de plus de cendre et de poussière, aidait à l’ensevelir làcomme dans une tombe vivante. Et pourtant, quoique la prisonretentît de clameurs et du cri : « Ausecours !… » quoique le feu bondit dans l’air comme sichaque flamme détachée avait une vie de tigre, et mugit comme sichacune d’elles avait une voix affamée… quoique la chaleurcommençât à devenir intense et l’air suffoquant, que le bruit allâtcroissant, que le danger de sa situation, ne fût-ce que de la partde l’élément impitoyable, devint à chaque instant plus menaçant…c’est égal, il avait peur de faire entendre de nouveau savoix : la foule alors pourrait se porter par là et se dirigerd’après le témoignage de ses oreilles ou les renseignements donnéspar les autres prisonniers, du côté où il était détenu. C’est ainsique, redoutant également les gens de la prison et les gens dudehors, le bruit et le silence, le jour et l’obscurité, entre lacrainte d’être relâché et celle d’être abandonné là pour y mourir,il souffrait un supplice et des tortures si violentes, que jamaisl’homme, dans le plus horrible caprice d’un pouvoir despotique etbarbare, n’a pu infliger à l’homme un plus cruel châtiment quecelui qu’il s’infligeait lui-même.

Enfin, la porte était donc renversée. Alorsles voilà qui se précipitent dans la prison, s’appelant les uns lesautres dans les corridors voûtés ; secouant les grilles de ferqui séparaient chaque cour ; frappant à la porte des celluleset des gardiens, enfonçant serrures, gâches et verrous, arrachantles dormants, pour faire sortir par là les prisonniers ;essayant de les tirer de vive force par des ouvertures et descroisées où un enfant n’aurait pas pu passer ; poussant deshuées et des hurlements à tout confondre ; courant au traversde l’air embrasé et des flammes, comme des salamandres. Par lescheveux, par les jambes, par la tête, ils saisissaient lesprisonniers pour les faire sortir. Il y en avait qui se jetaientsur les détenus à mesure qu’ils accouraient aux portes, pouressayer de limer leurs fers ; d’autres qui dansaient autourd’eux avec une joie frénétique, qui leur déchiraient leursvêtements, tout prêts, en vérité, dans leur folie, à leur écartelerles membres. Une douzaine d’assiégeants vint alors à percer dans lacour où l’assassin jetait des regards effrayés du haut de safenêtre obscure ; cette bande tirait par terre un prisonnierdont ils avaient si bien déchiré les vêtements, qu’ils ne luitenaient plus au corps, et qui était là sanglant et inanimé entreleurs mains. Plus loin, une vingtaine de prisonniers couraient çàet là, égarés dans la prison comme dans un labyrinthe, tellementeffarouchés par le bruit et la lumière, qu’ils ne savaient quefaire ni par où aller, criant toujours au secours comme avant, àtue-tête. Quelque malheureux affamé, qui s’était fait arrêtervolant un pain ou un morceau de viande, se glissait à la dérobée etles pieds nus… s’échappant lentement, en voyant brûler sa maison,sans en avoir une autre prête à le recevoir, ni des amis prêts àlui tendre les bras, ni quelque ancien asile où chercher un gîte,ni d’autre liberté à recouvrer que la liberté de mourir de faim.Ailleurs, un groupe de voleurs de grandes routes s’en allait entroupe, sous la conduite des amis qu’ils avaient dans la foule, etqui, le long du chemin, leur enveloppaient leurs menottes demouchoirs ou de cordes de foin pour les cacher, jetaient sur euxdes manteaux et des redingotes, leur donnaient à boire, en leurtenant la bouteille contre les lèvres, parce qu’ils n’avaient pasde temps à perdre à briser les fers de leurs mains. Tout cela, Dieusait avec quel accompagnement de bruit, de précipitation, deconfusion ! C’était pis qu’un mauvais rêve, et sans relâche,sans intervalle même d’un seul instant de repos.

Il était encore à regarder ce spectacle duhaut de sa fenêtre, quand une bande de gens avec des torches, deséchelles, des haches, des armes de toute espèce, s’élança dans lacour et, frappant à la porte à coups de marteau, demanda s’il yavait là dedans un prisonnier. En les voyant venir, il avait quittéla croisée pour se blottir dans le coin le plus reculé de sacellule ; mais il eut beau ne point leur répondre, comme ilss’étaient mis dans l’idée qu’il y avait quelqu’un, ils dressèrentleurs échelles et commencèrent à arracher les barreaux de safenêtre, et, non contents de cela, à faire tomber jusqu’aux pierresde la muraille.

Aussitôt qu’ils eurent fait une brèche assezlarge pour y passer la tête, l’un d’eux y jeta une torche etregarda tout autour de la chambre. Lui, il suivit le regard del’inconnu, jusqu’à ce qu’il s’arrêta sur lui, et qu’il l’entenditlui demander pourquoi il n’avait pas répondu ; mais iln’ouvrit pas la bouche.

Dans ce trouble et cette stupéfactiongénérale, ils n’en furent pas surpris. Sans dire un mot de plus,ils élargirent la brèche de manière à y passer le corps d’un homme,et alors ils sautèrent par là sur le plancher, l’un après l’autre,jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place dans la cellule. Ils leprirent avec eux, le passèrent par la fenêtre à ceux qui setenaient sur les échelles, et qui le passèrent à leur tour jusquedans la cour. Alors ils sortirent l’un après l’autre, et, lui ayantbien recommandé de se sauver sans perte de temps, parce que,autrement, il trouverait le passage obstrué, ils se précipitèrentailleurs pour en sauver d’autres.

Il lui semblait que tout cela n’avait pas duréplus d’une minute. Il chancelait sur ses jambes, sans pouvoircroire encore que ce fût vrai, lorsque la cour se remplit denouveau d’une multitude empressée qui emmenait avec elle Barnabé.En une minute encore, peut-être moins ; à peine uneminute ; au même instant ; sans intervalle de temps… luiet son fils étaient passés de main en main à travers la fouleépaisse amassée dans la rue, et jetaient derrière eux un coup d’œilsur une masse de feu : quelqu’un leur dit que c’était làNewgate.

Dès le moment où ils avaient commencé à entrerdans la prison, les assiégeants s’étaient dispersés dans diversesdirections, s’élançant comme une fourmilière par chaque trou etchaque crevasse, comme s’ils avaient une parfaite connaissance desréduits les plus secrets, et qu’ils portassent dans leur tête unplan exact des bâtiments. Il est vrai qu’ils devaient en grandepartie cette connaissance immédiate de la place au bourreau qui setenait dans le couloir, disant à l’un d’aller par ici, à l’autre detourner par là, et qui leur fut d’un grand secours pour lamerveilleuse rapidité avec laquelle fut opérée la délivrance desprisonniers.

Mais ce fonctionnaire légal tenait en réserveun petit bout de renseignement important qu’il gardaitprécieusement pour lui-même. Quand il eut distribué sesinstructions relatives aux diverses parties de l’établissement, quela populace se fut dispersée d’un bout à l’autre, et qu’il la vitsérieusement à la besogne, il prit dans un placard du mur voisin untrousseau de clefs, et s’en alla, par un corridor particulier toutprès de la chapelle, qui joignait la maison du gouverneur, et setrouvait alors en proie à l’incendie, rendre visite aux cellules decondamnés. C’était une série de petites chambres lugubres et biendéfendues, donnant sur une galerie basse, protégée, du côté où ilentra, par un fort guichet en fer, et à l’autre bout par deuxportes et une grille épaisse. Il ferma par-dessus lui le guichet àdouble tour, et, après s’être bien assuré que les autres entréesétaient également solidement fermées, il s’assit sur un banc dansla galerie, et se mit à sucer la tête de sa canne avec un air decomplaisance, de calme et de satisfaction extrêmes.

C’eût été déjà bien étrange de voir un hommese donner ce genre de plaisir avec tant de tranquillité, pendantque la prison était en feu et au milieu du tumulte qui déchiraitl’air, quand il aurait été hors de l’enceinte des murs. Mais ici,au cœur même du bâtiment, et, de plus, assourdi par les prières etles cris des quatre condamnés dont les mains, étendues à travers legrillage des portes de leurs cellules, se serraient avec frénésiesous ses yeux pour implorer son aide, c’était une particularitébien remarquable. C’est que, voyez-vous, M. Dennis s’était ditapparemment que ce n’était pas tous les jours fête, et qu’il nefallait pas perdre cette bonne occasion de rire un peu à leursdépens. En effet, il s’était planté son chapeau sur le coin del’oreille, en vrai farceur, et suçait la tête de sa canne avecdélice, de plus en plus charmé et souriant, comme s’il se disait enlui-même : « Dennis, Dennis, vous êtes un chien devaurien : le drôle de corps que vous faites ! Il n’y en apas deux comme vous au monde : vous êtes un vraioriginal. »

Il resta comme cela sur son banc quelquesminutes, pendant que les quatre misérables dans leurs cellules,certains d’avoir entendu entrer dans la galerie quelqu’un qu’ils nepouvaient pas voir, éclataient en prières aussi pathétiques etaussi pitoyables qu’on pouvait s’y attendre de la part demalheureux dans leur position ; suppliant l’inconnu, quelqu’il fût, de les mettre en liberté, au nom du ciel ! etprotestant, avec une ferveur qui pouvait être vraie dans lacirconstance, qu’ils s’amenderaient, et qu’ils ne feraient plusjamais, jamais, jamais, le mal devant Dieu et devant les hommes,qu’ils mèneraient, au contraire, une vie honnête et pénitente, pourréparer par leur chagrin et leur repentir les crimes qu’ils avaientcommis. L’énergie terrible de leur langage aurait ému le premiervenu. Bon ou mauvais, juste ou injuste (s’il eût été possible qu’onhomme bon et juste fût égaré là cette nuit), personne, non personnen’aurait pu s’empêcher de les délivrer, et, laissant à d’autres lesoin de leur trouver une autre punition, personne ne se seraitrefusé à les sauver de cette peine terrible et répugnante qui n’ajamais ramené au bien une âme portée au mal, et qui en a endurcides milliers naturellement peut-être portées au bien.

M. Dennis, qui avait été, lui, élevé etnourri dans les principes de notre bonne vieille école, et quiavait administré nos bonnes vieilles lois d’après notre bon vieuxsystème, toujours au moins une fois ou deux par mois, et celadepuis longtemps, supportait tous ces appels à sa pitié envéritable philosophe. À la fin pourtant, comme ces cris répétés letroublaient dans sa jouissance, il frappa avec sa canne à l’une desportes en criant :

« Dites-moi, voulez-vous me faire leplaisir de vous taire ? »

Là-dessus, ils se mirent tous à vociférerqu’ils allaient être pendus le surlendemain, et renouvelèrent leurssupplications pour obtenir son aide.

« Mon aide ! pourquoi faire ?dit M. Dennis, s’amusant à cogner sur les doigts de la mainqui se trouvait à la grille de la cellule la plus voisine.

– Pour nous sauver, crièrent-ils.

– Oh ! certainement, ditM. Dennis en clignant de l’œil au mur en face, faute d’avoirun autre compagnon à qui faire partager sa belle humeur de cetteplaisanterie goguenarde. Et vous disiez donc, camarades, qu’on doitvous exécuter ?

– Si nous ne sommes pas relâchés ce soir,cria l’un d’eux, nous sommes des hommes morts.

– Tenez, je vais vous dire ce que c’est,reprit le bourreau gravement. J’ai peur, mon ami, que vous ne soyezpas dans cet état d’esprit qui convient à votre condition, d’aprèsce que je vois. On ne vous relâchera pas, ne comptez pas là-dessus…Voulez-vous finir ce tapage indécent ? Je m’étonne que vous nesoyez pas honteux : moi, je le suis pour vous. »

Il accompagna ce reproche d’un bon coup decanne sur les dix doigts de chaque cellule, l’une après l’autre,après quoi il alla reprendre son siège d’un air enchanté.

« Comment ! vous avez deslois ? dit-il en se croisant les jambes et en relevant sessourcils ; vous avez des lois faites pour vous toutexprès ; une jolie prison faite pour vous tout exprès ;un prêtre pour votre service tout exprès ; un officierconstitutionnel nommé pour vous tout exprès ; une charretteentretenue pour vous tout exprès… et vous n’êtes pas encorecontents !… Voulez-vous bien cesser votre tapage, vous,monsieur, tout là-bas ? »

Un gémissement fut toute la réponse.

« Autant que je puis croire, ditM. Dennis d’un ton demi-badin, demi-fâché, il n’y a pas unseul nomme parmi vous. Je commence à croire que j’ai pris un côtépour l’autre, et que je suis ici chez les dames. Et pourtant, pource qui est de ça, j’ai vu bien des dames faire bonne mine à mauvaisjeu d’une manière tout à fait honorable pour le sexe… Dites donc,numéro deux, ne grincez donc pas des dents comme ça. Jamais,continua le bourreau en frappant la porte avec sa canne, jamais jen’ai vu ici de si mauvaises manières jusqu’à ce jour. Tenez !vous me faites rougir ; vous déshonorez Bailey. »

Après avoir attendu un moment quelquejustification en réponse, M. Dennis reprit d’un toncâlin :

« Faites bien attention tous les quatre.Je suis venu ici pour prendre soin de vous et pour veiller à ce quevous ne soyez pas brûlés, au lieu de l’autre chose. Vous n’avez pasbesoin de faire tant de bruit, parce que vous ne serez pas trouvéspar ceux qui ont forcé la prison ; vous ne ferez que vouségosiller inutilement. La belle avance, si vous perdez la voixquand il vous faudra en venir au fameux speech, vous savez !ce serait grand dommage. C’est ce que je ne cesse de leur diretoujours pour le speech de la fin : « Donnez-moi un bontour de gueule, c’est ma maxime : donnez-moi un bon tour degueule. » C’est moi qui en ai entendu, continua le bourreau,ôtant son chapeau pour prendre son mouchoir dans la coiffe et s’enessuyer la face, et se recoiffant après d’un air un peu plus crâneencore, c’est moi qui en ai entendu, de l’éloquence sur leplancher !… vous savez bien le plancher dont je veux vousparler !… C’est moi qui en ai entendu de fameux tours degueule en manière de speechs, qui étaient aussi clairs qu’unecloche, et aussi réjouissants qu’une vraie comédie ! À labonne heure ! parlez-moi de ça. Quand la chose est de nature àvous amener à l’endroit où est marquée ma place, voilà ce quej’appelle une disposition d’esprit décente. Prenons donc, s’il vousplaît, une disposition d’esprit décente, je puis même direhonorable, agréable, sociable. Quoi que vous fassiez (et c’est àvous en particulier que je m’adresse, dites donc là-bas, numéroquatre), ne pleurnichez jamais. J’aimerais cent fois mieux, quoiqueje ne parle pas là dans mon intérêt, voir un homme déchirer exprèsses habits devant moi pour me gâter mes profits, que de le voirpleurnicher. C’est toujours, au bout du compte, une dispositiond’esprit bien plus décente. »

Pendant que le bourreau leur tenait ce langagedu ton paterne d’un pasteur en conversation familière avec sontroupeau, le bruit s’était un peu apaisé, parce que les émeutiersétaient occupés à transporter les prisonniers à Sessions-House,située en dehors des murs d’enceinte de la prison, quoiqu’elle enfût une dépendance, et à les faire passer de là dans la rue. Maisau moment où il en était là de ses admonitions bénévoles, le bruitdes voix dans la cour prouva clairement que la populace étaitrevenue de ce côté sur ses pas, et aussitôt après une violentesecousse à la grille d’en bas annonça qu’ils voulaient finir parune attaque contre les Cellules : c’était le nom qu’on donnaità cette partie de la prison.

C’est en vain que le bourreau courait de porteen porte, couvrant les guichets l’un après l’autre avec sonchapeau, et se consumant en efforts inutiles pour étouffer les crisdes quatre prisonniers. C’est en vain qu’il repoussait leurs mainsétendues, les frappait de sa canne ou les menaçait d’ajouter parsurcroît pour les punir quelque douleur de plus à leur exécution,quand il en serait chargé, et de les faire languir pour la peine,cela ne les empêchait pas de faire retentir la maison de leurscris. Au contraire, stimulés par l’assurance où ils étaient qu’iln’y avait plus qu’eux maintenant sous les verrous, ils pressaientles assiégeants avec tant d’insistance que ceux-ci, avec unecélérité incroyable, forcèrent la forte grille d’en bas, formée debarreaux en fer de deux pouces carrés, renversèrent les deux autresportes, comme si c’eussent été des cloisons de bois blanc, etapparurent au bout de la galerie, séparés seulement des Cellulespar un ou deux barreaux.

« Holà ! cria Hugh, qui fut lepremier à plonger les yeux dans le corridor sombre. C’est Dennisque je vois là ! C’est bien fait, mon vieux. Dépêche-toi denous ouvrir ; sans quoi nous allons être suffoqués par lafumée en nous en allant.

– Vous n’avez qu’à vous en aller tout desuite, dit Dennis Qu’est-ce que vous venez chercher ici ?

– Chercher ! répéta Hugh. Ehbien ! et les quatre hommes ?

– Dis donc les quatre diables ! criale bourreau. Est-ce que vous ne savez pas bien qu’ils restent làpour être pendus mardi ? Est-ce que vous n’avez plus aucunrespect pour la loi et la constitution… rien du tout ? Laissezces quatre hommes tranquilles.

– Allons ! nous n’avons pas le tempsde rire, cria Hugh. Ne les entendez-vous pas ? Retirez cesbarres qui sont là fixées entre la porte et le plancher, etlaissez-nous entrer.

– Camarade, dit le bourreau à voix basse,en se baissant pour n’être pas entendu des autres, sous prétexte defaire ce que Hugh désirait, mais ne le quittant pas des yeux ;ne peux-tu pas bien me laisser ces quatre hommes à ma discrétion,si c’est mon caprice comme ça ? Tu fais bien ce que tu veux,toi ; tu te fais en toute chose la part que tu veux… ehbien ! moi, voilà ma part que je te demande. Je te le répète,laisse-moi ces quatre hommes-là tranquilles, je n’en veux pasdavantage.

– Voyons, à bas les barreaux, oulaisse-nous passer, fut la réponse de Hugh.

– Tu sais bien, reprit doucement lebourreau, que tu peux remmener ce monde-là, si ça te convient.Comment ! tu veux décidément entrer ?

– Oui.

– Tu ne laisseras pas ces quatrehommes-là tranquilles, à ma discrétion ? Tu n’as donc derespect pour rien… hein ? continua le bourreau en opérant saretraite par où il était entré, et regardant son compagnon d’un airsombre. Tu veux entrer, camarade, tu le veux ?

– Quand je te dis que oui. Quediable ! qu’est-ce que tu as donc ?… Où veux-tualler ?

– Je vais où je veux, ça ne te regardepas, répliqua le bourreau, jetant encore du guichet de fer où ilétait, et qu’il tenait entrebâillé, un regard dans la galerie,avant de le fermer sur lui tout à fait. Ne t’inquiète pas où jevais ; mais fais attention où tu cours : tu t’ensouviendras. Je ne t’en dis pas davantage. »

Là-dessus, il secoua d’un air menaçant du côtéde Hugh son portrait sculpté sur sa canne, et, lui faisant unegrimace encore moins aimable que son sourire habituel, il ferma laporte et disparut.

Hugh ne perdit pas de temps. Stimulé à la foispar les cris des condamnés et par l’impatience de la foule, ilrecommanda au camarade qui était immédiatement derrière lui (il n’yavait de place que pour un homme de front), de reculer un peu pourne pas attraper de mal, et brandit avec tant de force un marteau deforge, qu’en quatre coups il fit ployer et rompre le barreau, quileur livra passage.

Si les deux fils du prisonnier dont nous avonsparlé déployaient déjà auparavant un zèle qui allait jusqu’à lafureur, on peut juger à présent de leur vigueur et de leurrage ; ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des lions.Après avoir prévenu le prisonnier renfermé dans chaque cellule dese reculer de la porte aussi loin qu’il pourrait, pour ne pas sefaire blesser par les coups de hache qu’ils allaient donner dans laporte, ils se divisèrent en quatre groupe ; pour peser surelle chacun de leur côté, et l’enfoncer de vive force en faisantsauter gâches et verrous. Mais, quoique la bande où se trouvaientces deux jeunes gens ne fût pas la plus forte, il s’en faut ;quoiqu’elle fût la plus mal armée, et qu’elle n’eût commencéqu’après les autres, c’est leur porte qui céda la première, et leurhomme qui fut le premier délivré. Quand ils l’entraînèrent dans lagalerie pour briser ses fers, il tomba à leurs pieds, comme un vraitas de chaînes, et on l’emporta dans cet état sur les épaules deses libérateurs sans qu’il donnât signe de vie.

Ce fut là le couronnement de cette scèned’horreur ; ce fut la mise en liberté de ces quatremisérables, traversant en pareille escorte, d’un air égaré,abasourdi, les rues pleines d’agitation et de vie, qu’ils n’avaientplus espéré revoir jamais, avant le jour où on viendrait lesarracher à la solitude et au silence pour leur dernier voyage, lejour où l’air serait chargé du souffle infect de milliers depoitrines haletantes, où les rues et les maisons ne seraient plusbâties et recouvertes de briques, de moellons et de tuiles, mais defaces humaines étagées les unes au-dessus des autres. À voir en cemoment leur figure pâle, leurs yeux creux et hagards, leurs piedschancelants, leurs mains étendues en avant pour ne pas tomber, leurair égaré, la manière dont ils ouvrirent la bouche béante pourrespirer comme s’ils se noyaient, la première fois qu’ilsplongèrent dans la foule, on reconnaissait bien que ce ne pouvaientêtre qu’eux. Il n’y avait pas besoin de dire : « Vousvoyez bien cet homme-là, il était condamné à mort ; » ilportait hautement ces mots-là imprimés et marqués du fer rouge surson front. Le monde se retirait devant eux pour les laisser passer,comme si c’étaient des déterrés qui venaient de ressusciter avecleurs linceuls ; et l’on vit plus d’un spectateur qui venait,par hasard, de toucher ou de frôler leurs vêtements à leur passage,frissonner de tous ses membres, comme si c’étaient en effet devrais morts.

Sur l’ordre de la populace, les maisons furenttoutes illuminées cette nuit-là… avec des lampions, du haut en bas,comme dans un jour de grande réjouissance publique. Bien des annéesaprès, les vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient cequartier, se rappelaient à merveille cette clarté immense en dedanscomme en dehors, et l’effroi avec lequel ils regardaient, petitsenfants, par la fenêtre passer la Figure. La foule,l’émeute avec toutes les autres terreurs, s’étaient déjà presqueévanouies de leur souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique,était encore distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âgeinnocent de la première enfance, il suffisait d’avoir vu un seulinstant un de ces condamnés passer comme un dard, pour que cetteimage suprême dominât, obscurcît toutes les autres, absorbâtl’esprit tout entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d’œuvre fut achevé, lescris et les clameurs devinrent de plus en plus faibles ; lecliquetis des chaînes qui retentissait de tous côtés au moment oùles prisonniers s’étaient échappés ne se fit plus entendre. Tout letapage de la foule se changea en un murmure vague et sourd commedans le lointain ; et, quand ce débordement de flots humainsse fut retiré, il ne resta plus qu’un triste monceau de ruinesfumantes, pour marquer la place qui venait d’être le théâtre dutumulte et de l’incendie.

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