Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 25

 

Quand les ténèbres commencèrent à faire placeau jour, la ville avait un aspect étrange.

C’est à peine si personne avait songé à secoucher de toute la nuit. L’inquiétude générale était si visiblesur les visages des habitants, avec une expression si altérée parle défaut de sommeil (car tous ceux qui avaient quelque chose àperdre étaient restés sur pied depuis le lundi), qu’un étranger quiserait tombé dans les rues, sans rien savoir, aurait pu croirequ’il y avait quelque peste ou quelque épidémie qui désolait laville. Au lieu de l’animation qui égaye d’habitude le matin, toutétait mort et silencieux. Les boutiques restaient fermées, lesbureaux et les magasins étaient clos, les stations de fiacres et dechaises à porteurs étaient désertes ; pas une charrette, pasun wagon qui réveillât de ses cahots les rues paresseuses ;les cris des marchands ne se faisaient pas entendre ; partoutrégnait un silence morne. Un grand nombre de gens étaient dehorsdès avant le point du jour ; mais ils glissaient plutôt qu’ilsne marchaient, comme s’ils avaient peur du bruit même de leurspas : on aurait dit que la voie publique était plutôt hantéepar des revenants que fréquentée par la population, et on voyait,autour des ruines fumantes, des ombres muettes écartées les unesdes autres, qui n’osaient pas se risquer à blâmer les perturbateursou à en avoir seulement l’air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans lepalais Lambeth, chez le lord chancelier dans Grent-Ormond-Street, àla Bourse, à la Banque, à Guildhall, dans les Inns de laCour, dans les salles de justice, dans chaque chambre ayant safaçade sur les rues des environs de Westminster et du Parlement, ily avait des détachements de soldats, postés là avant le jour. Uncorps de Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avaitformé dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinqbataillons de la milice étaient sous les armes ; la Tour étaitfortifiée, les ponts-levis étaient dressés, les canons chargés etpointés, avec deux régiments d’artillerie occupés à renforcer laforteresse et à la mettre en état de défense. Un fort détachementde soldats stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que lepeuple avait menacé d’attaquer, et où l’on disait qu’ils avaientl’intention de couper les conduits, afin qu’il n’y eût pas d’eaupour éteindre les flammes. Dans le marché à la volaille, àCorn-Hill, sur plusieurs autres points principaux, on avait tendu àtravers les rues des chaînes de fer ; des escouades avaientété distribuées dans quelques vieilles églises de la Cité, pendantqu’il faisait encore nuit, ainsi que dans un certain nombre demaisons particulières, comme celle de lord Buckingham àGrosvenor-Square : on les avait barricadées comme pour ysoutenir un siège, avec des canons pointés aux fenêtres. Le soleil,en se levant, éclaira des appartements somptueux remplis d’hommesarmés ; les meubles mis en tas dans les coins, à la hâte etsans précaution, au milieu de la terreur du moment ; les armesqui brillaient dans les chambres de la Cité au milieu des pupitres,des tabourets, des livres poudreux ; les petits cimetièresenfumés dans les ruelles tortueuses et les rues de traverse, avecdes soldats étendus parmi les tombes, ou flânant à l’ombre dequelque vieil arbre, et leurs fusils en faisceau étincelant aujour ; les sentinelles solitaires se promenant de long enlarge dans les cours de la Cité, maintenant silencieuses, mais hierencore animées par le bruit et le mouvement des affaires ;enfin partout des postes militaires, des garnisons, des préparatifsmenaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l’ombre, onvoyait dans les rues des spectacles encore plus inaccoutumés. Lesportes du Banc du roi et des prisons de Fleet, quand on vint lesouvrir à l’heure ordinaire, se trouvèrent placardées d’avisannonçant que les émeutiers reviendraient cette nuit pour lesréduire en cendres. Les directeurs, sachant qu’ils ne tiendraientque trop bien, selon toute apparence, leur parole, ne demandaientpas mieux que de lâcher leurs prisonniers et de leur permettre dedéménager. De sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaientquelques meubles s’occupèrent à les emporter, les uns ici, lesautres là, la plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plusd’argent qu’ils pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pourdettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjourqu’ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d’amis, simorts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou quileur eût gardé quelque intérêt, qu’ils suppliaient leurs geôliersde ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelqueautre maison de force. Mais les geôliers n’en avaient garde ;ils craignaient trop de s’exposer à la colère de la populace, etles mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues,se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis silongtemps perdu l’habitude ; et ces pauvres créaturesdégradées et pourries jusqu’au cœur par le séjour de la prison s’enallaient, la larme à l’œil, ratatinées dans leurs haillons, ettraînant la savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmesqui s’étaient échappés de Newgate, il y en avait… un petit nombre,il est vrai, mais quelques-uns pourtant… qui cherchaient partoutleurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférantl’emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d’une nuit àpasser encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieude leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, oupar le désir de triompher de sa chute et de repaître leurressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, necraignaient pas d’y retourner en plein midi et de flâner autour descachots. Ce jour-là, on en reprit cinquante dans l’enceinte de laprison ; ce qui n’empêcha pas les autres d’y retourner, malgrétout, et de s’y faire prendre, tout le long de la semaine,plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur lescinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-unsd’occupés à essayer de ranimer le feu ; mais en général ils nesemblaient avoir d’autre objet que de venir errer et se promenerautour de leur ancienne résidence : car souvent on les trouvalà endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, oumême occupés à boire et à manger, comme dans un lieu deplaisir.

Outre les placards affichés aux portes desprisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avispareils, avant une heure de l’après-midi, à la porte de quelquesmaisons particulières ; et plus tard l’émeute proclama sonintention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l’Arsenal deWoolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujoursdistribués par un porteur seul, qui tantôt, si c’était uneboutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantespeut-être, sur le comptoir ; tantôt, si c’était une maisonbourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante.Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de laville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagerscontinuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité,tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçonsdescendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maisonde lord Mansfield, et quêtant de l’argent pour les émeutiers. Onvit ainsi un homme de haute taille aller à cheval dansFleet-Street, faire une collecte pour le même objet : celui-làrefusait de recevoir autre chose que des pièces d’or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeurqui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londresque ces intentions même annoncées publiquement d’avance parl’émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite deces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et laruine générale. On disait qu’ils étaient résolus à ouvrir lesportes de Bedlam et à lâcher les fous. C’était là ce qui présentaità l’esprit de la population des images si effrayantes, et quimenaçait en effet d’un attentat si fécond en horreurs d’un nouveaugenre, dont l’imagination même ne pouvait se rendre compte, qu’iln’y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare donton n’eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d’hommesjouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur lepoint d’en perdre la tête.

C’est ainsi que se passa la journée : lesprisonniers déménageaient ; les gens couraient çà et là dansles rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, desgroupes silencieux restaient debout autour des maisonsruinées ; tout commerce était suspendu ; et les soldats,disposés dans l’ordre que nous avons vu, restaient dans unecomplète inaction. C’est ainsi que se passa la journée, enattendant la nuit qu’on voyait approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, leConseil privé du roi publia une proclamation solennelledéclarant : qu’il était devenu nécessaire d’employer la forcearmée ; que les officiers avaient reçu l’ordre le plus directet le plus formel de faire à l’instant usage de tous les moyens enleur pouvoir pour réprimer les troubles ; que tous les sujetshonnêtes de Sa Majesté étaient invités à rester chez eux cettenuit-là, eux, leurs domestiques et leurs apprentis. Puis ondistribua aux soldats de service trente-six cartouches parhomme ; on battit le tambour, et toute la troupe fut sous lesarmes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par cesmesures de rigueur, se réunirent en assemblée générale, votèrentdes remercîments aux autorités militaires pour le concours qu’ellesvoulaient bien prêter à l’administration civile, l’acceptèrent etplacèrent les corps désignés sous la direction des deux shériffs.Dans le palais de la reine, une double garde, les yeomen deservice, les officiers des menus plaisirs, et tous les autresserviteurs, furent placés dans les corridors et sur les escaliers,à sept heures, avec la recommandation expresse de veiller à leurposte toute la nuit ; puis on ferma toutes les portes. Lesgentlemen du Temple et autres Inns montèrent la garde à l’intérieurde leurs bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pourbarricader leurs portes. Dans Lincoln’s Inn, ils cédèrent lagrand’salle et les communs à la milice du Northumberland, commandéepar lord Algernon Percy ; dans quelques quartiers de la Cité,les bourgeois s’offrirent d’eux-mêmes et, sans forfanterie, firentbonne contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustesvinrent se jeter, armés jusqu’aux dents, au milieu des salles desdiverses compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutesles portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés ;« Venez-y, si vous l’osez, et vous allez voir. » Tous cesarrangements faits simultanément, ou à peu près, furent complétés,en attendant qu’il fît tout à fait noir : les rues setrouvèrent comparativement dégagées, gardées aux quatre coins etdans les abords principaux par les troupes, pendant que desofficiers à cheval allaient dans toutes les directions, ordonnantaux traînards qu’ils pouvaient rencontrer de rentrer chez eux, etinvitant les habitants à rester dans leurs maisons, et même, en casde fusillade, à ne pas approcher des fenêtres. On doubla leschaînes dressées dans les carrefours où l’on pouvait craindredavantage l’invasion des masses, et on y établit des postesconsidérables de soldats. Quand on eut pris toutes ces précautionset qu’il fit tout à fait nuit, les commandants attendirent lerésultat avec quelque anxiété, mais aussi avec quelque espéranceque ces démonstrations vigoureuses suffiraient pour décourager lapopulace et prévenir de nouveaux désordres.

Mais ils s’étaient cruellement trompés dansleurs calculs : car, moins d’une demi-heure après, comme si latombée de la nuit eût été le signal arrêté d’avance, les émeutiers,ayant pris d’abord la précaution d’empêcher, par petites bandes,l’allumage des réverbères, se levèrent comme une mer en furie, semontrant à la fois sur tant de points différents, et avec une ragesi inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes nesurent d’abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveauxincendies éclatèrent, l’un après l’autre, dans chaque quartier dela ville, comme si les insurgés avaient l’intention d’envelopper laCité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à petit, laréduirait en cendres tout entière ; la foule grouillait dansles rues comme une fourmilière, avec des cris affreux ; et,comme il n’y avait plus dehors que les perturbateurs d’un côté etles soldats de l’autre, ceux-ci pouvaient croire qu’ils voyaient làLondres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu’ils étaientseuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies,trente-six conflagrations importantes, étaient signalés ;parmi lesquels on comptait Borough-Clink dans Tooley-Street, leBanc du roi, la prison de la Fleet, et le nouveau Bridewell. Chaquerue était un champ de bataille. Dans chaque quartier, le bruit desmousquets de la troupe dominait les clameurs et le tumulte de lapopulace. La fusillade commença dans le marché à la volaille, où onavait tendu une chaîne au travers de la chaussée ; c’est làque la première décharge tua du coup une vingtaine de factieux. Lessoldats, après avoir à l’instant emporté leurs cadavres dansl’église Saint Médard, firent feu une seconde fois, et, serrant deprès la foule qui avait commencé à céder passage en voyantl’exécution commencer, se reformèrent en ligne dans Cheapside etchargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horriblespectacle. Les huées de la canaille, les cris des femmes, lesplaintes des blessés, le bruit incessant de la fusillade, formaientun accompagnement étourdissant et épouvantable aux diverses scènesétalées sous les yeux à chaque bout. Là où le chemin était barrépar des chaînes était aussi le fort du combat et le plus grandnombre de victimes ; mais on peut dire qu’il n’y avait pas uncarrefour important où l’affaire ne fût pas chaude etsanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusionétait plus grande que partout ailleurs ; car la foule quidébordait de la Cité en deux courants impétueux, l’un parLudgate-Hill, et l’autre par Newgate-Street, se réunissait là etformait une masse si compacte, qu’à chaque décharge les genssemblaient tomber par tas. On avait posté en cet endroit un grosdétachement de soldats qui tiraient tantôt du côté de Fleet-Market,tantôt du côté de Holborn, ou de Snowhill, balayant constamment lesrues dans toutes les directions. Là aussi il y avait plusieursincendies considérables, de sorte que toutes les horreurs de cettenuit terrible semblaient s’être donné rendez-vous sur ce seul etmême théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant àleur tête un homme qui brandissait une hache dans sa main droite,monté sur un gros et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec leschaînes emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacunde ses pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettrele feu à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ilsfurent repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir àla charge ; et, quoique le bandit qui était à leur tête fûtbien reconnaissable, et bien visible, car il n’y avait pas d’autrefactieux à cheval, pas un coup ne put l’atteindre. Chaque fois quela fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouverlà, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissanttoujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, commes’il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu’il fût àl’épreuve de la poudre et des balles.

C’était Hugh : c’était lui qu’on voyaitse multiplier sur tous les points dans l’émeute. C’était lui quiavait dirigé deux attaques sur la Banque, qui avait aidé àrenverser les baraques de péage sur le pont de Black-Friars, et enavait semé l’argent sur le pavé ; qui avait mis le feu de sapropre main à deux prisons ; qui, ici, là, partout ettoujours, était à l’avant-garde, toujours en mouvement, frappantles soldats, encourageant la foule, faisant entendre la musique defer de son cheval à travers les cris et le tapage, sans jamais êtreatteint ni arrêté un moment. Cerné d’un côté, il se faisait jour devive force ailleurs ; obligé de se retirer sur ce point, ilavançait sur cet autre à l’instant même. Repoussé de Holborn pourla vingtième fois, il poussait son cheval à la tête d’une grossetroupe d’insurgés droit à Saint-Paul, attaquait un poste de soldatschargés de la garde des prisonniers derrière les grilles, lesforçait à la retraite, leur prenait les hommes dont ils devaientcompte, et, avec ce renfort, revenait à la charge, dans le déliredu vin et de la rage, les excitant de ses hourras comme undémon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de lapeine à rester à cheval au milieu d’une telle foule et d’un pareiltumulte mais, quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n’avaitpas de selle) comme un bateau ballotté par la mer, il n’était pasun instant embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monturepartout où il voulait. Dans les rangs les plus épais et les pluspressés, sur les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur lestrottoirs, tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval surles marches d’un perron pour mieux se faire voir de son parti,tantôt enfin se frayant un passage dans une masse d’êtres vivants,si serrée et si compacte qu’on n’aurait pas pu en couper unetranche avec la lame d’un couteau, il allait toujours, sûr desurmonter tous les obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cettecirconstance même qu’il devait de n’avoir pas encore reçu uneballe : car son audace extrême, et la certitude où l’on étaitqu’il devait être un de ceux dont la proclamation officielle avaitmis à prix la capture, inspiraient aux soldats le désir de leprendre vivant et détournaient bien des coups qui, sans cela, ne seseraient pas égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvantplus rester tranquillement assis à écouter le bruit, sans voir cequi se passait, avaient grimpé sur le toit de la maison, et là,cachés derrière une pile de cheminées, ils regardaient en bas avecprécaution dans la rue ; ils avaient quelque espérancequ’après tant d’attaques toujours repoussées, les assaillantsallaient céder, quand un grand cri leur annonça qu’un parti nouveauarrivait de l’autre côté, et quand l’effroyable fracas de ces fersmaudits les avertit en même temps que c’était encore Hugh qui étaità la tête de cette troupe. Les soldats s’étaient avancés dansFleet-Market, où ils étaient occupés à disperser la foule devanteux ; ce qui permit aux assaillants de marcher sans rencontrerd’obstacle et d’arriver bientôt devant la maison.

« Tout est perdu maintenant, dit lenégociant : dans une minute voilà cinquante mille livressterling qui vont être jetées dans la rue. Il faut nous sauver.Nous ne pouvons plus rien faire, trop heureux si nous pouvonsseulement échapper. »

Leur première idée avait été de se glissercomme ils pourraient le long des toits des maisons, et d’allerfrapper à la fenêtre de quelque mansarde pour qu’on leur permît depasser par là, et de descendre dans la rue afin de se sauver. Maisun autre cri, plus furieux encore, monta de la populace, dont tousles visages en l’air étaient tournés vers eux, et leur appritqu’ils étaient découverts, que même on avait reconnuM. Haredale : car Hugh, le voyant en plein, à la lueur dufeu qui éclairait ce côté de la maison a giorno, l’appelapar son nom, en jurant qu’il voulait avoir sa vie.

« Laissez-moi, dit M. Haredale aunégociant, et au nom du ciel, mon bon ami, sauvez-vous… Viens ydonc, marmottait-il entre ses dents en se tournant du côté de Hugh,et en lui faisant face, sans prendre davantage aucun souci de secacher. Le toit est haut et, si une fois je t’y tiens, je teréponds que nous mourrons ensemble.

– Folie ! dit l’honnête marchand enle tirant par derrière ; folie toute pure ! Entendezraison, monsieur ; mon bon monsieur, entendez raison. Je nepourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant cogner à quelquefenêtre, et, quand je le pourrais, je ne trouverais personned’assez hardi pour favoriser ma fuite. Traversons les caves ;il y a là sur la rue de derrière une espèce de passage par où nousentrons et sortons les tonneaux. Ne perdez pas un instant :venez avec moi… pour nous deux… pour moi… mon chermonsieur. »

Tout en parlant, tout en tirantM. Haredale, il put, comme lui, jeter un coup d’œil sur larue ; un simple coup d’œil, mais qui suffit pour leur montrerla foule se resserrant et se pressant contre la maison : lesuns avec des armes courant au premier rang pour enfoncer les porteset les fenêtres ; les autres apportant des tisons du feuvoisin ; d’autres, le nez en l’air, suivant des yeux leurcourse sur les toits et les montrant à leurs compagnons ;tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu’ils avaientallumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueursfortes qu’ils savaient entassés là, ils en virent d’autres, quiavaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans lesallées d’en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vasterassemblement ; ici une femme tout effrayée qui cherchait às’échapper ; là un enfant perdu ; plus loin un ignobleivrogne, qui, sans s’apercevoir seulement d’une blessure mortellequ’il avait reçue à la tête, criait et se battait jusqu’à la fin.Ils virent tout cela distinctement, même avec une foule d’incidentsvulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui seretournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de mainà un autre, mais d’un coup d’œil si rapide que, rien que le tempsde faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout cespectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le cielen feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de soncompagnon, plutôt parce qu’il était résolu à le défendre. que parsouci de sa propre vie et pour assurer sa fuite ; ilsrentrèrent donc dans la maison et redescendirent ensemblel’escalier. Les coups roulaient comme le tonnerre sur lesvolets ; les pinces travaillaient déjà sous la porte ;les vitres tombaient des croisées : une lumière éclatantebrillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parlerles meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu’onaurait dit que ces brigands leur murmuraient à l’oreille d’une voixenrouée des menaces de mort. Ils n’eurent que le temps d’arriver aubas des degrés de la cave et de fermer la porte derrière eux :la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d’une obscurité profonde,et, comme ils n’avaient ni torche ni chandelle (ils se seraientbien gardés de trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaientobligés de chercher leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent paslongtemps sans y voir clair : car ils n’avaient encore faitque quelques pas, lorsqu’ils entendirent l’émeute forcer la porte,et, en jetant derrière eux un regard sous les arcades du corridor,ils purent les voir de loin se précipiter çà et là avec desflambeaux, mettre les tonneaux en perce, défoncer les cuves,tourner à droite à gauche dans les celliers, et se jeter à platventre pour boire aux ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaientsur le sol.

Les deux fugitifs n’en pressaient que mieux lepas, et déjà ils avaient pénétré jusqu’à la dernière voûte qui lesséparait du passage, quand tout à coup, dans la direction où ilsallaient, une vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avantmême qu’ils eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas enarrière, ou chercher une cachette, deux hommes, dont l’un portaitune torche, arrivèrent sur eux et s’écrièrent, dans une espèce demurmure de saisissement : « Les voilà ! »

Au même instant ils jetèrent la coiffurepostiche dont ils s’étaient affublés. M. Haredale vit devantlui Édouard Chester, et puis après, quand le négociant étonné eutla force d’ouvrir la bouche pour prononcer ce nom… Joe Willet.

Vraiment oui ! c’était bien Joe Willet enpersonne, le même Joe (avec un bras de moins pourtant), qui, tousles ans, faisait à chaque trimestre un voyage sur la jument grisepour venir payer le mémoire du rougeaud marchand de vins. Etc’était ce même rougeaud marchand de vins, ci-devant deThomas-Street, qui en ce moment le regardait en face et l’appelaitpar son nom.

« Donnez-moi la main, dit Joe doucementet, qui plus est, la prenant de lui-même bon gré mal gré, n’ayezpas peur de secouer la mienne : elle est à vous de boncœur ; malheureusement elle n’a plus sa camarade. Mais,avez-vous bonne mine ! quel gaillard vous faites ! Etvous… que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez courage, prenezcourage. Nous les retrouverons, allez ! n’ayez pas peur ;nous n’avons pas perdu notre temps. »

Il y avait dans le langage de Joe quelquechose de si franc et de si honnête, que M. Haredale,involontairement, lui mit la main dans la main, quoique leurrencontre ne laissât pas de lui être un peu suspecte. Mais leregard qu’il lança en même temps à Édouard Chester, la discrétionavec laquelle ce jeune gentleman se tenait à l’écart, n’échappèrentpas à Joe, qui se mit à dire hardiment, en jetant aussi un coupd’œil du côté d’Édouard :

« Les temps sont bien changés, monsieurHaredale, et voilà le moment venu de distinguer nos amis de nosennemis et de ne pas prendre les uns pour les autres. Permettez-moide vous dire que, sans ce gentleman, il est bien probable que vousne seriez plus en vie à cette heure, ou que vous seriez pour lemoins grièvement blessé.

– Que dites-vous là ? lui demandaM. Haredale.

– Je dis premièrement qu’il ne fallaitdéjà pas être capon pour aller dans la foule, déguisé comme ungueux de leur clique : mais passons là-dessus, j’y songe,puisque je me trouvais dans le même cas ; secondement, quec’est une action brave et glorieuse (voilà comme je l’appelle),d’avoir porté à ce gredin-là un coup qui l’a descendu de soncheval, et sous leurs yeux.

– Quel gredin ? sous les yeux dequi ?

– Quel gredin, monsieur ! dit Joe.Un gredin qui ne vous veut guère de bien et qui a bien en luil’étoffe de vingt gredins, ou plutôt de vingt diables. Ce n’est pasd’aujourd’hui que je le connais. S’il avait été une fois dans lamaison, il vous aurait bien trouvé, lui, n’importe où. Les autresn’ont pas de rancune particulière contre vous, et, tant qu’ils nevous verront pas, ils ne songeront qu’à boire à mort. Mais nousperdons là notre temps. Êtes-vous prêt ?

– Oui, dit Édouard. Éteignez la torche,Joe, et en avant. Surtout du silence, et vous serez un bongarçon.

– Silence ou pas, murmura Joe en jetantla torche allumée par terre et en l’écrasant avec son pied, en mêmetemps qu’il prenait M. Haredale par la main ; c’estégal : c’était toujours une action brave et glorieuse… ça yest. »

M. Haredale et le digne négociant étaienttrop étonnés et trop pressés pour faire d’autres questions :ils suivirent donc leurs guides en silence. Seulement, d’après deuxmots de chuchotement entre eux et le brave marchand sur le moyen leplus sûr de sortir de là, il apprit qu’ils étaient entrés par laporte de derrière, grâce à la connivence de John Grueby, quifaisait le guet dehors avec la clef dans sa poche et qu’ils avaientmis dans leur confidence. Comme il y avait justement une banded’insurgés qui arrivaient de ce côté au moment où ils venaientd’entrer, John avait refermé la porte à double tour, et était alléchercher des soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant étaitenfoncée, et que cette petite troupe, impatiente de se ruer sur lesliquides, n’avait pas envie de perdre son temps à en enfoncer uneautre, elle avait fait le tour et était entrée par Holborn avec lesautres, laissant tout à fait libre et déserte l’étroite ruelle surlaquelle donnait le derrière de la maison. Ainsi donc, quandM. Haredale et ses compagnons eurent rampé par le passagequ’avait indiqué le négociant (ce n’était qu’une espèce de trappemobile pour passer les tonneaux), et qu’ils eurent réussi, avecquelque difficulté, à déchaîner et lever la porte du fond, ilsdébouchèrent dans la rue sans avoir été observés ni interrompus parpersonne. Joe, qui n’avait pas lâché M. Haredale, et Édouard,qui tenait bon aussi avec le négociant, se dépêchèrent de filer parles rues d’un pas rapide ; se jetant seulement, par occasion,à l’écart, pour laisser passer quelques fugitifs, ou pour ne pasembarrasser la marche de quelques soldats qui arrivaient derrièreeux au pas de course, et dont les questions, quand ils s’arrêtèrentpour leur en faire, furent tout de suite satisfaites par un mot deréponse que Joe leur glissa à l’oreille.

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