Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 32

 

M. Dennis, ayant été fait prisonnier àune heure avancée le même soir, fut emmené pour la nuit seulementau violon voisin, et le lendemain, samedi, on le fit comparaîtredevant un juge de paix. Comme les charges qui s’élevaient contrelui étaient nombreuses et importantes, qu’en particulier, il futprouvé par le témoignage de Gabriel Varden qu’il avait manifestébonne envie de lui ôter la vie, il fut renvoyé devant les assises.De plus, il eut l’honneur distingué de se voir considérer comme unchef de révoltés, et de recevoir de la bouche même du magistrat laflatteuse assurance qu’il était dans une position d’un dangerimminent, et qu’il ferait bien de s’attendre à tout.

Dire que la modestie de M. Dennis ne futpas un peu émue par ces honneurs insignes, ou qu’il fût bienpréparé à une réception si obligeante, ce serait lui prêter un plusgrand fonds de philosophie stoïque qu’il n’en posséda jamais. Àdire vrai, le stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien envoit-on comme cela !) qui mettent un homme en état desupporter avec un courage exemplaire les afflictions de ses amis,mais qui, par une espèce de compensation, le rendent, en ce qui leconcerne, très sensible à ses maux, et d’un égoïsme trèssusceptible. On peut donc, sans calomnier ce fonctionnaireintéressant, déclarer sans réserve et sans déguisement qu’ilcommença par se montrer très alarmé tout d’abord, et qu’ilmanifesta des émotions qui ne faisaient pas honneur à son héroïsme,jusqu’à ce qu’il eut appelé à son aide ses facultés ratiocinatives,qui lui firent entrevoir une perspective moins désespérée.

À mesure que M. Dennis exerçait lesqualités intellectuelles dont la nature l’avait doué à passer enrevue ses chances les plus favorables de se tirer d’affairebellement et sans grand désagrément personnel, il sentait renaîtreses esprits et augmenter sa confiance. Quand il se rappelait lahaute estime dans laquelle était tenu son ministère, et le besoinconstant qu’on avait de ses services ; quand il se considéraitlui-même, dont le Code pénal avait fait une espèce de remèdeuniversel, applicable aussi bien aux femmes qu’aux hommes, auxvieillards qu’aux enfants, aux gens de tout âge, de toute variétéde criminalité ; quand il songeait à la haute faveur dont iljouissait, par titre officiel, près de la Couronne, et des deuxChambres du parlement, de la Monnaie, de la Banque d’Angleterre etdes Juges du territoire ; quand il repassait dans son esprittous les ministres successifs dont il était resté toujours lapanacée favorite ; quand il réfléchissait que c’était à luique l’Angleterre devait de rester isolée dans la gloire de lapendaison parmi les nations civilisées de la terre ; quand ilse représentait tous ces titres et qu’il les pesait dans sonesprit, il n’avait pas l’ombre d’un doute qu’il y allait del’honneur de la nation reconnaissante de l’acquitter desconséquences de ses dernières escapades, et qu’elle ne pouvaitmanquer de lui rendre son ancienne place dans le bienheureuxsystème social.

Il en était donc resté, comme on dit, sur sabonne bouche, quand il prit place au milieu de l’escorte quil’attendait, et il se rendit à la prison avec une indifférencehéroïque. Et arrivant à Newgate, où on avait réparé à la hâte lesruines de quelques cachots pour y tenir en toute sûreté lesrévoltés, il reçut un accueil chaleureux des porte-clefs, charmésde voir un cas extraordinaire, un cas intéressant, qui rompaitagréablement la monotonie de leur service uniforme. Aussi, sousl’empire de cette aimable surprise, lui mit-on les fers avec unsoin tout particulier, avant de le coffrer dans l’intérieur de laprison.

« Camarade, dit le bourreau, pendant que,sous la conduite d’un officier de la geôle, il traversait, dans cetattirail nouveau pour lui, tous les corridors qu’il connaissait sibien, est-ce que je vais rester longtemps avec quelqu’un ?

– Si vous nous aviez laissé plus decellules debout, on vous en aurait donné une pour vous tout seul,lui répondit-on ; mais, pour le moment, la place nous manque,et nous sommes obligés de vous donner de la compagnie.

– À la bonne heure, répliqua Dennis, jen’ai pas de répugnance pour être en compagnie, camarade ; aucontraire, j’aime assez la société. J’étais né pour la société,vrai.

– Quel dommage, n’est-ce pas ? ditson conducteur.

– Mais non, répondit Dennis, je ne trouvepas. Pourquoi donc serait-ce dommage, camarade ?

– Oh ! dame ! je ne sais pas,dit l’autre négligemment. C’est que, comme vous dites que vousétiez né pour la société, et qu’on va vous en priver dans votrefleur, vous comprenez…

– Dites-moi donc, reprit l’autrevivement, de quoi diable me parlez-vous là ? Qu est-ce quec’est que ces gens-là qu’on va priver dans leurs fleurs ?

– Oh ! personne précisément :je croyais que c’était peut-être vous, » dit le geôlier.

M. Dennis s’essuya la face, qui étaitdevenue tout à coup rouge comme le feu. « Vous avez toujoursaimé à dire des farces » dit-il à son conducteur d’une voixtremblante, et il le suivit en silence, jusqu’à ce qu’il se futarrêté devant la porte.

– C’est là ma résidence, n’est-cepas ? demanda-t-il d’un air facétieux.

– Oui, voilà la boutique,monsieur, » répliqua l’autre. Dennis se disposait à y entrer,d’assez mauvaise grâce, quand tout à coup il s’arrêta et reculatout saisi.

« Eh bien ! dit le geôlier, commevous voilà ému !

– Hum ! dit Dennis à voix basse etfort alarmé. Il y a de quoi ! Fermez cette porte.

– C’est ce que je vais faire, quand vousserez entré.

– Mais je n’entrerai pas du tout. Je neveux pas qu’on m’enferme avec cet homme-là. Est-ce que vous avezenvie de me faire étrangler, camarade ? »

Le geôlier n’avait pas l’air d’avoir lamoindre envie pour ou contre ; mais lui faisant observer endeux mots qu’il avait sa consigne, et qu’il voulait l’exécuter, ilferma la porte par-dessus lui, tourna la clef et se retira.

Dennis se tenait tout tremblant le dos contrela porte, et levant le bras par un mouvement involontaire pour semettre en défense, les yeux fixés sur un homme, le seul locatairepour le moment du cachot, qui était étendu tout de son long sur unbanc de pierre, et qui venait de suspendre sa respiration commes’il était en train de se réveiller. Cependant il se roula sur lecôté, laissa pendre son bras négligemment poussa un long soupir et,murmurant quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans lesommeil.

Légèrement rassuré par ce répit, le bourreaudétourna un moment les yeux de son compagnon endormi, et jeta uncoup d’œil autour du cachot pour voir s’il ne trouverait pasquelque endroit favorable ou quelque arme propice pour se défendre.Il n’y avait pas d’autre meuble qu’une mauvaise table, qu’on nepouvait déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il seglissa sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier,l’emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant luipour s’en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements del’ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.

L’homme qui dormait là, c’était Hugh. Etnaturellement Dennis devait se trouver dans un état d’attente assezpénible, et souhaiter à part lui que l’autre ne se réveillâtjamais. Fatigué de rester debout, il s’accroupit dans son coin aubout de quelque temps, et finit par s’asseoir sur le pavé glacé.Cependant, quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu’ildormait d’un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter desyeux un instant. Il en avait si grand’peur, il redoutait tellementun assaut subit de sa part, que, non content d’observer ses yeuxfermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait entapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le coutendu, et s’assurer qu’il était réellement bien endormi, et qu’iln’allait pas profiter d’un moment de surprise pour s’élancer surlui.

Hugh dormit si longtemps et si profondément,que M. Dennis commença à croire qu’il ne se réveillerait pasavant la visite du porte-clefs. Déjà il se félicitait de cettesupposition flatteuse, et bénissait son étoile avec ferveur, quandil se manifesta deux ou trois symptômes assez peu rassurants, commepar exemple un nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, uneagitation incessante de la tête ; puis, juste au moment où ledormeur allait tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeuxde Hugh s’ouvrirent.

Le hasard voulut que sa figure se trouvâtprécisément tournée du côté de son visiteur inattendu, il leregarda bien une douzaine de secondes tranquillement, sans avoirl’air d’être surpris ni de le reconnaître. Puis tout à coup il fitun bond et prononça son nom avec un gros juron.

« N’approchez pas, camarade, n’approchezpas, cria Dennis, se cachant derrière la chaise, ne me touchez pas.Je suis prisonnier comme vous. Je n’ai pas la liberté de mesmembres. Je ne suis qu’un pauvre vieux. Ne me faites pas demal. »

Il prononça les derniers mots d’un air sicâlin et d’un ton si piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise etla tenait en l’air pour lui en asséner un coup, se retint et luidit de se relever.

« Oui certainement, camarade, je vais merelever, cria Dennis, prompt à l’apaiser par tous les moyens en sonpouvoir ; je ne demande pas mieux que de faire tout ce quipeut vous être agréable, bien sûr ; là ! me voici relevé.Qu’est-ce que je puis faire pour vous ? Vous n’avez qu’un motà dire, et je le ferai.

– Ce que vous pouvez faire pourmoi ! cria Hugh, en l’empoignant par le collet avec ses deuxmains et le secouant aussi rudement que s’il voulait lui couper larespiration. Et qu’est-ce que vous avez fait pour moi ?

– J’ai fait de mon mieux, ce que jepouvais faire de mieux. » répondit le bourreau.

Hugh, sans répliquer, le secoua dans sesserres vigoureuses à lui faire branler les dents dans la mâchoire,le lança par terre, et alla se rejeter lui-même sur son banc.

« Si ce n’était pas le plaisir que jeressens au moins de vous voir ici, murmura-t-il entre ses dents, jevous aurais écrasé la tête contre la muraille ; oh ! oui,et ça ne serait pas long. »

Il se passa quelque temps avant que Dennis eûtretrouvé sa respiration pourpouvoir parler ; mais sitôt qu’il put reprendre son langagehumble et soumis, il n’y manqua pas. « Oui, j’ai fait de monmieux, dit-il d’un ton caressant ; savez-vous que j’avais làdeux baïonnettes dans les reins, et je ne sais pas combien decartouches à mon service, pour me forcer à aller où vous étiez, etque, si vous n’aviez pas été pris, vous auriez été tué à coups defusil ? Jugez un peu, la belle figure que vous auriezfaite !… un beau jeune homme commevous !

– Je vaisdonc faire à présent plus belle figure, hein ? demanda Hugh,en relevant la tête avec une expression si terrible que l’autren’osa pas lui répliquer pour le moment.

– Il n’y apas de doute, dit Dennis d’un ton doucereux, après un instant desilence. D’abord il y a les chances du procès, et vous en avezmille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braiesnettes : on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Aprèscela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraientcontre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonnefois ; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté,d’adresse et d’agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort,que vous ne pourriez jamais croire qu’on ait pu porter la chose àce point de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil…Pouah ! » Et cette idée seule révoltait tellement sanature, qu’il cracha sur le pavé du cachot.

La chaleur qu’ilmontrait sur ce sujet pouvait passer pour du courage aux yeux dequelqu’un qui ne connaissait pas ses goûts et ses préférencesartistiques ; de plus, comme il se gardait bien de laisserpercer ses espérances secrètes, et qu’il avait l’air au contrairede se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut plussensible à ces considérations pour se laisser attendrir, qu’il nel’aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la soumissionla plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses genoux, et, sebaissant en avant, il regarda Dennis par-dessous les mèches de sescheveux, avec une espèce de sourire sur les lèvres.

« Le faitest, camarade, dit le bourreau d’un ton de plus intime confiance,que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise compagnie. Vousétiez avec un homme qu’on poursuivait bien plus que vous :c’était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce que j’aigagné à tout cela. Me voici ici comme vous : nous sommes dansla même barque.

– Tenez,gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne suis pas assezdupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner quelque chose,sans quoi vous ne l’auriez pas fait ; mais c’est une affairefinie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus question de vousque de moi ; et je ne tiens pas plus à vivre qu’à mourir, àmourir qu’à vivre ; ce m’est tout un. Alors, pourquoi medonnerais-je la peine de me venger de vous ? Boire, manger,dormir, tout le temps que j’ai à rester ici, je ne me soucie pasd’autre chose. S’il pouvait seulement pénétrer un peu plus desoleil dans ce maudit trou, pour qu’on pût s’y réchauffer, jevoudrais y rester couché tout le long du jour, sans me donner lapeine de me lever ou de m’asseoir une fois : voilà comme je mesoucie de moi. Pourquoi donc me soucier devous ? »

Il finit cetteharangue par un grognement qui ressemblait assez au bâillementd’une bête féroce, se remit tout de son long sur le banc, et fermade nouveau les yeux.

Après l’avoirregardé quelques moments en silence, Dennis tout heureux de l’avoirtrouvé si bénin, approcha de sa couche grossière la chaise surlaquelle il s’assit près de lui ; pourtant il prit laprécaution de ne pas se mettre à portée de son brasnerveux.

« Bien dit,camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à répondre.Nous allons boire et manger tant que nous pourrons, dormir tant quenous pourrons, nous rendre la vie douce tant que nouspourrons ; et avec de l’argent on a tout : dépensons-legaiement.

– Del’argent ! dit Hugh en se retournant dans une position pluscommode… où est-il ?

– Dame !ils m’ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis, mais ils netraitent pas tout le monde de même.

– Vouscroyez ? Eh bien ! ils m’ont pris le mienaussi.

– Alors jevais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vosparents.

– Mesparents ! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant surses mains ; où sont-ils, mes parents ?

– Vous aveztoujours bien de la famille ?

– Ha !ha ! ha ! dit Hugh en éclatant de rire et balançant sonbras au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, neva-t-il pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de lamort qui attend son fils, et l’a laissé, pauvre affamé, sans unvisage de connaissance au monde ! Venez donc me parler deparents et de famille !

– Camarade,cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un changement subit,vous ne voulez pas dire que…

– Je veuxdire, reprit Hugh, qu’ils l’ont pendue à Tyburn. Ce qui était bonpour elle est assez bon pour moi. Qu’ils m’en fassent autant quandils voudront… le plus tôt sera le mieux. Pas un mot de plus ;je vais dormir.

– Aucontraire, j’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin d’avoirlà-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant decouleur.

– Ne vousavisez pas de ça, répondit Hugh en grognant ; vous ferez biende tenir votre langue. Quand je vous dis que je vaisdormir ! »

Dennis s’étantrisqué à dire quelques mots encore malgré cet avertissement, soncamarade, furieux, lui lança de toute sa force un coup de poing quipourtant ne l’atteignit pas, puis se recoucha en murmurant unefoule de jurons et d’imprécations et en se tournant la face contrela muraille. Après avoir essayé encore une ou deux fois à sesrisques et périls, malgré la terrible humeur de son compagnon, dele tirer tout doucement par la basque de son habit pour reprendrecette conversation dont M. Dennis, pour des raisons à luiconnues, tenait tant à poursuivre le cours, il n’eut pas d’autrealternative que d’attendre, aussi patiemment qu’il le put, le bonplaisir du dormeur.

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