Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 18

 

Les trois honorables compagnons se dirigèrentdu côté de la Botte avec l’intention de passer la nuitdans ce lieu de rendez-vous, et de chercher, à l’abri de leurantique repaire, le repos dont ils avaient tant besoin : car,maintenant que l’œuvre de destruction qu’ils avaient méditée setrouvait accomplie, et qu’ils avaient mis, pour la nuit, leursprisonnières en lieu de sûreté, ils commençaient à se sentirépuisés, et à éprouver les effets énervants du transport de folie,qui les avait entraînés à de si déplorables résultats.

Malgré la fatigue et la lassitude à laquelleil succombait alors, comme ses deux camarades, et, on peut dire,comme tous ceux qui avaient pris une part active à l’incendie de laGarenne, Hugh retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté,chaque fois qu’il regardait Simon, et, à la grande colère du petitcapitaine, il la manifestait par de tels éclats de rire qu’ils’exposait à attirer sur eux l’attention de la police, et à semettre sur les bras quelque affaire dans laquelle leur état defaiblesse et d’épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôlebrillant. M. Dennis lui-même, qui n’était pas très sensible àl’endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avaitde plus un extrême plaisir à voir les excès d’humeur bouffonne deson jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances surl’imprudence d’une telle conduite, qu’il considérait comme uneespèce de suicide ; or le suicide étant une anticipationvolontaire sur l’action de la loi par la main du bourreau, il netrouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.

En dépit de ces remontrances, Hugh, sansrabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s’en allait sebalançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu’au momentoù ils se trouvèrent en vue de la Botte, à quelque centpas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu’il avaitcessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leurcourse. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu’ilsvirent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu’on avaitchargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinagepour avertir les traînards qu’il y avait du danger à venir se faireprendre dans cette souricière : « Arrêtez, leurcria-t-il.

– Arrêtez ! et pourquoi ? ditHugh.

– Parce que la maison est pleine deconstables et de soldats, depuis qu’elle a été envahie hier ausoir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais paslequel des deux. J’ai déjà empêché bien des gens de venir s’y faireprendre, et je crois qu’ils sont allés dans les marchés et lesplaces pour y passer la nuit. J’ai vu de loin la lueur desincendies, mais ils sont éteints maintenant. D’après tout ce quej’ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils nesont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dontvous me demandez des nouvelles, je n’en ai pas entenduparler ; je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple,il paraît qu’on a pris ici un homme qu’on a emmené à Newgate.Est-ce vrai, est-ce faux ? je ne sauraisl’affirmer. »

Le trio d’amis, à cette nouvelle, délibéra surce qu’ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bienêtre entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leurgarde à l’auberge de la Botte, voulait qu’on s’avançâtfurtivement et qu’on mît le feu à la maison ; mais sescompagnons, qui n’avaient pas envie de se lancer dans cesentreprises téméraires tant qu’ils n’avaient pas un peupled’insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s’il était vraiqu’ils eussent attrapé Barnabé, ils n’avaient pas manqué de lefaire passer dans une prison plus sûre ; qu’ils n’auraient pasété assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu sifaible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leursconseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre lechemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon touteapparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, quis’étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.

La nécessité d’agir leur rendit une forcenouvelle et rafraîchit leur ardeur ; ils pressèrent donc lepas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutesauparavant, et furent bientôt arrivés à destination.

Fleet-Market, à cette époque, était une longuefile irrégulière de hangars et d’appentis en bois qui occupaient lecentre de ce qu’on appelle aujourd’hui Farringdon-Street. Cesconstructions grossières, adossées malproprement l’une à l’autre,empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d’encombrerla chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de setirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, lespaniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et lesbornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, lescharretiers, par la foule bigarrée d’acheteurs, de vendeurs, devoleurs, de coureurs, de flâneurs. L’air était parfumé de lapuanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de laboucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. Oncroyait alors qu’il fallait acheter par ces incommodités publiquesl’avantage d’avoir dans les villes certains commerces utiles, etFleet-Market exagérait encore la chose.

C’est en cet endroit, peut-être parce que seshangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pourceux qui n’en avaient pas, peut-être aussi parce qu’il offrait lesmoyens de faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, queles émeutiers étaient venus en nombre, non seulement cette nuit-là,mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grandjour ; mais, comme la matinée était fraîche, il y avait ungroupe de ces vagabonds autour de l’âtre du cabaret, buvant desgrogs bouillants d’absinthe, fumant leur pipe et concertant denouvelles expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deuxamis étaient bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furentreçus avec des marques d’approbation distinguées, et on leur laissala place d’honneur pour s’asseoir. La chambre fut fermée etbarricadée pour éloigner les fâcheux, et on commença à sacommuniquer les nouvelles qu’on pouvait avoir.

« Il parait, dit Hugh, que les soldatsont pris possession de la Botte. Y a-t-il quelqu’un iciqui puisse nous dire ce qui en est ?

– Certainement, » s’écrièrentensemble plusieurs voix. Mais, comme la plupart de ceux qui étaientlà avaient pris part à l’assaut de la Garenne, et que le resteavait fait partie de quelque autre expédition nocturne, il setrouva que personne n’en savait là-dessus plus que Hugh lui-même.ils avaient tous été avertis l’un par l’autre, ou par l’ami cachésur la route, mais ils ne savaient rien personnellement.

« C’est que, dit Hugh, nous avons laissélà hier en faction un homme qui n’y est plus. Vous savez bien quije veux dire… Barnabé, celui qui a renversé le cavalier àWestminster. Y a-t-il quelqu’un qui l’ait revu ou qui ait entenduparler de lui ? »

Ils secouaient la tête et murmuraient tous quenon, en se regardant à la ronde pour se questionner les uns lesautres, quand on entendit du bruit à la porte : c’était unhomme qui demandait à parler à Hugh… il fallait absolument qu’ilvit Hugh.

« Ce n’est qu’un homme seul ? criaHugh à ceux qui gardaient la porte ; laissez-le entrer.

– Oui, oui, répétèrent les autres ;qu’il entre, qu’il entre. » En conséquence on débarre laporte ; elle s’ouvre, et l’on voit paraître un manchot, latête et la figure enveloppées d’un linge sanglant, comme un hommequi a reçu de sérieuses blessures. Ses habits étaient déchirés, etsa main unique pressait un bon gourdin. Il se précipite au milieud’eux tout haletant, demandant après Hugh.

« Présent ! lui répondit celui à quiil s’était adressé ; c’est moi qui suis Hugh. Qu’est-ce quevous me voulez ?

– J’ai une commission pour vous, ditl’homme. Vous connaissez un certain Barnabé ?

– Qu’est-ce qu’il est devenu ?Est-ce de sa part que vous venez ?

– Oui, il est arrêté. Il est dans un desplus forts cachots de Newgate. Il s’est défendu de son mieux, maisil a été accablé par le nombre. Voilà ma commission faite.

– Quand donc l’avez-vous vu ?demanda Hugh avec empressement.

– Pendant qu’on l’emmenait en prison sousescorte nombreuse, ils ont pris une rue détournée où nous avionscru qu’ils ne passeraient pas. J’étais un de ceux qui ont essayé dele délivrer. Il m’a chargé de vous dire où il était. Nous n’avonspas réussi ; mais c’est égal, l’affaire a été chaude :regardez plutôt. »

Il montrait du doigt ses habits et le bandeausanglant qui ceignait sa tête : il paraissait encore toutessoufflé de sa course, en regardant la compagnie à la ronde.Enfin, se retournant de nouveau vers Hugh :

« Je vous connaissais bien de vue,dit-il, car j’étais des vôtres vendredi, samedi et hier, mais je nesavais pas votre nom. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes unfameux gaillard, et lui aussi. Il s’est battu le soir comme unlion, quoique ça ne lui ait pas servi à grand’chose. Moi aussi,j’ai fait de mon mieux, surtout pour un manchot, »

Il jeta de nouveau un regard curieux autour dela chambre : du moins il en eut l’air, car il était difficilede distinguer ses traits sous le bandeau qui lui couvrait levisage ; puis, regardant encore fixement du côté de Hugh, ilempoigna son bâton, comme s’il s’attendait à une attaque et qu’ilse mît sur la défensive.

Au reste, s’il en eut un moment la peur, ellene dura pas longtemps, en présence de la tranquillité de tous lesassistants. Personne ne songea plus à s’occuper du porteur denouvelles ; tous s’occupèrent des nouvelles elles-mêmes. Onn’entendait de tous côtés que des jurons, des menaces, desmalédictions. Les uns criaient que, si on souffrait ça, ce seraitbientôt leur tour à se voir tous emmenés à la geôle ; lesautres, que c’était bien fait, que, s’ils avaient délivré d’abordles autres prisonniers, cela ne serait pas arrivé. Un homme se mità crier de toutes ses forces : « Qui est-ce qui veut mesuivre à Newgate ? » Tout le monde lui répondit par uneacclamation bruyante, en se précipitant vers la porte.

Mais Hugh et Dennis s’adossèrent contre ellepour les empêcher de sortir, attendant que la clameur confuse deleurs voix se fût apaisée et permît de faire entendre desobservations raisonnables. Ils leur représentèrent que de vouloirs’en aller faire ce beau coup en plein jour à présent, ce serait untrait de folie ; tandis que, s’ils attendaient la nuit, etqu’ils combinassent auparavant un plan d’attaque, non seulement ilspourraient reprendre tous leurs camarades, mais encore délivrer lesprisonniers, et mettre le feu à la prison pardessus le marché.

« Et encore pas à la prison de Newgateseule, leur cria Hugh, mais à toutes les prisons de Londres, pourqu’ils n’aient plus d’endroits où mettre les prisonniers qu’ilspourraient nous faire. Nous les brûlerons toutes, nous en feronsdes feux de joie. Tenez, dit-il en saisissant la main du bourreau,s’il y a des hommes ici, qu’ils viennent croiser leurs mains avecles nôtres, en gage d’alliance. Barnabé en liberté, et à bas lesprisons ! Qui est-ce qui le jure avec nous ? »

Tous, jusqu’au dernier, vinrent tendre leursmains. Tous jurèrent avec des serments effroyables d’arracher, lanuit suivante, leurs amis, à Newgate, d’enfoncer les portes, demettre le feu à la geôle, ou de périr eux-mêmes dans lesflammes.

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