Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 24

 

Quoiqu’il n’eût pas eu de repos la nuitprécédente, et qu’il eut veillé presque sans relâche depuisquelques semaines, ne dormant que dans le jour et à bâtons rompus,M. Haredale, depuis l’aube du matin jusqu’au coucher dusoleil, cherchait sa nièce partout où il pouvait croire qu’elle eûtcherché un refuge. Tout le long du jour, rien, pas une goutted’eau, ne passait ses lèvres ; il avait beau poursuivre sesrecherches au loin, de tous côtés, il ne s’était seulement pasassis… pas une fois.

Tous les quartiers qu’il pouvait imaginer, etChickwell, et Londres, et les maisons des artisans et commerçants àqui il avait affaire, et toutes ses connaissances, il n’avait riennégligé dans ses courses laborieuses. En proie à l’anxiété la plusharassante, aux appréhensions les plus pénibles, il allait demagistrat à magistrat, jusqu’au secrétaire d’État même. C’est de ceministre seulement qu’il reçut un peu de consolation. « Legouvernement, lui dit-il, poussé par les factieux jusqu’auxdernières prérogatives de la couronne, était déterminé à en faireusage ; on allait probablement publier le lendemain uneproclamation qui donnerait à la force armée un pouvoirdiscrétionnaire et illimité pour la répression de l’émeute. Lessympathies du roi, de l’administration et des deux chambres duparlement, comme aussi certainement des honnêtes gens de toutes lessectes religieuses, étaient acquises aux catholiquespersécutés ; et on était résolu à leur faire justice à toutrisque et à tout prix. » Il l’assura de plus que d’autrespersonnes, dont on avait incendié les maisons, avaient aussipendant quelque temps perdu la trace de quelque enfant ou dequelque parent, qu’ils avaient toujours, à sa connaissance, finipar retrouver ; qu’on ne perdrait pas de vue sa déclaration,qu’on la recommanderait particulièrement dans les instructionstransmises aux chefs de la police et à ses plus infimesagents ; qu’on ne négligerait rien de ce qu’on pourrait faireen sa faveur, et qu’on y apporterait toute la bonne volonté et laconstance qu’il avait droit d’espérer.

Reconnaissant de ces bonnes paroles, quelquepeu rassurantes que fussent ses démarches antérieures, et sans sefaire illusion sur l’espérance qu’il en devait concevoir pour lesujet de peine dont son cœur était dévoré, remerciant pourtant leministre du fond du cœur pour l’intérêt qu’il lui témoignait dansson malheur et qu’il paraissait si bien ressentir, M. Haredalese retira. Il se trouva, à l’entrée de la nuit, seul dans les rues,sans savoir seulement où aller reposer sa tête.

Il entra dans un hôtel près de Charing-Cross,pour demander quelque rafraîchissement et un lit. Il s’aperçut queson air fatigué et abattu attirait l’attention de l’aubergiste etde ses serviteurs. Il eut l’idée que peut-être on supposait qu’iln’avait pas le sou ; il tira sa bourse et la mit sur la table.« Ce n’est pas cela, lui dit l’aubergiste d’une voixtroublée. » Il craignait seulement que monsieur ne fût une desvictimes de l’émeute, auquel cas il n’oserait risquer de lerecevoir chez lui. Il était père de famille, et il avait déjà reçudeux avertissements de prendre garde aux hôtes qu’il admettraitdans son hôtel. Il en était bien fâché, et il en demandait bienpardon à monsieur, mais il ne pouvait faire autrement.

Non. M. Haredale le sentait mieux quepersonne ; c’est ce qu’il lui dit en quittant sa maison.

Comprenant qu’il aurait dû s’y attendre,d’après ce qu’il avait vu le matin à Chigwell, où pas un hommen’avait osé toucher à une bêche, en dépit de ses offres libérales,pour venir fouiller les ruines de sa maison, il prit par le Strand,trop fier pour s’exposer encore à un refus, et d’un esprit tropgénéreux pour vouloir envelopper dans son chagrin ou sa ruinequelque honnête commerçant qui aurait été assez faible pour luidonner asile. Il errait donc dans une des rues parallèles à laTamise, marchant au hasard, d’un air soucieux, et pensant à deschoses bien anciennes dans son souvenir, quand il entendit undomestique crier à un autre en face, par la fenêtre, que lapopulace était en train de mettre le feu à Newgate.

À Newgate ! où était son homme ! Saforce défaillante lui revint, et son énergie, sur le moment, futdix fois plus puissante que jamais. Quoi ! se pourrait-ilfaire… S’ils allaient délivrer l’Assassin… et que lui, Haredale,après tout ce qu’il avait déjà souffert, finit par mourir sansavoir pu se laver du soupçon d’avoir égorgé son frère !

Sans savoir seulement qu’il se dirigeait versla prison, il ne s’arrêta que quand il fut en face d’elle. La fouley était en effet, serrée et pressée en une masse épaisse, sombre,mouvante ; et on voyait les flammes prendre leur essor dansles airs. La tête lui tournait, mille lumières dansaient devant sesyeux, et il se débattait contre deux hommes qui arrêtaient sonélan.

« Non, non, disait l’un ;possédez-vous, mon bon monsieur. Nous attirons ici l’attention.Allons-nous-en. Qu’est-ce que vous voulez faire dans tout cemonde-là ?

– C’est égal, le gentleman est pour qu’onfasse quelque chose, dit l’autre, l’entraînant tout en parlant. Jelui sais toujours gré de ça ; je lui en sais bongré. »

Pendant ce temps-là ils avaient gagné une courprès de là, tout à fait à côté de la prison. Lui, il les regardaittour à tour, et, en essayant de se remettre, il sentit qu’iln’était pas bien ferme sur ses jambes. Le premier qui lui avaitparlé était le vieux gentleman qu’il avait vu chez lelord-maire ; l’autre était John Grueby, qui l’avait sibravement soutenu à Westminster.

« Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda-t-il d’une voix défaillante. Où donc nous sommes-nousrencontrés ?

– Derrière la foule, répondit ledistillateur ; mais venez avec nous. Je vous en prie, venezavec nous. Il me semble que vous connaissez mon ami quevoilà ?

– Certainement, dit M. Haredale. leregardant avec une sorte de stupeur.

– Eh bien ! il vous dira, reprit levieux gentleman, que je suis un homme à qui vous pouvez vous fier.Il me connaît, c’est mon domestique. Il était ci-devant (comme voussavez, je crois) au service de lord Georges Gordon ; mais ill’a quitté, et, par pur intérêt pour moi et quelques autresvictimes désignées de l’émeute, il est venu me donner lesrenseignements qu’il a pu recueillir sur les desseins de cesmisérables.

– C’est vrai, monsieur, dit John, mettantla main à son chapeau ; mais vous savez, à unecondition : c’est que vous ne porterez pas témoignage contremilord… Un homme égaré, monsieur ; mais au fond un bon homme.Ce n’est pas milord qui a jamais conduit ces complots.

– C’est une condition que j’observerai,vous pouvez en être sûr, répliqua le vieux distillateur. Je vous legarantis sur mon honneur. Mais venez avec nous, monsieur, je vousen prie, venez avec nous. »

John Grueby, sans joindre ses instances àcelles de son maître, adopta un autre moyen de persuasion plusdirect, en passant son bras dans celui de M. Haredale, pendantque son maître en faisait autant de son côté, et en l’emmenant auplus tôt.

M. Haredale, à l’étrange égarement de satête, et à la difficulté qu’il éprouvait à fixer ses idées,tellement qu’il ne pouvait se rappeler ses nouveaux compagnons deuxminutes de suite sans les regarder tour à tour, sentit qu’il avaitle cerveau troublé par l’agitation et la souffrance qui l’avaientassailli depuis quelque temps, et auxquelles il était encore enproie : il se laissa donc emmener où ils voulaient. Tout lelong du chemin, il avait le sentiment qu’il ne savait plus ce qu’ildisait ni ce qu’il faisait, et qu’il avait peur de devenir fou.

Le distillateur demeurait, comme il le luiavait déjà dit lors de leur première rencontre, à Holborn-Hill, oùil avait de vastes magasins, et où il faisait son commerce sur unegrande échelle. Ils pénétrèrent chez lui par une porte de derrière,pour ne pas attirer l’attention de la foule, et montèrent dans unechambre sur le devant. Cependant les fenêtres en étaient, commetoutes celles de la maison, fermées au volet, pour qu’à l’extérieurtout parût dans l’obscurité.

Ils le placèrent là sur un sofa, tout à faitsans connaissance. Mais, John ayant couru tout de suite chercher unchirurgien qui lui fit une copieuse saignée, il repritgraduellement ses sens. Comme il était, pour le moment, trop faiblepour marcher, ils n’eurent pas de peine à lui persuader de passerlà la nuit, et le mirent au lit sans perdre une minute. Cela fait,ils lui firent prendre un cordial et un biscuit avec une bonnepotion fortifiante, dont l’influence le plongea bientôt dans uneléthargie où il oublia un instant toutes ses peines.

Le négociant en vins, qui était un vieillardplein de cœur, et tout à fait un digne homme, n’avait pas lamoindre envie de se coucher lui-même, car il avait reçu desémeutiers plusieurs avertissements menaçants, et, s’il était sortice soir-là, c’était précisément pour tâcher de savoir, dans lesconversations de la populace, si ce n’était pas sa maison qu’ondevait venir attaquer après. Il passa toute la nuit dans la mêmechambre, sur un fauteuil, faisant par-ci par-là un petit somme, etrecevant de temps en temps les rapports de John Grueby et de troisou quatre autres employés de confiance, qui s’en allaient auxécoutes dans la foule ; il leur avait fait préparer, pour lessoutenir, une bonne provision de comestibles dans la chambrevoisine, et même, malgré son anxiété, il allait de temps en tempslui-même y chercher du réconfort.

Ces rapports étaient tout d’abord d’une natureassez alarmante ; mais, à mesure que la nuit avançait, ilsn’en furent que plus inquiétants, et contenaient de telles menacesde violence et de destruction, qu’en comparaison de ce nouveauplan, tous les troubles antérieurs ne paraissaient rien.

La première nouvelle qu’on lui apporta futcelle de la prise de Newgate et de la fuite de tous lesprisonniers, dont la marche, à mesure qu’ils montaient par Holbornet les rues adjacentes, s’annonçait à tous les citoyens renfermésdans leurs maisons par le fracas de leurs chaînes, concertépouvantable, qui s’entendait dans toutes les directions, commeautant de forges en exercice. D’ailleurs les flammes jetaient untel éclat par les voûtes vitrées du distillateur, que les chambreset les escaliers au-dessous étaient presque aussi bien éclairésqu’en plein jour, pendant que les clameurs éloignées de lamultitude faisaient trembler jusqu’aux murailles et auxplafonds.

À la fin on les entendit approcher de lamaison, et il y eut là quelques minutes d’une anxiété épouvantable.Ils arrivèrent tout près, et s’arrêtèrent devant ; mais, aprèsavoir poussé trois cris effroyables, ils continuèrent leur chemin,et, quoiqu’ils y revinssent cette nuit à plusieurs reprises,donnant chaque fois une nouvelle alarme, ils ne firent rien :ils avaient les mains pleines. Peu de temps après qu’ils avaientdisparu pour la première fois, un des éclaireurs du brave négociantaccourut avec la nouvelle qu’ils s’étaient arrêtés devant la maisonde lord Mansfield, dans Bloomsbury-Square.

Bientôt après, il en arriva un autre, puis unautre ; puis le premier revint à son tour, et ainsi de suite,petit à petit : voici ce qu’ils racontèrent. L’attroupementqui s’était arrêté devant la maison de lord Mansfield avait somméles gens qui étaient dedans de leur ouvrir, et ne recevant point deréponse (lord et lady Mansfield s’échappaient en ce moment par uneporte dérobée), ils étaient entrés de force, selon leur habitude.Là, ils se mirent à démolir la maison avec la plus grande furie,et, y mettant le feu en plusieurs endroits, ils avaient enveloppédans une ruine commune tout le mobilier, qui était d’une grandevaleur, l’argenterie, les bijoux, une magnifique galerie detableaux, la plus rare collection de manuscrits qu’il y eût jamaiseu au monde entre les mains d’un particulier, et, ce qui était pisencore, parce que c’était irréparable, l’immense bibliothèque dedroit, contenant presque à chaque page des notes de la main même dujuge, et d’une valeur inestimable, parce que c’était le résultatdes études et de l’expérience de sa vie tout entière. Pendantqu’ils étaient à sauter en hurlant autour du feu, une troupe desoldats, un magistrat en tête, était survenue, trop tard, il estvrai, pour empêcher le mal déjà fait ; mais pourtant ilss’étaient mis à disperser la foule. On avait lu le riotact, et, comme l’attroupement ne se dissipait pas, les soldatsavaient reçu l’ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils enjoue, avaient fait tomber roide morts, à la première décharge, sixhommes et une femme ; il y avait eu beaucoup de blessés. Ilsavaient rechargé sur-le-champ, fait une seconde décharge, maisprobablement en l’air, car on n’avait vu tomber personne.Là-dessus, effrayée sans doute aussi par les cris et le tumulte, lafoule s’était mise à se disperser ; les soldats avaientavancé, laissant par terre les morts et les blessés. Mais ilsn’avaient pas eu plus tôt le dos tourné, que les factieux étaientrevenus emporter les cadavres et les blessés pour faire uneprocession funèbre, les corps en tête. Ils avaient marché dans cetordre avec des éclats de gaieté horrible et sauvage, fixant desarmes dans la main même des morts pour leur donner l’air d’êtrevivants, et précédés par un drôle qui agitait de toutes ses forcesla cloche du dîner de lord Mansfield.

Les éclaireurs rapportèrent encore que cettebande de mutins s’était renforcée d’un certain nombre d’autres gensqu’ils avaient rencontrés, revenant de faire semblablebesogne ; et que, laissant seulement un détachement pourescorter les blessés et les morts, ils s’étaient mis en marche pourla maison de campagne de lord Mansfield à Caen-Wood, entreHampstead et Highgate, dans l’intention de lui faire subir le mêmesort qu’à la maison de ville, et se promettant d’y allumer un feuqui, de cette hauteur, illuminerait Londres tout entier. Mais ilsavaient été désappointés dans cette espérance par la rencontre d’unparti de cavalerie qui les attendait là, et qui les avait faitrevenir, plus vite qu’ils n’étaient allés, tout droit àLondres.

Chaque bande séparée qui s’était reformée dansles rues, était allée, de son côté, se mettre à l’œuvre, selon soncaprice, et le feu avait été mis, en un moment, à une douzaine demaisons, parmi lesquelles celle de sir John Fielding et de deuxautres juges de paix. On en avait incendié dans Holborn (alors undes carrefours les plus populeux de Londres) quatre autres quibrûlaient toutes à la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu’unamas de cendres, car le peuple avait coupé les tuyaux d’irrigation,et n’avait pas voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes.Dans une maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serinsen cage ; ils les prirent et les jetèrent tout vivants dansles flammes. Les pauvres petites créatures criaient, dit-on, commedes enfants, quand on les lança sur la braise : il y eut mêmeun homme qui, touché de leur sort, fit de vains efforts pour lessauver, à la grande indignation de la foule, qui voulait lui faireun mauvais parti.

Dans cette même maison, un des garnements quiavaient parcouru les appartements, brisant les meubles et prêtantleur aide à la destruction de la maison, trouva une poupée depetite fille… un méchant jouet… qu’il exposa par la fenêtre auxyeux de la populace dans la rue, comme une idole qu’adoraient leshabitants de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de sescompagnons qui avait la conscience aussi tendre (c’étaientjustement ces deux hommes-là qui avaient été les premiers à fairerôtir tout vifs les serins), s’assit sur le parapet de la maison,pour adresser de là à la foule une harangue tirée d’une brochuremise en circulation par l’Association, sur les vrais principes duChristianisme. Que faisait, pendant ce temps-là, lelord-maire ? Il avait les mains dans ses poches, contemplanttout cela du même œil qu’il aurait contemplé tout autre spectacle,charmé, à le voir, d’avoir trouvé une bonne place.

Tels furent les rapports communiqués au vieuxnégociant par ses serviteurs, pendant qu’il était assis auprès dulit de M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l’œildepuis la commencement de la nuit, aux cris de la populace, à lalueur des divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats.Si on ajoute à ces détails la mise en liberté de tous lesprisonniers de la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de volscommis dans les rues contre les passants, car la foule pouvaitfaire à son aise tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furentles scènes dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne sedouta seulement pas, et qui se passèrent toutes avant minuit.

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