Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 35

 

Le temps suivait son cours. Le tapage des ruesdevenait moins fréquent petit à petit, jusqu’à ce qu’enfin lesilence ne fut plus guère interrompu que par les cloches des toursde l’église, marquant la marche… plus lente et plus discrètependant le sommeil de la ville endormie, de ce grand Veilleur àtête grise, qui ne connaît pour lui ni sommeil ni repos. Dans lecourt intervalle des ténèbres et du calme dont jouissent les villesaprès la fièvre de la journée, tout bruit d’affaires s’éteint, etceux qui, par hasard, s’éveillent de leurs songes, restent àécouter dans leurs lits, à soupirer après l’aube, à regretter quela fin de la nuit ne soit pas encore écoulée.

Dans la rue, en dehors du long mur de laprison, des ouvriers vinrent en flânant à cette heure solennelle,par groupes de deux ou trois, et, en se rencontrant sur lachaussée, ils posèrent leurs outils par terre et se mirent àchuchoter entre eux. D’autres sortirent bientôt de la prison même,portant sur leur dos des planches et des charpentes. Quand ilseurent sorti tous ces matériaux, les premiers se mirent à labesogne à leur tour, et le son lugubre des marteaux commença àretentir dans les rues jusque-là silencieuses.

Çà et là, parmi ces ouvriers réunis, on envoyait un, avec une lanterne ou une torche fumante à la main, setenir auprès des autres pour les éclairer dans leur travail ;et à l’aide de cette lueur douteuse on en entrevoyait quelques-unsdans l’ombre qui arrachaient des pavés sur le chemin, pendant qued’autres tenaient tout droits de grands poteaux ou les fixaientdans des trous préparés d’avance pour les recevoir. D’autresamenaient lentement à leurs camarades une charrette vide, quigrondait derrière eux en sortant de la prison ; pendant qued’autres, enfin, dressaient de longues barricades en travers de larue. Ils étaient tous très occupés à leur ouvrage. Leurs figuressombres, qui se mouvaient de droite et de gauche, à cette heureinaccoutumée, si actives et si silencieuses, auraient pu passerpour des ombres de revenants employés, à l’heure de minuit, àquelque ouvrage fantastique, qui s’évanouirait comme elles au chantdu coq, au premier rayon du jour, ne laissant plus à leur place quele brouillard et les vapeurs du matin.

Tant qu’il fit encore noir, il s’amassa sur laplace un petit nombre de curieux, qui étaient venus tout exprèsavec l’intention d’y rester. Ceux même qui ne traversaient la placequ’en passant pour aller ailleurs, s’arrêtaient là quelque tempscomme par un attrait irrésistible. Cependant le bruit de la scie etdu maillet allait son train gaillardement, mêlé au fracas desplanches qu’on jetait sur le pavé de la chaussée, et de temps entemps aux voix des ouvriers qui s’appelaient les uns les autres.Toutes les fois qu’on entendait le carillon de l’église voisine, etc’était à chaque quart d’heure, une étrange sensation, instantanéeet inexprimable, mais bien visible, courait comme un frisson sur lecorps de tous les assistants.

Petit à petit on vit apparaître à l’orient unefaible lueur, et l’air, qui était resté chaud toute la nuit, devintfroid et glacé. Ce n’était pas encore le jour, mais l’obscuritédiminuait, et les étoiles pâlissaient. La prison, qui n’avait étéjusque-là qu’une masse noire sans figure et sans forme, prit sonaspect accoutumé, et de temps à autre on put voir sur son toit unveilleur solitaire s’arrêter pour regarder de là les préparatifsqu’on faisait dans la rue. Comme cet homme faisait, en quelquesorte, partie de la prison même, et qu’il savait, ou du moins onpouvait le supposer, tout ce qui s’y passait, il devenait par celamême l’objet d’un intérêt particulier, et on regardait sasilhouette, on se la montrait les uns aux autres avec autant devivacité que si c’était un esprit.

Cependant la faible lueur devint pluséclatante, et les maisons, avec leurs inscriptions et leursenseignes, se détachèrent distinctement sur le fond grisâtre dumatin. De grosses voitures publiques sortirent lourdement de lacour d’auberge vis-à-vis, avec les voyageurs avançant la tête pouravoir leur part du coup d’œil ; et en s’en allant cahin-caha,chacun d’eux jetait en arrière un dernier regard sur la prison.Puis bientôt les premiers rayons du soleil vinrent éclairer la rue,et l’œuvre nocturne qui, dans ses divers progrès et surtout dansl’imagination variée des spectateurs, avait pris cent formessuccessives, possédait enfin sa vraie et due forme, … c’était unéchafaud et un gibet.

Dès que la chaleur d’un jour éclatant commençaà se faire sentir à la foule encore peu épaisse, on entendit leslangues se délier, les volets s’ouvrir, les jalousies setirer ; les personnes qui avaient couché dans des appartementsde l’autre côté de la prison, et qui avaient de bonnes places àlouer à grand prix pour voir l’exécution, sortirent de leur lit àla hâte. Dans plusieurs maisons, les gens étaient occupés à releverles châssis des croisées pour la plus grande commodité desspectateurs ; il y en avait même d’autres où les spectateursétaient déjà à leur poste, assis sur leurs chaises, et jouant auxcartes, ou buvant, ou plaisantant ensemble, pour passer le temps.Quelques-uns avaient loué des places jusque sur le toit, et on lesvoyait déjà grimper pour les prendre, par le parapet ou par lesfenêtres des greniers. Quelques autres, ne trouvant pas leursplaces assez bonnes hésitaient à les occuper, et restaient deboutdans un état d’indécision, contemplant en bas la foule quigrossissait successivement, avec les ouvriers qui se reposaientnonchalamment contre l’échafaud, et affectant de se montrer peusensibles à l’éloquence du propriétaire, qui leur vantait lemagnifique coup d’œil qu’on avait de la maison, et le bon marchéqu’il en demandait.

Jamais on n’avait vu plus belle matinée duhaut des toits et des étages supérieurs de ces bâtiments ; lesclochers des églises de Londres et le dôme de la grande cathédraleappelaient les regards, bien au-dessus de la prison, découpés surun ciel bleu, et colorés par les nuages légers d’un jour d’été,montrant dans une atmosphère pure et claire jusqu’aux dessinsdentelés de leur architecture, toutes leurs niches et leursouvertures. Tout était lumière et bonheur, excepté en bas dans larue, encore dans l’ombre ; l’œil plongeait là dans une grandefosse sombre, où, au milieu de tant de vie et d’espérance, aumilieu de cette renaissance générale, était dressé le terribleinstrument de mort. On aurait dit que le soleil même ne pouvait passe décider à regarder par là.

Mais cet appareil lugubre était encore mieuxainsi, triste et caché dans l’ombre, qu’au moment où la journéeétant plus avancée, il étala dans la pleine gloire du soleilbrillant sa peinture noire toute craquelée, et ses nœuds coulantsqui se balançaient à la lumière du jour comme des guirlandeshideuses. Il était mieux dans la solitude et la tristesse del’heure de minuit, avec un petit nombre de formes vivantes groupéesautour de lui, qu’à la fraîcheur du matin, signal du réveil de lavie, au centre d’une foule avide. Il était mieux quand il hantaitla rue comme un spectre, pendant que tout le monde était couché, etqu’il ne pouvait infecter de son influence que les rêves de laville, que lorsqu’il vint braver le grand jour et salir de saprésence impure les sens des citoyens éveillés.

Cinq heures étaient sonnées… puis six… puishuit. Le long des deux grandes rues, à chaque bout de la place, ily avait maintenant un torrent de monde qui roulait ses flotsvivants vers les rendez-vous d’affaires et les marchés où lesappelaient l’amour du gain. Les charrettes, les diligences, lesfourgons, les camions, les diables et les brouettes se frayaient deforce un passage à travers les derniers rangs de la foule, pour serendre dans la même direction. Les voitures publiques qui venaientdes environs s’arrêtaient, et le conducteur montrait avec son fouetle gibet, quoiqu’il eût pu s’en épargner la peine : car sesvoyageurs n’avaient pas besoin de cela pour tourner tous la tête dece côté, et les portières étaient tapissées d’yeux tout grandsouverts. Dans quelques charrettes et quelques fourgons, on pouvaitvoir des femmes jetant avec épouvante un coup d’œil du côté decette horrible machine ; il n’y avait pas jusqu’aux petitsenfants que leurs papas tenaient au-dessus de leur tête dans lafoule pour leur faire voir le beau joujou qu’on appelle unepotence, et pour leur apprendre comment on pend un homme.

On devait mettre à mort, devant la prison,deux des insurgés qui avaient pris part à l’attaque dirigée contreelle ; immédiatement après on devait en exécuter un autre dansBloomsbury-Square, À neuf heures, un fort détachement de soldats semit en marche dans la rue, se forma en double haie, et ne laissaqu’un étroit passage dans Holborn, qui avait été, tant bien quemal, occupé toute la nuit par les constables. À travers les rangsde la troupe, on amena une autre charrette (celle dont nous avonsdéjà parlé servait à la construction de l’échafaud), et on la roulajusqu’à la porte de la prison. Après ces préparatifs, les soldatspurent mettre l’arme au pied : les officiers se promenaient delong en large dans le passage qu’ils avaient pratiqué, ou causaientensemble au pied de l’échafaud. Quant à la foule qui s’étaitrapidement accrue depuis quelques heures, et qui recevait encore denouveaux renforts à chaque minute, elle attendait midi avec uneimpatience que redoublait chaque carillon de l’horloge duSaint-Sépulcre.

Jusqu’à ce moment la foule était restéetranquille, et même, vu les circonstances, comparativementsilencieuse, excepté quand l’arrivée de quelque nouvelle société àune fenêtre encore inoccupée fournissait l’occasion de regarder parlà et de faire quelques observations. Mais, à mesure que l’heureapprochait, il s’éleva un bourdonnement, un murmure qui, croissantde moment en moment, finit par devenir un tumulte assez fort pourremplir l’air d’alentour.

Il n’y avait pas moyen d’entendredistinctement des mots ni même des voix dans cette clameur, etd’ailleurs on ne se parlait guère les uns aux autres : si cen’est que, par exemple, ceux qui se prétendaient mieux informés,disaient peut-être à leurs voisins qu’ils reconnaîtraient bien lebourreau quand il paraîtrait, parce qu’il était plus petit quel’autre ; ou bien que l’homme qui devait être pendu avec luis’appelait Hugh, et que c’était Barnabé Rudge qu’on pendrait àBloomsbury-Square.

À l’approche du moment fatal, le bourdonnementdevint si fort, que ceux qui étaient aux fenêtres ne pouvaient pasentendre sonner l’heure à l’horloge de l’église, quoiqu’elle fûttout près d’eux. Il est vrai qu’ils n’avaient pas besoin del’entendre, ils pouvaient bien la voir sur le visage des gens. Iln’y avait pas plus tôt un nouveau quart de sonné, qu’il se faisaitun mouvement dans la foule… comme s’il venait de leur passerquelque chose sur la tête… comme s’il y avait un changement subitdans la température… et dans ce mouvement on pouvait lire le faitcomme sur un cadran d’airain avec le bras d’un géant pouraiguille.

Onze heures trois quarts ! le murmuredevient étourdissant, et cependant chacun a l’air d’être muet.Regardez partout où vous voudrez dans la foule, et vous ne voyezque des yeux tendus, des lèvres serrées. L’observateur le plusvigilant aurait eu bien de la peine à vous montrer tel point ou telautre, et à vous dire : « Tenez, c’est l’homme de là-basqui vient de crier. » Il serait aussi facile de voir unehuître remuer les lèvres dans son écaille.

Onze heures trois quarts ! Bon nombre despectateurs, qui s’étaient retirés de leurs fenêtres, reviennentrestaurés, comme si c’était l’heure juste où ils doivent reprendreleur faction. Ceux qui s’étaient endormis se réveillent, et chacundans la foule fait un dernier effort pour se ménager une meilleureplace, ce qui occasionne une presse effrayante contre lesbalustrades, et les fait céder et ployer sous le poids comme desimples roseaux. Les officiers, qui jusque-là s’étaient tenus engroupes, vont reprendre leurs positions respectives, et commanderla manœuvre, le sabre en main : « Portez armes !« et l’acier poli, en circulant à travers la foule, brille ets’agite au soleil comme les eaux d’un fleuve. Au milieu de cettetraînée éclatante, deux hommes amènent vivement un cheval qu’on sedépêche d’atteler à la charrette qui est à la porte de laprison ; puis un profond silence remplace le tumulte quin’avait fait jusque-là que s’accroître, et après cela un moment decalme pendant lequel tout le monde retient sa respiration. Pour lecoup, chaque croisée était bouchée par les têtes etagées les unessur les autres : les toits grouillaient de gens, quis’attachaient aux cheminées, qui avançaient le corps par-dessus lesgouttières, qui se tenaient n’importe où, au risque de se voirentraînés sur le pavé de la rue par la première tuile qui viendraità leur manquer dans la main. La tour de l’église, le toit del’église, le cimetière de l’église, les plombs de la prison,jusqu’aux tuyaux de descente et aux poteaux de réverbères, il n’y apas un pouce de terrain qui ne fourmille de créatures humaines.

Au premier coup de midi, la cloche de laprison commença à tinter. Alors le tumulte, mêlé maintenant descris de : « À bas les chapeaux ! » et de :« Les pauvres diables ! » et par-ci par-là dans lafoule de quelques cris et de quelques gémissements, éclata avec uneforce nouvelle. C’était affreux à voir (si on avait rien pu voirdans ce moment d’excitation et de terreur) tout ce pêle-mêle d’yeuxavides braqués sur l’échafaud et la potence.

Le murmure sourd se faisait entendre dans laprison aussi distinctement qu’au dehors. Pendant qu’il résonnaitdans l’air, on amena les trois prisonniers dans la cour ; ilssavaient bien ce que c’était que tout ce bruit.

« Entendez-vous ? cria Hugh, sans enéprouver aucun souci. Ils nous attendent. Je les ai entendus quicommençaient à se rassembler, quand je me suis éveillé cette nuit,et je me suis retourné de l’autre côté pour me rendormir tout desuite. Nous allons voir l’accueil qu’ils vont faire au bourreau, àprésent que c’est son tour. Ha ! ha !ha ! »

L’aumônier, qui arrivait justement en cemoment, le gronda de sa joie indécente et l’avertit de changer deconduite.

« Et pourquoi ça, notre maître ? ditHugh. Qu’est-ce que je peux faire de mieux que de ne pas m’endésoler ? Il me semble que vous, vous ne vous en désolez pastrop non plus. Oh ! vous n’avez pas besoin de me le dire,cria-t-il au moment où l’autre allait parler, vous n’avez pasbesoin de prendre vos airs tristes et solennels, je sais bien quevous ne vous en souciez guère. On dit qu’il n’y a personne commevous dans Londres pour savoir faire une salade de homards.Ha ! ha ! je savais ça, comme vous voyez, avant de venirici. Allez-vous en avoir une bonne, ce matin ? Avez-vous jetéun coup d’œil au déjeuner ? J’espère qu’il y en a à gogo pourtoute cette compagnie affamée qui prendra place à table avec vous,quand la comédie sera finie.

– Je crains bien, fit observer leministre en secouant la tête, que vous ne soyez incorrigible.

– Vous avez raison. Je le suis, répliquaHugh sévèrement. Pas d’hypocrisie, notre maître. Puisque c’est pourvous un jour de plaisir et de régal tous les mois, laissez-moi merégaler et prendre du plaisir à ma manière. S’il vous fautabsolument un garçon qui se meure de peur, il y en a là un qui ferabien votre affaire : vous n’avez qu’à essayer votre pouvoirsur lui. »

En même temps il lui montra Dennis que deuxhommes tenaient entre eux, se traînant à peine sur ses jambes et sitremblant que toutes ses articulations et ses jointures avaientl’air d’être agitées par des convulsions ; puis détournant latête de cet ignoble spectacle, il appela Barnabé qui se tenait àpart.

« Courage, Barnabé ! ne te laissepas abattre mon garçon, c’est bon pour lui.

– Ma foi ! cria Barnabé, ens’approchant vers lui d’un pas léger, je n’ai pas peur, Hugh. Jesuis très content. On m’offrirait maintenant de me laisser la vieque je n’en voudrais pas ; regardez-moi, trouvez-vous quej’aie l’air d’avoir peur de mourir ? Croyez-vous qu’ilspourront me voir trembler, moi ? »

Hugh contempla un moment ses traits, où il yavait un sourire étrange qui n’était pas de ce monde ; son œilvif étincela, et se mettant entre lui et l’aumônier, il murmurarudement quelques mots à l’oreille de ce dernier.

« Tenez ! notre maître, si j’étais àvotre place, je ne lui en dirais pas bien long. Vous avez beauavoir l’habitude de ces choses-là, cette fois-ci ça pourrait vousgâter l’appétit pour votre déjeuner. »

Barnabé était le seul des trois condamnés quise fût levé et eût fait sa toilette le matin. Les autres n’yavaient pas songé seulement une fois, depuis que leur sentenceavait été prononcée. Il portait encore à son chapeau les débris deses plumes de paon, et tous ses atours ordinaires étaient disposéssur sa personne avec le même soin. Son œil de feu, son pas ferme,son port fier et résolu, auraient fait honneur à quelque hautexploit de véritable héroïsme, à quelque acte de sacrificevolontaire, inspiré par une noble cause et un honnête enthousiasme.Quel dommage de les voir honorer la mort d’un rebelle !

Mais tout cela ne faisait encore qu’ajouter àson crime. C’était le comble de l’audace. Ainsi l’avait déclarél’arrêt ; il fallait bien que cela fut. Le bon ministrelui-même avait été grandement choqué, pas plus tard qu’un quartd’heure avant, de voir comme il avait fait des adieux à Grip. Unhomme, dans sa position, s’amuser à caresser un oiseau !…

La cour était pleine de gens ; defonctionnaires civils de bas étage, d’officiers de justice, desoldats, d’amateurs et d’étrangers qu’on avait invités à venir làcomme à la noce. Hugh regardait autour de lui, faisait d’un airsombre un signe de tête à quelque autorité qui lui indiquait de lamain par où il devait avancer, et, donnant une tape sur l’épaule deBarnabé, il passait outre avec la démarche d’un lion.

Ils entrèrent dans une grande chambre, sivoisine de l’échafaud qu’on pouvait de là très bien entendre ceuxqui se tenaient contre les barrières, demander avec instance auxhallebardiers de les enlever de la foule où ils étouffaient, etd’autres crier à ceux de derrière de reculer, au lieu de les foulerà les écraser, et de les suffoquer faute d’air.

Au milieu de cette chambre, deux serruriers,avec leurs marteaux, se tenaient près d’une enclume. Hugh alladroit à eux, et plaça son pied si hardiment sur l’enclume, qu’il lafit résonner comme sous le coup de quelque arme pesante. Puis,croisant les bras, il resta debout pour se faire ôter ses fers,promenant hautement dans la salle ses yeux menaçants sur ceux quiétaient là à le dévisager en se chuchotant à l’oreille.

On perdit tant de temps à traîner Dennis, quela cérémonie était finie pour Hugh et presque pour Barnabé avantqu’il parût. Cependant il ne fut pas plus tôt à cette place qu’ilconnaissait si bien, et au milieu de figures qui lui étaient sifamilières, qu’il retrouva assez de force et de sentiment pourjoindre les mains et faire un dernier appel à la pitié.

« Messieurs, mes bons messieurs, criacette abjecte créature, rampant sur ses genoux, et finissant par sejeter tout de son long étendu sur les dalles : gouverneur,cher gouverneur… honorables shériffs… mes dignes gentlemen, prenezpitié d’un pauvre homme qui a vécu au service de Sa Majesté, de lajustice, du parlement, et… ne me laissez pas mourir… par uneméprise.

– Dennis, dit le gouverneur de la prison,vous savez bien comment tout cela se fait, et que le mandatd’exécution est venu pour vous en même temps que pour les autres.Vous savez bien que nous n’y pouvons rien changer, quand nous enaurions l’envie.

– Tout ce que je demande, monsieur, toutce que je demande et ce que je désire, c’est du temps pour qu’ons’assure du fait, cria le pauvre diable tout tremblant, en jetantde tous côtés un regard qui implorait la sympathie. Le roi et legouvernement ne peuvent pas savoir que c’est de moi qu’ils’agit ; sans cela ils n’auraient jamais le cœur de m’envoyerà cette affreuse boucherie. Ils ont vu mon nom, mais ils ne saventpas que c’est moi. Retardez mon exécution… par charité, retardezmon exécution, mes bons messieurs du bon Dieu… jusqu’à ce qu’onsoit allé leur dire que c’est moi qui suis bourreau ici depuis prèsde trente ans. Quoi ! n’y a-t-il personne qui veuille aller leleur dire ? » Et en même temps il pressait ses mains d’unair suppliant et regardait tout autour, tout autour, bien des fois…« N’y a-t-il pas une âme charitable qui veuille aller le leurdire ?

– Monsieur Akerman, dit un monsieur quise trouvait là près de lui, après un moment de silence ; commeil ne serait pas impossible que cette certitude rendît à cemalheureux homme un peu du calme désirable en un pareil moment,voulez-vous me permettre de lui donner l’assurance qu’on n’ignoraitpas, quand on a rendu la sentence, que c’était bien lui qui étaitle bourreau ?

– Oui ; mais en ce cas, peut-êtren’auront-ils pas cru la peine si forte, s’écria le criminel, setraînant aux genoux de l’interlocuteur, pour le saisir de ses deuxmains, tandis qu’elle est plus forte pour moi, cent fois pire quepour tout autre. Faites-leur savoir ça, monsieur. Ils m’ont puniplus sévèrement rien qu’en m’infligeant la même peine. Retardez monexécution jusqu’à ce qu’ils le sachent. »

Le gouverneur fit un signe, et les deux hommesqui l’avaient soutenu s’approchèrent. Il poussa un cri perçant.

« Attendez, attendez ! un seulmoment ! un seul moment encore. Laissez-moi cette dernièrechance de sursis ; il y en a un de nous trois qui doit aller àBloomsbury-Square. Permettez que ce soit moi. Le sursis peut venirpendant ce temps-là ; je suis sûr qu’il va venir. Au nom duciel ! permettez qu’on m’envoie à Bloomsbury-Square. Ne mependez pas ainsi. C’est un assassinat. »

On lui mit le pied sur l’enclume : maislà même on entendait ses vociférations au-dessus du fracas desmarteaux entre les mains des serruriers, et de la rage enrouée dela foule ; il criait qu’il connaissait la naissance de Hugh…que son père était vivant, et que c’était un gentilhomme d’unenaissance et d’un rang distingués… qu’il possédait des secrets defamille importants ; qu’il ne pouvait les révéler si on ne luien donnait pas le temps, et qu’on le forcerait à mourir en lesayant sur la conscience. Enfin il ne cessa de déraisonner quelorsque la voix lui manqua, et qu’il tomba comme un paquet de lingesale entre les mains de ses deux gardiens.

C’est à ce moment que l’horloge frappa lepremier coup de midi, et que la cloche de la prison commença àtinter. Les différents employés de la prison, avec deux shériffs àleur tête, se mirent en marche vers la porte. Tout était prêt quandle dernier coup de l’heure frappa les oreilles.

On en avertit Hugh en lui demandant s’iln’avait pas quelque chose à dire.

« À dire ! s’écria-t-il ; moi,non ; je suis tout prêt… Ah ! mais si, ajouta-t-il enjetant les yeux sur Barnabé ; j’ai un mot à dire en effet.Viens ici, mon garçon. »

Il y avait en ce moment quelque chose de bon,même de tendre, en désaccord avec son visage farouche, quand ilsaisit son pauvre camarade par la main.

« Voilà ce que j’ai à dire, cria-t-il enregardant d’un œil ferme autour de lui ; c’est que quandj’aurais dix vies à perdre, et que la perte de chacune d’ellesdevrait me donner dix fois l’agonie de la mort la plus douloureuse,je les donnerais toutes… oui, messieurs là-bas qui avez l’air de nepas me croire… je les donnerais toutes les dix pour sauverseulement celle-là… seulement celle-là, répéta-t-il en serrantencore la main de Barnabé… celle qu’il va perdre par ma faute.

– Ce n’est pas par votre faute, ditl’idiot avec douceur, ne dites pas ça ; il n’y a pas dereproche à vous faire : vous avez toujours été très bon pourmoi… Hugh, nous allons enfin savoir qu’est-ce qui fait briller lesétoiles, à présent.

– Je l’ai enlevé à sa mère par surprise,sans savoir qu’il dût en résulter tant de mal, dit Hugh, lui posantla main sur la tête et parlant d’un ton de voix moins élevé ;je la prie de me pardonner, et toi aussi, Barnabé… Tenez,ajouta-t-il avec énergie, regardez ! voyez-vous bien cegarçon-là ?

– Oui, oui, murmura-t-on de tous côtés,sans trop savoir pourquoi cette question.

– Le gentleman de là-bas… il montral’aumônier… m’a souvent entretenu ces jours derniers de foi et deferme croyance. Vous voyez tous ce que je suis… plutôt une brutequ’un homme : on me l’a dit assez de fois… Eh bien ! avectout cela j’avais assez de foi pour croire, et je l’ai cru aussifortement que pas un de vous, messieurs, peut croire quelque chose,que cette vie-là, du moins, serait épargnée. Voyez-le !regardez-le ! »

Barnabé avait fait un pas vers la porte, où ilse tenait debout en lui faisant signe de le suivre.

« Si ce n’était pas là de la foi, si cen’était pas là une ferme croyance, cria Hugh, tenant son brasétendu en avant et levant les yeux au ciel dans l’attitude d’unprophète sauvage que l’approche de la mort a rempli d’uneinspiration fatidique, alors c’est qu’il n’y en a pas. Quel autresentiment pouvait m’apprendre… avec une naissance comme la mienneet une éducation comme celle que j’ai reçue, à espérer encore de lapitié dans ce lieu barbare, cruel, impitoyable ? Moi qui n’aijamais joint les mains pour prier, j’invoque sur cette boucheriehumaine la colère de Dieu ; sur cet arbre de deuil, dont jevais être le fruit mûr suspendu à la branche qui m’attend,j’appelle la malédiction de toutes ses victimes, passées, présenteset à venir, sur la tête de l’homme qui, dans sa conscience, saitbien que je suis son fils, je dépose le vœu qu’il ne meure pas dansson lit de duvet, mais de mort violente comme moi, et qu’il n’aitpas d’autre pleureur à ses funérailles que le vent de la nuit. Etlà-dessus, ainsi soit-il ! ainsi soit-il ! »

Son bras retomba à son côté ; il seretourna et se dirigea vers eux d’un pas assuré. Il était redevenule même homme qu’auparavant.

« Vous n’avez rien de plus àdire ? » reprit le gouverneur.

Hugh fit signe à Barnabé de ne pas l’approcher(sans porter les yeux de son côté), et répondit : « Riende plus. En avant ! À moins, dit Hugh, jetant avec vivacité unregard derrière lui, à moins qu’il n’y ait parmi vous quelqu’un quiait envie d’un chien, et encore à la condition qu’il le traiterabien. J’en ai un qui m’appartient dans la maison d’où je viens, etil serait difficile d’en trouver un meilleur. Il commencera bienpar grogner un peu, mais ça passera… Cela vous étonne que je penseà un chien dans un moment comme ça, ajouta-t-il presque enriant ; mais, voyez-vous, si je connaissais un homme qui leméritât seulement à moitié autant que lui, ce n’est pas au chienque je penserais. »

Il n’ajouta plus un mot et alla prendre saplace, d’un air insouciant, tout en écoutant cependant le servicedes morts, avec quelque chose comme une attention sombre ou unecuriosité vivement excitée. Aussitôt qu’il eut passé la porte, onemporta son misérable compagnon de supplice… et la foule vit lereste.

Barnabé aurait volontiers monté les marches enmême temps qu’eux… il avait même voulu les devancer ; mais onle retint les deux fois, parce que c’était ailleurs qu’il devaitsubir sa peine. Quelques minutes après, les shériffs reparurent. Lamême procession reprit sa marche à travers un grand nombre depassages et de corridors, pour passer par une autre porte où lacharrette attendait. Il baissa la tête pour éviter de voir ce qu’ilsavait bien que ses yeux ne manqueraient pas de rencontrer sanscela, et s’assit tristement, quoiqu’avec un certain orgueil et unecertaine joie d’enfant… sur le véhicule. Les aides prirent leursplaces à côté, devant et derrière. Les voitures des shériffsvinrent après. Un détachement de soldats entoura le tout, et on semit lentement en route à travers les rangs pressés de la foule,pour arriver à la maison en ruines de lord Mansfield.

C’était bien triste à voir… tout cet appareil,toute cette force déployée, toutes ces baïonnettes étincelantesautour d’une créature sans défense… Mais ce qui était plus tristeencore, c’était de remarquer comme tout le long du chemin sespensées errantes trouvaient un étrange encouragement dans lespectacle de ces fenêtres garnies de curieux et de la multitude quiencombrait les rues ; c’était d’observer comme dans cemoment-là même il se montrait sensible à l’influence du beau cielbleu dont il semblait chercher à pénétrer, le sourire sur leslèvres, la profondeur impénétrable. Mais on avait déjà vu tant descènes pareilles depuis la fin des émeutes ; on en avait vu desi attendrissantes, de si repoussantes, qu’elles avaient bienplutôt réussi à éveiller la pitié pour les victimes que le respectde la Loi, dont le bras rigoureux semblait, dans bien des cas,s’être appesanti avec autant de barbare plaisir, une fois le dangerpassé, qu’elle s’était montrée, lâchement paralysée dans le périlde la crise.

Deux boiteux…deux vrais enfants… l’un avec unejambe de bois, l’autre traînant, à l’aide d’une béquille, sesmembres tout tortillés, furent pendus à cette même place deBloomsbury-Square. Quand la charrette fut au moment de glisser sousleurs pieds pour consommer leur supplice, on s’aperçut qu’ilstournaient le dos au lieu de tourner la face à la maison qu’ilsavaient aidé à piller, et on prolongea leur angoisse pour réparercet oubli. On pendit aussi dans Bowstreet un autre petitgarçon ; d’autres jeunes gars eurent le même sort dans diversquartiers de la ville ; quatre malheureuses femmes furentmises à mort : en un mot, ceux qu’on exécuta comme insurgésn’étaient guère, pour la plupart, que les plus faibles, les plusvulgaires, les plus misérables d’entre eux. La meilleure satirequ’on pût faire du fanatisme hypocrite qui avait servi de prétexteà tous ces maux, c’est qu’un certain nombre de ces malheureuxdéclarèrent qu’ils étaient catholiques, et demandèrent des prêtresde cette religion pour les assister à leurs derniers moments.

On pendit dans Bishopsgate-Street un jeunehomme dont le vieux père avec sa tête grise attendait son arrivéeau pied de la potence pour l’embrasser, et s’assit là par terre,jusqu’à ce qu’on eût descendu le corps. On lui aurait bien faitcadeau du cadavre de son fils ; mais il n’avait ni corbillard,ni bière, ni rien pour l’emporter : il était troppauvre ! il fallut qu’il se contentât de la satisfaction demarcher tout bonnement à côté de la charrette qui ramenait sonenfant à la prison, essayant, le long du chemin, de toucher aumoins sa main sans vie.

Mais la foule avait oublié ces détails, ou, sielle n’en avait pas perdu la mémoire, elle ne s’en souciaitguère ; et, pendant qu’une multitude nombreuse se battait ettempêtait pour s’approcher du gibet devant Newgate, afin d’y jeterun dernier coup d’œil avant de s’en séparer, il y en avait uneautre qui suivait l’escorte du pauvre Barnabé, pour aller grossirla foule qui l’attendait sur les lieux.

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