Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 5

 

Dans le catalogue des grâces inépuisables quele ciel a faites à l’homme, celle qui doit occuper la premièreplace, c’est, sans contredit, la faculté que nous avons de trouverquelques germes de consolation dans nos plus rudes épreuves :et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous ranime et noussoutient quand nous avons le plus besoin de secours ; maisc’est aussi parce que, dans cette source de consolations, il y aquelque chose, à ce que nous pouvons croire, qui émane de l’espritdivin ; quelque chose de cette bonté suprême qui démêle aumilieu de nos fautes une qualité qui les rachète, quelque choseque, même dans notre chute, nous partageons avec les anges ;qui remonte au bon vieux temps où ils parcouraient la terre, etque, en partant, ils ont laissée derrière eux, par pitié pournous.

Que de fois, pendant leur voyage, la veuve serappela, d’un cœur reconnaissant, que, si Barnabé était si gai etsi aimant, il le devait surtout à l’infirmité de son esprit !Que de fois elle se répétait que, sans cela, il aurait été triste,morose, dur, éloigné d’elle, qui sait ? méchant et cruel,peut-être ! Que de fois elle trouva une consolation dans laforce de son fils, une espérance dans la simplicité de sanature ! Le monde était pour lui un monde de bonheur. Il n’yavait pas un arbre, une plante, une fleur, un oiseau, une bête, unfaible insecte déposé sur l’herbe par le souffle de la brise d’été,qui ne fût un plaisir pour lui ; et le plaisir de son filsétait aussi le sien. Dans les conditions de sa vie, que de filsplus sensés auraient été pour elle un sujet de chagrin, pendant quece pauvre idiot, avec la faiblesse de son esprit, remplissait lecœur de sa mère d’un sentiment de reconnaissance et d’amour !Leur bourse était bien légère : mais la veuve avait retenupour elle une guinée du petit trésor qu’elle avait compté dans lamain de l’aveugle ; avec quelques pence qu’elle avait ramassésd’ailleurs, cela valait, pour leurs habitudes frugales, une bonnesomme à la banque. Ils avaient, de plus, Grip avec eux ; etsouvent, quand il aurait fallu changer la guinée, ils n’avaientqu’à lui faire donner une représentation à la porte de quelquecabaret, ou sur la place d’un village, ou devant quelque maison decampagne, pour obtenir du caquet amusant de l’oiseau quelquesecours, qu’ils n’auraient pas obtenu de la charité des gens.

Un jour, car ils avançaient lentement, et,malgré les carrioles et les charrettes où on voulait bien lesrecevoir quelquefois un bout de chemin, ils furent près d’unesemaine en voyage, Barnabé, le corbeau sur l’épaule, et marchantdevant sa mère, demanda la permission au concierge d’allerseulement jusqu’à un château sur la route, au bout de l’avenue,pour montrer son oiseau. Le brave concierge avait bonne envie delui en accorder la permission, et s’y disposait sans doute, quandun gros gentleman, un fouet de chasse à la main, et la figureanimée comme s’il avait bu un bon coup le matin, vint à cheval à lagrille, en jurant et tempêtant plus qu’il n’était nécessaire pourse la faire ouvrir à l’instant.

« Avec qui donc êtes-vous là ?dit-il tout en colère au concierge, qui lui ouvrait la grille àdeux battants en lui ôtant son chapeau. Qu’est-ce que c’est que cesgens-là ? hein ? Vous êtes une mendiante, n’est-ce pas,la femme ? »

La veuve répondit, avec une humble révérence,qu’ils étaient de pauvres voyageurs.

« Des coureurs, dit le gentleman, desvagabonds. Vous avez donc envie que je vous fasse faireconnaissance avec le violon, hein ? le violon, le billot et lefouet ? d’où venez-vous ? »

Elle, d’un ton timide, en le voyant rouge defureur et en entendant sa grosse voix, le pria de ne pas se fâcher,car ils ne faisaient pas de mal et allaient se remettre en routesur-le-champ.

« Ah ! voyez-vous ça ? vouscroyez que nous allons laisser rôder des vagabonds par ici ?Je sais bien ce que vous venez faire. Vous venez voir s’il n’y apas du linge qui sèche sur les haies, ou quelque poulet égaré surles chemins. Hein ? Qu’est-ce que tu as là dans ton panier,grand fainéant ?

– Grip, Grip, Grip, Grip le malin, Griple savant, Grip l’habile homme, Grip, Grip, Grip, cria le corbeau,que Barnabé s’était empressé de renfermer à l’approche du monsieuren colère. Je suis un démon, je suis un démon. N’aie pas peur, mongarçon. Hourra ! coa, coa, coa. Polly, mets sur le feu labouilloire, nous allons prendre le thé.

– Sors-moi cette vermine, drôle, dit legentleman, que je la voie. »

Barnabé, sur une invitation si gracieuse, pritson oiseau avec crainte et tremblement, et le posa à terre. Grip nese sentit pas plutôt libre qu’il déboucha au moins cinquantebouteilles à la file et se mit à danser, regardant en même temps legentleman avec une insolence sans pareille, et tournant de côté satête en spirale, comme s’il avait juré de la démancher.

Les glouglous du bouchon parurent faire plusd’impression sur l’esprit du gentleman que le babil de l’oiseau,sans doute parce qu’ils répondaient mieux à ses habitudes et à sesgoûts. Il voulut lui faire répéter cet exercice ; mais, malgréses ordres péremptoires et les cajoleries de Barnabé, Grip restasourd à la requête et garda un morne silence.

« Viens me l’amener, » dit legentleman en montrant du doigt le château. Mais Grip, qui nes’endormait pas, s’était douté de la chose, et se mit à sauterdevant eux, échappant à la poursuite de son maître ; ilbattait des ailes et criait en courant :« Marguerite, » afin d’annoncer à la cuisinière qu’ilarrivait de la compagnie, pour laquelle elle ferait bien depréparer une petite collation.

Barnabé et sa mère, chacun de leur côté,accompagnaient le gentleman qui, du haut de son cheval, lesregardait, de temps en temps, d’un œil fier et farouche, vociférantpar-ci par-là quelque question dont Barnabé trouvait le ton sisévère que, dans son trouble, il n’y faisait point de réponse. Cefut dans une occasion de ce genre que, voyant le gentleman disposéà le châtier à coups de fouet, la veuve prit la liberté del’informer à voix basse, et la larme à l’œil, que son fils étaitimbécile.

« Tu es donc idiot, hein ? dit legentleman en regardant Barnabé. Y a-t-il longtemps que tu esidiot ?

– La mère sait ça, dit timidementBarnabé. Moi je crois que je l’ai toujours été.

– C’est de naissance, dit la veuve.

– Je ne crois pas ça, dit le gentleman,je n’en crois pas un mot. C’est une excuse pour faire le paresseux.Il n’y a rien de bon comme le fouet pour guérir ça tout de suite.Je vous réponds qu’il ne me faudrait pas dix minutes pour lui fairepasser cette maladie-là.

– Le ciel y a mis vingt-deux ans déjà,monsieur, sans y réussir, dit la veuve avec douceur.

– Alors, pourquoi ne le faites-vous pasenfermer ? Nous payons pourtant assez cher en province pources institutions-là, que Dieu confonde ! Mais c’est que vousaimez mieux le promener pour demander l’aumône, comme de raison.Oh ! je vous connais bien. »

Or, ce gentleman avait plusieurs petitssurnoms d’amitié dans ses connaissances. Les uns l’appelaient« un gentilhomme campagnard de la bonne roche, » d’autres« un gentilhomme campagnard du bon temps, » d’autres« un Nemrod, » d’autres « un Anglais pursang, », d’autres « un vrai John Bull ; » maistous ils s’accordaient en un point : c’est que c’était biendommage qu’il n’y en eût pas beaucoup comme lui, et que c’était làce qui faisait que le pays marchait tous les jours à sa ruine. Ilétait juge de paix : il savait à peine écrire son nomlisiblement ; mais il avait des qualités de premier ordre.D’abord, il était très sévère pour les braconniers ; ensuiteil n’y avait pas de meilleur tireur, de cavalier plusintrépide ; nul n’avait de meilleurs chevaux, de meilleurschiens ; il mangeait de la viande, il buvait du vin commepersonne ; il n’y avait pas, dans tout le comté, un hommecomme lui pour se coucher tous les soirs plus aviné, sans qu’il yparût le lendemain matin. Il se connaissait en bêtes chevalinesaussi bien qu’un vétérinaire ; il avait des connaissances enécurie, qui faisaient honte à son premier cocher. Il n’avait pas unporc dans ses étables qui pût se vanter d’être aussi glouton queson maître. Il n’avait pas un siège au Parlement en personne, maisil était extrêmement patriote, et menait ses gens au vote haut lamain. C’était un des plus chauds partisans de l’Église et del’État, et il n’aurait pas, au grand jamais, donné un bénéfice deson ressort à un curé qui n’aurait pas justifié de boire ses troisbouteilles à son repas, et de chasser le renard dans la perfection.Il n’avait aucune confiance dans l’honnêteté des pauvres gens quiavaient le malheur de savoir lire et écrire, et, dans le fond del’âme, il n’avait pas encore pardonné à sa femme d’en savoirlà-dessus plus long que lui. Bien entendu qu’il avait épousé cettedame pour cette bonne raison que ses amis appelaient « labonne vieille raison anglaise, » à savoir que les deuxpropriétés se touchaient. Bref, si nous appelons Barnabé un idiotet Grip une créature de pur instinct animal, je ne sais plus tropcomment qualifier notre gentilhomme.

Il poussa jusqu’à la porte d’une bellehabitation où l’on montait par un perron ; au bas des marchesse tenait un domestique pour prendre le cheval. Puis il lesconduisit dans un grand vestibule qui, tout spacieux qu’il était,sentait encore les orgies de la veille. Des manteaux de cheval, descravaches, des brides, des bottes à revers, des éperons, etc.,étaient épars de tous côtés et composaient, avec quelques grandsandouillets et des portraits de chevaux et de chiens, le principalembellissement de la pièce.

Il se jeta dans un grand fauteuil, qui, parparenthèse, lui servait souvent à ronfler, la nuit, quand il setrouvait que, ces jours-là, il avait été, selon ses admirateurs,plus beau gentilhomme campagnard encore que de coutume ; et ildonna l’ordre au valet de dire à sa maîtresse de descendre ;et aussitôt on vit, un peu agitée, à ce qu’il semblait, par cetappel inaccoutumé, paraître une dame beaucoup plus jeune que lui,qui n’avait pas l’air d’être bien forte de santé, ni bienheureuse.

« Tenez ! vous qui n’aimez pas àsuivre les chiens en bonne Anglaise, regardez-moi ça ; ça vousfera peut-être plus de plaisir. »

La dame sourit, s’assit à quelque distance delui, et jeta sur Barnabé un regard de commisération.

« C’est un idiot, à ce que dit cettefemme, remarqua le gentleman, en secouant la tête, quoique je necroie pas ça.

– Est-ce que vous êtes sa mère ?demanda la dame.

– Oui, madame.

– Qu’est-ce que vous avez besoin de luidemander ça ? dit le gentleman en fourrant ses mains dans sesgoussets ; vous savez bien qu’elle ne dira pas non. Il estprobable que c’est un imbécile qu’elle aura loué à tant par jour.Là ! voyons ! faites-lui faire quelque chose. »

Cependant Grip avait retrouvé sacivilité : il voulut bien condescendre, à la prière deBarnabé, à répéter son vocabulaire et à exécuter toutes sesgentillesses avec le plus grand succès. Le tire-bouchon, glou etl’encouragement ordinaire : « N’aie pas peur, mongarçon, » amusèrent si bien le gentleman, qu’il demanda bispour cette partie du rôle : mais Grip rentra dans son panier,et finit par refuser décidément d’ajouter un mot de plus. La dameaussi prit beaucoup de plaisir à l’entendre ; mais rien nedivertit son mari comme l’obstination de l’animal dans sonrefus : il en poussa des éclats de rire à faire trembler lamaison, et demanda combien il valait.

Barnabé eut l’air de ne pas comprendre laquestion, et probablement il ne la comprenait pas.

« Son prix ? dit le gentleman,faisant sonner de l’argent dans son gousset. Qu’est-ce que vous envoulez ? Combien ?

– Il n’est pas à vendre, réponditBarnabé, se dépêchant de fermer le panier et d’en passer lacourroie dans son col. Mère, allons-nous-en !

– Voyez-vous comme c’est un idiot, madamela savante ? dit le gentleman, jetant à sa femme un regardméprisant. Il n’est déjà pas si bête pour faire valoir samarchandise. Et vous, la vieille, voyons ! Qu’est-ce que vousen voulez ?

– C’est le fidèle camarade de mon fils,dit la veuve ; il n’est pas à vendre, monsieur, je vousassure.

– Pas à vendre ! cria le gentleman,dix fois plus rouge, plus enroué, plus tapageur que jamais ;pas à vendre !

– Je vous assure que non, répondit-elle.Nous n’avons jamais eu l’idée de nous en séparer, monsieur ;c’est la vérité pure. »

Il allait évidemment faire quelque répliqueviolente, lorsque, ayant attrapé au passage quelques mots prononcéstout bas par sa femme, il se tourna vivement vers elle pour luidire : « Hein ? quoi ?

– Je dis que nous ne pouvons pas lesforcer à vendre leur oiseau s’ils ne veulent pas, répondit-elled’une voix faible. S’ils préfèrent le garder…

– S’ils préfèrent le garder !répéta-t-il après elle. Des gens comme ça, qui traînent dans lepays pour vagabonder et voler de toutes mains, préférer garder unoiseau, quand un propriétaire terrier, un juge de paix, demande àl’acheter ! Voilà une vieille femme qui a été à l’école !c’est bien facile à voir. Ne me dites pas que non, cria-t-il detous ses poumons à la veuve. Moi, je vous dis que si. »

La mère de Barnabé se reconnut coupabled’avoir été à l’école ; mais, disait-elle, il n’y avait pas demal à ça.

« Pas de mal ! Non, pas demal ! pas de mal à ça, vieille rebelle, pas le moindre mal. Sij’avais seulement ici mon greffier, je te ferais tâter du billot,ou je te fourrerais dans la geôle pour apprendre à rôder à droite,à gauche, à l’affût d’un tas de menus larcins, bohémienne que tues. Ici, Simon, jetez-moi ces filous-là dehors, et qu’on les metteà la porte, par la grand’route. Ah ! vous ne voulez pas vendrecet oiseau, et vous venez mendier ici l’aumône ! S’ils nedétalent pas plus vite que ça, mettez-moi les chiens à leurstrousses. »

Ils n’attendirent pas leur reste et se mirentà se sauver en toute hâte, laissant le gentleman tempêter toutseul, car la pauvre dame s’était déjà retirée auparavant, et firenten vain tout ce qu’ils purent pour faire taire Grip, qui, excitépar le bruit, déboucha des bouteilles tout le long de l’avenue, dequoi régaler une ville entière, apparemment pour se réjouirméchamment d’avoir été la cause de tout ce tapage. Ils étaient déjàpresque arrivés à la loge du concierge, quand un autre domestique,sorti des massifs voisins, en faisant semblant de les presser des’en aller, mit un écu dans la main de la veuve, en lui disant toutbas que c’était de la part de la dame, et ferma doucement sur euxla porte.

Quand la veuve s’arrêta avec son fils à laporte d’un cabaret, à quelques milles de là, et qu’elle entenditvanter par ses amis le caractère du juge de paix, en songeant à cetincident, elle ne put s’empêcher de penser qu’il faudrait peut-êtrequelque chose de plus qu’une capacité d’estomac remarquable et ungoût prononcé pour les chenils et les écuries, pour former unparfait gentilhomme campagnard, ou un Anglais pur sang, ou un vraiJohn Bull, et que peut-être aussi c’était abuser de ces éloges quede les déshonorer ainsi dans l’application. Elle ne se doutaitguère alors qu’une circonstance si futile dût avoir jamais quelqueinfluence sur leur sort ; mais elle ne l’apprit que trop dutemps et de l’expérience.

« Mère, dit Barnabé, pendant qu’ilsétaient assis le lendemain sur un chariot qui devait les menerjusqu’à dix milles de la capitale, nous allons commencer,m’avez-vous dit, par aller à Londres ; y verrons-nousl’aveugle ? »

Elle allait lui répondre : « Dieunous en garde ! » mais elle se retint et se contenta delui dira : « Non, je ne crois pas. Pourquoi cettequestion ?

– C’est un homme d’esprit, dit Barnabéd’un air pensif ; je voudrais bien me retrouver encore aveclui. Qu’est-ce qu’il disait donc des foules ? Que l’or setrouvait dans les endroits où il y avait de la foule, et non pasparmi les arbres, ni dans des endroits si tranquilles ? Ilavait l’air d’aimer ça ; et, comme il ne manque pas de foule àLondres, je crois bien que je le trouverai là.

– Mais, mon cher enfant, pourquoi donctenez-vous tant à le voir ?

– Parce que, dit Barnabé en la regardantd’un air sérieux, il me parlait de l’or, qui est une chose bienprécieuse, et que vous-même, vous avez beau dire, vous voudriezbien en avoir, j’en suis sûr. Et puis, il n’a fait que paraître etdisparaître d’une manière si étrange ! Il m’a rappelé cesvieux bonshommes à tête grise, qui viennent quelquefois au pied demon lit, la nuit, me dire un tas de choses que je ne puis plus merappeler le lendemain, quand il fait jour. Il m’avait dit qu’il mereparlerait avant de partir : je ne sais pas pourquoi il nem’a pas tenu parole.

– Mais, mon cher Barnabé, je croyais quevous ne pensiez jamais, auparavant, à être riche ou pauvre, et jevous ai toujours vu content comme vous étiez. »

Il se mit à rire en la priant de lui répéterça. Puis il se mit à crier : « Hé ! hé !…oh ! oui ; » et recommença de rire. Mais bientôt illui passa une autre chose par la tête, qui chassa ce sujet de sonesprit, pour faire place elle-même à quelque autre rêve aussifugitif.

Cependant il était évident, par ce qu’ilvenait de dire, et par sa persévérance à revenir plusieurs foislà-dessus dans le courant de la journée et encore le lendemain, quela visite de l’aveugle et surtout ses paroles s’étaient fortementemparées de son esprit. L’idée de la richesse lui était-ellevraiment venue, pour la première fois, en regardant ce soir-là lesnuages dotés dans le ciel, quoiqu’il eût eu souvent sous les yeuxdes images pareilles auparavant à l’horizon ? Ou bien était-celeur vie misérable et pauvre qui, par contraste, lui avait, depuislongtemps, mis cette idée dans la tête ? Ou bien fallait-ilcroire, comme il le pensait, que c’était l’assentiment fortuitdonné par l’aveugle à ces pensées, qu’il couvait dans son espritqui l’avait décidé ? Serait-ce, enfin, qu’il avait été frappédavantage de cette circonstance, parce que c’était le premieraveugle avec lequel il avait jamais fait conversation ?C’était un mystère pour la mère. Elle fit tout ce qu’elle put pourobtenir quelque éclaircissement, mais ce fut en vain : il estprobable que Barnabé lui-même ne s’en rendait pas compte.

Elle était très malheureuse de lui voirtoucher cette corde ; mais tout ce qu’elle pouvait faire,c’était de l’amener doucement à quelque autre sujet pour chassercelui-là de son esprit. Quant à le mettre en garde contre leurvisiteur, à montrer quelque crainte ou quelque soupçon à cet égard,elle craignait que ce ne fût plutôt le moyen de redoubler l’intérêtque lui portait déjà Barnabé, et de lui faire souhaiter davantagela rencontre après laquelle il soupirait ; elle espérait, ense plongeant dans la foule, échapper à la poursuite terriblequ’elle fuyait ; puis ensuite, en s’échappant de Londres avecprécaution pour aller plus loin, elle voulait, si c’était possible,aller encore chercher une retraite inconnue où elle pût trouver lasolitude et la paix.

À la fin, ils arrivèrent à la station où ondevait les déposer, à dix milles de Londres, et y passèrent lanuit, après avoir fait marché avec un autre voiturier, moyennantpeu de chose, pour se faire emmener le lendemain dans une carriolequi s’en retournait à vide, et qui devait partir à cinq heures dumatin. Le voiturier fut exact, la route était bonne, sauf un peu depoussière que la chaleur et la sécheresse rendaientétouffante ; et, à sept heures du matin, le 2 juin 1780, quiétait un vendredi, ils mirent pied à terre au bas du pont deWesminster, prirent congé de leur conducteur, et se trouvèrentseuls ensemble sur le pavé brûlant ; car la fraîcheur que lanuit répand sur ces carrefours populeux était déjà partie, et lesoleil brillait dans tout son lustre.

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