Barnabé Rudge – Tome II

Chapitre 37

 

Ce n’est pas du côté de la Clef d’orque le vieux John alla faire son petit tour de promenade : carentre la Clef d’or et le Lion Noir il y a tout unvoyage de rues à la file, comme le savent bien ceux qui connaissentles distances respectives de Clerkenwell et de White-Chapel, etM. Willet était connu pour n’être pas un fameux piéton. Maisla Clef d’or se trouve sur notre chemin, si elle n’étaitpas sur le sien ; ce chapitre va donc nous suivre, s’il vousplaît, à la Clef d’or.

La Clef d’or en personne, cet emblèmenaturel de l’état de serrurier, avait été jetée à bas par lesémeutiers, et foulée injurieusement sous leurs pieds. Mais, en cemoment, on l’avait remontée à sa place, dans toute la gloire d’unenouvelle couche de peinture, et jamais elle n’avait eu si bonnemine.

Elle n’était pas la seule. Toute la façade dela maison était élégante et coquette : on l’avait si bienrafraîchie du haut en bas, que, s’il restait encore quelques-unsdes perturbateurs, qui étaient venus l’attaquer, la vue de ce bonvieux logis, rajeuni et prospère, devait être pour eux un verrongeur, un vrai crève-cœur.

Cependant les volets de la boutique étaientclos ; les jalousies du premier étage étaient toutesabaissées, et, au lieu de la gaieté qui régnait d’ordinaire dans lamaison, on lui voyait un extérieur triste et comme un air de deuil,que les voisins, accoutumés à voir autrefois entrer et sortir lepauvre Barnabé, n’avaient pas de peine à comprendre. La porte étaitentre-bâillée, mais on n’entendait pas le marteau surl’enclume ; le chat était ronflant accroupi sur les cendres dela forge : tout était désert, sombre et silencieux.

M. Haredale et Édouard Chester serencontrèrent sur le seuil de la porte. Le jeune homme céda le pasà l’autre, et, après être entrés tous les deux d’un air defamiliarité qui semblait indiquer qu’ils attendaient là quelquechose, et qu’on était accoutumé à les laisser entrer et sortir sansles questionner, ils fermèrent la porte derrière eux.

Ils entrèrent dans l’ancien parloir, montèrentl’escalier à pic, façonné à l’ancienne mode, et tournèrent à droitedans la belle salle, l’orgueil et la gloire de Mme Varden,autrefois le théâtre des labeurs domestiques de Miggs.

« D’après ce que m’a appris Varden, ditM. Haredale, il a amené la mère ici hier au soir.

– Oui, répondit Édouard ; elle est àprésent au second, dans la chambre au-dessus. On dit que sa douleurpasse toute croyance. Je n’ai pas besoin de vous dire, vous lesavez d’avance, que le soin, l’humanité, la sympathie de ces bravesgens, sont sans limites.

– Je m’en doute. Que le ciel lesrécompense de cet acte de bonté et de bien d’autres ! Vardenn’est pas ici ?

– Il est retourné avec votre messager,qui l’a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehorstoute la nuit… mais cela, vous le savez bien, puisqu’il en a passéla plus grande partie avec vous.

– C’est vrai. Si je ne l’avais pas eu,c’est comme s’il m’eût manqué mon bras droit : il a beau êtreplus âgé que moi, rien ne l’arrête.

– C’est bien le cœur le plus ferme et ence moment l’homme le plus gai de la terre.

– Il en a bien le droit. Il en a bien ledroit. Il n’y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il nefait que récolter ce qu’il a semé… Ce n’est que trop juste.

– Tout le monde, dit Édouard après unmoment d’hésitation, n’a pas le bonheur de pouvoir en direautant.

– Il y en a plus que vous ne croyez,reprit M. Haredale ; seulement nous, nous faisons plusd’attention au temps de la moisson qu’à celui des semailles ;voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui meconcerne. »

Le fait est que son visage pâle, ses yeuxhagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d’influence sur laréflexion qu’Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, nesut que répondre.

« Bah ! bah ! ditM. Haredale, votre allusion n’était pas difficile à deviner.Mais, c’est égal, vous vous êtes trompé. J’ai eu ma part dechagrins, plus que ma part, peut-être ; mais je n’ai pas su lasupporter comme il fallait. J’ai rompu, quand j’aurais dû plier.J’ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j’aurais dûemployer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures dubon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux quidonnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j’aitourné le dos au monde, et j’en subis la peine. » Édouardallait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas letemps.

« Il est trop tard, continua-t-il, pouren éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que,si j’avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute…non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, paramour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je reculepar instinct devant l’idée de souffrir une seconde fois tout ce quej’ai souffert, et c’est dans cette circonstance que je puise latriste assurance que je serais encore le même, quand je pourraiseffacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guidel’expérience que j’ai déjà faite.

– Non, non ; vous ne vous rendez pasjustice, dit Édouard.

– Vous croyez cela, réponditM. Haredale, et j’en suis bien aise. Mais je me connais mieuxque personne, et c’est ce qui fait que je n’ai pas en moi tant deconfiance. Passons à un autre sujet de conversation… qui,d’ailleurs, n’est pas aussi éloigné du premier qu’on pourrait lecroire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, etelle vous est toujours attachée.

– J’en tiens l’assurance de sa bouchemême, dit Édouard, et vous savez… je suis sûr que vous n’en doutezpas… que je n’échangerais pas cet aveu contre toute autrebénédiction que le ciel voudrait m’octroyer.

– Vous êtes un jeune homme franc,honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez portéla conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois.Attendez ici mon retour. »

En même temps il quitta la chambre, et revintl’instant d’après avec Mlle Haredale.

« La première et seule fois, dit-il, enles regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensembletous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous aienjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d’y revenirjamais.

– C’est le seul détail de l’histoire denotre amour que j’aie oublié, reprit Édouard.

– Vous portez un nom, ditM. Haredale, que je n’ai que trop de raisons de me rappeler.J’étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d’injures quim’étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, mêmeen ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu’alors oujamais j’aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plusardents pour son bonheur, ou que j’aie agi en cela (je reconnais dureste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique,sincère, de remplacer près d’elle, autant que je le pouvais dumoins, le père qu’elle avait perdu.

– Cher oncle, dit Emma en pleurant, jen’ai jamais connu d’autre père que vous. Ma mère et mon père nem’ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j’ai puvous aimer toute ma vie. Jamais père n’a été plus tendre pour sonenfant que vous ne l’avez été pour moi, depuis le premier momentque je puis me rappeler jusqu’au dernier.

– Vous me parlez avec trop de tendresse,répondit-il, et pourtant je n’ai pas le courage de souhaiter quevous me jugiez moins favorablement : j’ai trop de plaisir àentendre ces mots de votre bouche, comme j’en aurai toujours à meles rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur dema vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ;elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et,quoique je sache bien qu’en la remettant entre vos mains je mets lesceau à son bonheur futur, je sens qu’il me faut un effort pour m’yrésigner. »

Il la pressa tendrement contre son sein et,après une minute de silence, il reprit :

« J’ai eu tort avec vous, monsieur, et jevous en demande pardon… ce n’est pas ici une formule banale, ni unregret affecté : c’est l’expression vraie et sincère de mapensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu’ila été un temps où je me suis rendu complice par connivence d’unetrahison dont le but était de vous séparer à jamais… car, si je n’yai point trempé moi-même, j’ai du moins laissé faire : je m’enconfesse coupable.

– Vous vous jugez trop sévèrement, ditÉdouard. Laissons cela de côté.

– Non, cette trahison se dresse pour macondamnation ; je regarde en arrière, et ce n’est pasaujourd’hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas meséparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car jen’ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, etj’ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude àlaquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.

– Vous n’emporterez de nous deux,dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir devotre Emma… qui vous doit tant d’amour et de respect… avec aucunautre sentiment que celui d’une affection et d’une reconnaissanceéternelles pour le passé, et les vœux les plus ardents pour votrefélicité à venir.

– L’avenir, reprit son oncle avec unsourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et sonimage doit vous apparaître entourée d’une guirlande de joyeusesespérances. Mais, pour moi, c’est autre chose : puisse-t-ilêtre seulement un temps de paix, exempt de soucis et dehaine ! Quand vous quitterez l’Angleterre, je la quitteraicomme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile,maintenant que les deux grands vœux de ma vie sont satisfaits. Celavous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux,et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons ! nousen reparlerons… plutôt deux fois qu’une, et je vous demanderai,Emma, vos bons conseils.

– Pour les suivre ? lui dit sanièce.

– Au moins les écouterai-je, répondit-ilen l’embrassant, et je vous promets que je les prendrai enconsidération. Voyons ! n’ai-je pas encore quelque chose àvous dire ? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps.Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté lescirconstances du passé qui avaient causé votre séparation et seméentre nous le soupçon et la défiance.

– Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux,répéta tout bas Emma.

– J’avoue la part que j’y ai prise àcette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Celaprouve qu’on ne doit jamais s’écarter, si peu que ce soit, du bonchemin, du chemin de l’honneur, sous le prétexte spécieux que lafin justifie les moyens. Quand la fin qu’on se propose est bonne,il faut l’obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sontdes méchants, et il n’y a rien de mieux à faire que de les regardercomme tels et de ne point se faire leur complice. »

Il détourna ses yeux de sa nièce pour lesreporter sur Édouard, et lui dit d’un ton plus doux :

« Vous avez maintenant presque autant defortune l’un que l’autre. J’ai été pour elle un intendant fidèle,et à ce qui lui reste des biens autrefois plus considérables de sonpère, je désire ajouter, comme gage de mon affection, une pauvrepitance qui ne vaut pas la peine d’en parler, et dont je n’ai plusbesoin. Je suis bien aise que vous alliez voyager à l’étranger. Quenotre maison maudite reste en ruines ! Quand vous reviendrezaprès quelques années prospères, vous en ferez bâtir une meilleure,et, j’espère, plus fortunée. Voulez-vous faire lapaix ? »

Édouard prit la main que lui tendait Haredale,et la serra cordialement.

« Vous ne mettez ni retard ni froideurdans votre réponse, dit M. Haredale, en lui rendant unepoignée de main aussi chaleureuse, et maintenant, que je vousconnais, je me dis, quand je vous regarde, que vous êtes bienl’homme que j’aurais voulu lui choisir pour époux. Son père étaitd’un caractère généreux, et vous lui auriez convenu tout à fait. Jevous la donne en son nom, et je vous bénis pour lui. Si le monde etmoi, nous nous séparons là-dessus, nous nous serons séparés enmeilleurs termes que nous n’avons vécu ensemble depuislongtemps. »

Il la mit dans les bras de son mari, et ilallait quitter la chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, surle pas de la porte, par un grand bruit dans le lointain, qui lesfit tressaillir en silence.

C’était un tumulte éclatant, mêléd’acclamations frénétiques qui déchiraient l’air. Les clameursapprochaient de plus en plus à chaque moment, avec tant de rapiditéque, rien que le temps d’y prêter l’oreille, elles éclatèrent enune confusion de sons assourdissants au coin de la rue.

« Il faut mettre ordre à ça… il fautapaiser ce tapage, dit M. Haredale avec vivacité. Nous aurionsdû y penser et l’empêcher. Je vais les trouver àl’instant. »

Mais, avant qu’il pût atteindre la porte de larue, avant qu’Édouard eût eu seulement le temps de prendre sonchapeau pour le suivre, ils furent encore arrêtés par un criperçant, qui, cette fois, partait du haut de l’escalier. En mêmetemps la femme du serrurier se précipita dans la chambre, etcourant tout bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale,elle s’écria :

« Elle sait tout, cher monsieur… ellesait tout. Nous lui en avons dit quelques mots petit à petit, etmaintenant elle est toute préparée. »

Après cette communication, accompagnée desactions de grâces les plus ferventes pour remercier Dieu de cenouveau bienfait, la bonne dame, fidèle à l’usage classique desmatrones dans toutes les occasions d’une émotion vive, se pâma toutde suite.

Ils coururent à la fenêtre, levèrent lechâssis, et regardèrent dans la rue encombrée par la foule. Aumilieu d’une immense multitude parmi laquelle il n’y avait pas unepersonne qui restât un moment en repos, on voyait en plein la bonnegrosse et rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, àgauche, comme s’il luttait contre une mer agitée. Tantôt il étaitemporté vingt pas en arrière, tantôt poussé en avant presquejusqu’à la porte ; puis emporté par un nouveau flot, puispressé contre le mur d’en face, puis contre les maisons attenantesà la sienne, puis soulevé jusque sur un perron où les bras d’unecinquantaine de gens le poursuivaient de leurs saluts, pendant quetous les autres, dans le plus grand tumulte, s’égosillaient àl’applaudir de toutes leurs forces. Quoique véritablement il fût endanger de se voir mettre en morceaux par l’enthousiasme général, leserrurier, aussi rassuré que jamais, répondait à leurs acclamationspar les siennes, jusqu’à s’en faire mal à la gorge, et, dans unélan de joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tantd’ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et laforme.

Mais au milieu de tout cela, ballotté de mainen main, avançant un pas, reculant deux, poussé, bousculé comme ilétait, il n’en reparaissait que plus jovial et plus radieux aprèschaque assaut. La paix de son âme n’en était pas plus affectée ques’il avait volé comme une plume sur la surface de l’eau et il n’entenait pas moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un brasserré contre le sien ; c’était celui d’un ami vers lequel ilse tournait de temps en temps pour lui frapper sur l’épaule, oubien pour lui glisser un mot d’encouragement solide, ou bien pourl’égayer par un sourire ; mais avant tout, son soin constantétait de le défendre contre l’empressement indiscret de la foule,et de lui ouvrir un passage pour le faire entrer à la Clefd’or. Passif et timide, effarouché, pâle, étonné, regardant lafoule comme s’il venait de ressusciter des morts, et qu’il seconsidérât lui-même comme un revenant au milieu des vivants,Barnabé… non pas Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé enchair et en os, avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, uncœur qui battait bien fort, et des émotions violentes… se pendaitau bras de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissantconduire par lui comme un enfant.

C’est ainsi qu’à la fin des fins ilsatteignirent la porte, que des mains complaisantes tenaient touteprête en dedans pour les recevoir. Alors, se glissant parl’ouverture, et repoussant de vive force la foule de ses pétulantsadmirateurs, Gabriel ferma la porte derrière lui, et se trouvaentre M. Haredale et Édouard Chester, pendant que Barnabé nefaisait qu’un bond au haut de l’escalier et tombait à genoux aupied du lit de sa mère.

« Bénie soit la fin de la plus heureuseet de la plus rude besogne que nous ayons faite de notre vie !dit à M. Haredale le serrurier haletant. Les mâtins !avons-nous eu du mal à nous en débarrasser ! En vérité, j’aivu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés, nous allions yrester. »

Ils avaient employé toute la journéeprécédente à tâcher d’arracher Barnabé à son triste destin. Trompésdans leurs tentatives auprès des premières autorités auxquelles ilss’étaient adressés, ils les renouvelèrent d’un autre côté. Encorerepoussés par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieude la nuit, et finirent par parvenir, non seulement jusqu’au jugeet au jury qui l’avaient condamné, mais jusqu’à des personnagesinfluents à la cour, jusqu’au jeune prince de Galles, et jusqu’àl’antichambre du roi lui-même, ayant enfin réussi à éveillerquelque intérêt en sa faveur, et à donner l’envie d’examiner soncas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec leministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d’uneenquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par lesattestations en faveur d’un pauvre garçon qu’ils connaissaientdepuis son enfance, fut qu’entre onze heures et midi le pardonabsolu da Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un cavalierpour le porter en toute hâte au lieu de l’exécution. Le messager degrâce arriva sur les lieux juste au moment où on voyait déjàparaître la fatale charrette ; et, pendant qu’elle remportaitBarnabé à la prison, M. Haredale, après s’être assuré que toutétait fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square à laClef d’or, laissant à Gabriel l’agréable tâche de leramener chez lui en triomphe.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, fitobserver là-dessus le serrurier après avoir donné des poignées demain à tous les hommes de la maison, et serré dans ses bras toutesles femmes plus de quarante-cinq fois, qu’excepté entre nous, enfamille, ce n’est pas moi qui ai voulu en faire un triomphe ;mais nous n’avons pas été plus tôt dans la rue qu’on nous areconnus, et alors a commencé le vacarme. Si on me donnait le choixentre les deux, ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie,et après avoir éprouvé l’un et l’autre, je crois que j’aimeraisencore mieux me voir enlevé de ma maison par une bande d’ennemisqu’escorté à la maison par une émeute d’amis. »

Mais on voyait bien que c’était seulement dela part de Gabriel une façon de parler, et qu’au contrairel’affaire, d’un bout à l’autre, lui causait un plaisirextrême ; car le peuple continuant son tapage au dehors, etredoublant ses acclamations comme s’il venait de prendre desgosiers de rechange, capables de durer au moins une quinzaine, ilenvoya chercher Grip au second étage ; Grip était revenu surle dos de son maître et avait reconnu les faveurs de la multitudeen tirant du sang de chaque doigt qui s’aventurait à la portée deson bec. Alors, prenant l’oiseau sur son bras, il se présentalui-même à la fenêtre du premier et agita encore son chapeau, sibien que cette fois il ne tenait plus qu’à un fil entre les quatredoigts et le pouce. Cette démonstration ayant été accueillie pardes vivats mérités, et le silence s’étant un peu rétabli, il lesremercia de leur sympathie, et, prenant la liberté de les informerqu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, il leur proposatrois hourras en faveur du roi Georges, trois autres en faveur dela vieille Angleterre, puis trois autres en faveur de n’importequi, pour la clôture. La foule y consentit, en substituantseulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de n’importe qui,et en lui en donnant un de plus, pour faire la bonne mesure ;puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi finit lacérémonie.

Toutes les félicitations échangées parmi leshabitants de la Clef d’or, quand on les eut laisséstranquilles ; le débordement de joie et de bonheur qu’ilsressentaient ; la difficulté où Barnabé en personne setrouvait de l’exprimer autrement qu’en allant comme un fou de l’unà l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, ayant recouvré plus de calme, ilvint s’étendre par terre auprès de la couche de sa mère, et y tombadans un profond sommeil ; tout cela n’a pas besoin de sedire ; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire, sic’était nécessaire à notre récit.

Avant de quitter cette scène charmante, nousferons bien de jeter un coup d’œil sur un tableau plus sombre etd’un genre tout différent, qui, cette nuit-là même, avait eu unpetit nombre de spectateurs.

C’était dans un cimetière, à l’heure deminuit ; il n’y avait d’autres assistants qu’Édouard Chester,un ministre, un fossoyeur, et les quatre porteurs d’une bièregrossière. Ils se tenaient tous debout autour d’une fossenouvellement creusée, et l’un des porteurs tenait à la main unelanterne sourde, la seule lumière qui éclairât ces lieux funèbres,pour répandre sa faible lueur sur le livre d’offices. Il la plaçaun moment sur le cercueil, avant de la descendre avec l’aide de sescompagnons. Le couvercle de la bière ne portait aucuneinscription.

La terre humide retomba avec un bruit solennelsur la dernière demeure de cet homme sans nom ; et le bruit dugravier laissa un triste écho même dans l’oreille endurcie de ceuxqui l’avaient porté à son dernier asile. La fosse fut rempliejusqu’au haut, puis aplanie en piétinant dessus, et ils s’enallèrent tous ensemble.

– Vous ne l’avez jamais vu de sonvivant ? demanda le ministre à Édouard.

– Pardon, souvent, mais il y a bien desannées, et je ne ne doutais pas que ce fût mon frère.

– Jamais depuis ?

– Jamais. J’ai voulu le voir hier, maisil s’y est refusé obstinément, malgré les instances répétées quej’ai fait faire auprès de lui.

– Et il a refusé de vous voir ? Ilfallait que ce fût un cœur endurci et dénaturé.

– Croyez-vous ?

– Vous avez l’air de n’être pas de monavis ?

– En effet. Nous entendons tous les joursle monde s’étonner de voir ce qu’il appelle des monstresd’ingratitude. Ne dirait-on pas qu’il s’attendait plutôt à voirpartout des monstres d’affection, comme si c’était la chose la plusnaturelle ? »

Cependant ils étaient arrivés à la porte de lagrille. Là ils se souhaitèrent bonne nuit, et s’en retournèrentchacun chez soi.

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